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CHAPITRE XVIII.

MANIE DE L'ordre.

L'amour de la régularité, l'ordre lui-même, cette qualité si précieuse, ne se transforme que trop souvent en une véritable passion, dont le moindre inconvénient est de rendre ridicule et insupportable celui qui en est l'esclave: tant il est vrai que les meilleures facultés deviennent une source de maux quand la sagesse ne sait pas en diriger l'emploi.

M. L***, d'une constitution bilioso-lymphatique, d'un caractère paisible, et d'un esprit assez orné, m'a paru l'un des types de l'ordre poussé jusqu'à la manie la plus originale et la plus innocente. Toutes les actions de ce singulier personnage étaient tellement pesées, mesurées, calculées; elles se répétaient chaque jour d'une manière si uniforme et si régulière, qu'on l'avait surnommé l'homme à la

minute.

Pendant cinquante années de sa vie, hiver comme été, indisposé ou bien portant, M. L*** se leva constamment à six heures, heure militaire; à six heures et demie, il entrait dans son cabinet, y épilait son visage, pour se dispenser de se raser, et se lavait ensuite à pleine eau. Cette eau lui servait d'abord au même usage pendant huit jours; les huit jours suivants, elle était réservée pour ses mains; en troisième lieu, elle était employée à arroser les fleurs. M. L*** tenait particulièrement à cette habitude;

jamais sa femme ne put parvenir à la lui faire quitter. D'après les mêmes principes d'ordre et d'é conomie, il ne changeait de chemise que le dimanche, de mouchoir que tous les quinze jours, et de cravate qu'au premier de l'an.

La toilette terminée, on faisait la prière en commun, puis on prenait le café, après quoi M. L*** se rendait à son crachoir. Là, sans aucune nécessité, il attendait une heure entière qu'une expectoration bienfaisante vint débarrasser ses bronches des mucosités dont elles devaient être tapissées. L'expectoration désirée finissait par arriver d'une manière plus ou moins naturelle: alors, seulement alors, notre homme rentrait joyeux dans son cabinet, où pendant près de trois heures il s'occupait de ranger ses papiers, ses meubles et ses livres. Un peu avant onze heures, il sortait pour aller à l'église, en revenait à midi moins un quart, et se mettait à lire jusqu'à deux heures moins dix. Ces dix minutes qui précédaient le dîner étaient exclusivement consacrées à lui faire place. Pendant le repas, toujours composé d'un potage et de deux plats posés avec symétrie, M. L*** tirait de sa poche un petit morceau de papier destiné à préserver la nappe des taches qu'aurait pu y faire la fourchette. Après quelques jours de service, ce papier était précieusement mis de côté pour un autre usage. A la sortie de table, quelque temps qu'il fit, promenade au Luxembourg, et jamais qu'au Luxembourg, allée des Veuves; rentrée au domicile vers quatre heures et demie, toujours par le même chemin; puis, lecture à haute voix jusqu'au souper, fût-on enrhumé, n'importe, c'é

tait la règle. Il n'est jamais arrivé à M. L*** de se mettre au lit passé neuf heures; il était si convaincu qu'à pareille heure tout le monde devait être couché, que plusieurs fois on dansa chez lui jusqu'à minuit, sans qu'il conçût le moindre soupçon de cette infraction aux règles de l'hygiène dans son petit gouvernement. Il s'en fallait de beaucoup que les fonctions digestives de l'homme à la minute fussent aussi régulières que ses idées ou que sa montre marine; assez souvent il était obligé de se lever la nuit, et c'est alors qu'il retrouvait sur sa table les flexibles porte-fourchettes rigoureusement classés d'après leur ordre chronologique.

La maladie et la mort de sa femme, qu'il aimait beaucoup, ne changèrent pas un iota à la symétrie de son existence. «Tout cela, disait-il, devait arriver, puisque ma pauvre femme était fort âgée, et qu'il est ordinaire que la maladie précède la mort. » Du reste, il lui prodigua les soins les plus assidus, avec sa ponctualité habituelle, mais sans faire paraître le moindre chagrin. Pendant la dernière nuit, il était auprès de sa chère malade, qu'il jugeait perdue, lorsque, la pendule ayant sonné neuf heures, il alla vite se coucher dans la même alcôve, après avoir autorisé le domestique à l'appeler dès que l'agonie commencerait. Éveillé vers onze heures, il se leva, s'habilla, se peigna, s'approcha ensuite du lit de sa bonne amie, l'engagea à faire à Dieu le sacrifice de sa vie, puis lui récita à haute voix les prières des agonisants. La malade avait à peine rendu le dernier soupir, qu'il s'était remis dans son lit, toujours dans la même alcôve: il ne tarda pas à s'y

endormir, et ronfla paisiblement jusqu'au lendemain matin, heure ordinaire. L'enterrement réglé par ses soins d'une manière convenable, M. L*** reprit et continua pendant plusieurs années son uniforme et glaciale existence. Tombé malade à son tour, il vit avec calme la mort arriver, demanda et reçut les sacrements les premiers jours de la maladie, fit ensuite toutes les dispositions nécessaires pour ses funérailles, et finit d'une manière aussi méthodique qu'il avait vécu, à neuf heures précises du soir c'était encore dans l'ordre.

Nous venons de voir l'abus d'une excellente qualité, la passion de l'ordre portée simplement jusqu'au ridicule (1). Voici un exemple de ce travers chez un homme qui n'avait pas la religion pour contre-poids, et dont la fin a été des plus tragiques. Le 21 mai 1830, vers neuf heures et demie du soir, je fus appelé par M. Mesnard, alors commissaire de police du quartier de l'Observatoire, pour aller

(1) Le savant et modeste auteur de l'Histoire des Hébreux, M. Rabelleau, a connu à Orléans un individu qui se levait régulièrement à quatre heures et demie du matin, et se promenait dans son jardin jusque après cinq heures, malgré la rigueur de la température ou de la saison. Comme il avait établi en principe de faire tout juste une lieue pour sa promenade, il inscrivait sur un mur avec de la craie chaque tour de jardin qu'il venait de faire, et ne s'arrêtait que lorsque le nombre des tours équivalait à la distance qu'il s'était imposé de parcourir. Alors il s'en retournait coucher jusqu'à huit heures. Pendant plus de trente ans, malgré le mauvais état de sa santé, cet individu ne manqua pas de faire chaque jour sa promenade accoutumée, tenant sa lanterne d'une main quand il faisait nuit, et son parapluie de l'autre lorsque la pluie tombait à verse.

visiter avec lui le corps du sieur M***, contrôleur de bijoux à la Monnaie, qui venait de se tuer dans son domicile. Introduits dans une pièce spacieuse et peu éclairée, où nous ne pouvions faire un pas sans rencontrer sous nos pieds une mare de sang ou des débris de substance cérébrale, nous aperçumes un homme en chemise, renversé sur une chaise, ayant les bras pendants, et la main droite encore armée d'un pistolet, que retenaient les doigts fortement contractés par le froid de la mort. Une bergère, dont le coussin encore chaud n'était pas tout à fait revenu sur lui-même, indiquait que ce malheureux venait de s'y asseoir. Quant à la figure de l'individu, il était impossible de rien voir de plus hideux : elle n'était plus, en effet, représentée que par la mâchoire inférieure et le menton; la mâchoire supérieure, les joues, le nez et le front, fortement rejetés en arrière, n'étaient retenus que par une languette du cuir chevelu qui recouvre l'os occipital; les pariétaux étaient renversés de chaque côté (1). Les cris déchirants que poussait d'une chambre voisine une pauvre paralytique, femme du défunt, une bière entr'ouverte à quelques pas du cadavre, les débris ensanglantés dont les meubles et le plancher étaient couverts, la faible lueur que répandait autour de nous une seule lumière, tout contribuait à augmenter l'horreur de ce tableau, qui ne s'effacera jamais de mon souvenir.

(1) Cette véritable désarticulation a quelquefois lieu quand le canon de l'arme à feu est appliqué sur la voùte palatine, la bouche étant complétement fermée.

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