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CHAPITRE XIX.

MANIE DES COLLECTIONS.

Après la manie de l'ordre vient naturellement celle des collections, qui, dans son début, n'est autre que la passion du classement appliquée aux objets d'une vive prédilection.

Laissant donc de côté les collectionneurs brocanteurs, qui ne sont que des industriels, et les collectionneurs-fashionables, qui ne sont rien, nous ne nous occuperons ici que des véritables collectionneurs, c'est-à-dire de ces idolâtres de bonne foi qui ne font des collections que par amour de la collection. Tout le monde a présentes à la mémoire les pages inimitables dans lesquelles l'auteur des Caractères dépeint avec une vérité si moqueuse tous ces travers de l'esprit humain. C'est toujours le sourire sur les lèvres qu'on se rappelle les ridicules amateurs de reliures, d'estampes, de médailles, d'insectes, de prunes; enfin l'homme-tulipe, qui prend racine en contemplant la solitaire, objet de son admiration et de son culte. Cette fureur de collection existe encore comme au temps de La Bruyère; elle n'a guère fait que changer de physionomie. Nous avons aujourd'hui des antiquaires dont les familles manquent des objets de première nécessité, des amateurs d'autographes qui n'ont pas de pain, et des personnes criblées de dettes, qui meurent en laissant de magnifiques galeries de tableaux. Nous connaissons tel

!

individu, peu aisé, qui a une nombreuse collection de chevaux, et tel petit rentier qui ne possède encore que quatre-vingts violons; enfin, parmi nos graves confrères, je pourrais citer plus d'un horticulteur que Flore dispute à Esculape, et dont le nom glorieux ira sans doute à la postérité avec une nouvelle variété de roses ou de dahlias.

Je n'ai pas l'intention de décrire et d'analyser ici chacune de ces monomanies; il suffira d'en mentionner encore quelques-unes.

Un amateur de ma connaissance a le plus profond mépris pour les coquillages, les émaux, ou les camées; mais il possède la série complète de tous les boutons civils et militaires qui ont paré les habits français depuis 89 jusqu'à 1843.

Un autre a une prédilection pour les cheveux en général, et plus particulièrement encore pour les cheveux roux: il vous en montrera de nombreux échantillons revêtus de leur authentique.

Un troisième n'a d'entrailles que pour le vieux Sèvres, pour la pâte tendre. Lui parlez-vous de toute autre chose que de ses porcelaines, il ne vous comprend pas, il ne vous entend pas. Mais n'approchez pas trop de son riche buffet, il serait capable de vous tuer sur place si vous aviez le malheur de casser une seule de ses soucoupes. Cet homme, qui fait partie de la société, et qui a une âme à sauver, ignore si nos départements ont été ravagés par les inondations; mais il saura à l'avance si l'on vend à la Bourse une moitié de service de table en pâte, tendre, et il ne rougira pas d'en faire l'acquisition au prix de 30,000 francs.

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Certain antiquaire n'a de goût que pour les tabatières il en possède la plus nombreuse et la plus riche collection qui soit au monde, et il se vante orgueilleusement de pouvoir montrer aux curieux six Blarembergs de plus que n'en a jamais eu le feu roi d'Angleterre George IV, grand amateur de tabatières et de Blarembergs.

Un autre fou a dépensé trente années de sa vie à se former une collection de bouchons de liége plus ou moins historiques ou anecdotiques.

Qui le croirait? un amateur de momies est mort martyr de son idée fixe pour les embaumements égyptiens: il a été frappé au cœur en découvrant que sa princesse pharaonienne n'était qu'un homme, et, à sa demande expresse, il a été enterré dans la caisse où avait si longtemps reposé la plus belle de ses momies.

Enfin, voici un officier de marine en retraite, épris d'une singulière affection pour les boutons militaires et les haricots. Il a nombre de tiroirs remplis de graines de ce légume; ces tiroirs sont divisés par compartiments, et ceux-ci subdivisés en une multitude de petites cases. A droite sont les haricots rouges, à gauche les blancs, ici les gris, là les mélangés, les irisés, les tigrés; ailleurs les ronds, les ovalaires, les losangiques, les microscopiques, enfin les haricots monstres. Vingt fois le jour, cet homme, d'ailleurs instruit et d'un caractère grave, va ouvrir chacun de ses tiroirs, puis les refermer, pour savourer le plaisir de les ouvrir encore. Entendez-le bien, écoutez-le sérieusement, si vous le pouvez, il vous fera l'aveu que ses anciennes fatigues

sont oubliées, que tous ses chagrins ne sont plus rien, quand il jouit du bonheur de contempler ses haricots !

Un jour que notre amateur était livré à cette contemplation, son autre passion vint surgir en lui bien autrement vive et désordonnée: son visage s'anime, son regard étincelle : il a vu briller quelque chose sur le pantalon d'un homme mal vêtu, qui passe en ce moment sous ses fenêtres. Il ne se trompe pas; c'est un bouton d'uniforme, un bouton qu'il n'a pas dans sa riche collection. Vite, il descend l'escalier, se précipite sur cet individu: «Combien veux-tu pour ton bouton? - Mais je ne vends pas mon bouton! Tu me le vendras, je le veux, j'en ai besoin; tiens, voici cinq francs. Gardez vos cinq francs, je vous le répète, je ne veux pas vendre mon bouton. - Ah! tu me résistes!» Et, au même instant, il renverse violemment à terre l'obstiné passant, lui arrache, avec un morceau du pantalon, le bouton convoité, puis se sauve à toutes jambes.

Qu'on aille maintenant regarder ces goûts désordonnés comme innocents et de peu d'importance! Ce sont de véritables passions, qui ne diffèrent des autres que par la futilité de leur objet, et dont les suites sont souvent tout aussi déplorables pour l'individu que pour sa famille et pour la société.

De la Bibliomanie.- Gardons-nous de confondre avec les bibliomanes ces hommes doués d'esprit et de goût qui n'ont des livres que pour s'instruire, que pour se délasser, et qu'on a décorés du nom de bibliophiles. «Du sublime au ridicule, dit un spirituel amateur de livres, il n'y a qu'un pas, du bi

bliophile au bibliomane, il n'y a qu'une crise. » Le bibliophile devient souvent bibliomane quand son esprit décroît, ou quand sa fortune augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés; mais le premier est bien plus commun que l'autre. « Le bibliophile, ajoute M. Charles Nodier, sait choisir les livres; le bibliomane les entasse le bibliophile joint le livre au livre, après l'avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et de son intelligence; le bibliomane entasse les livres les uns sur les autres, sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure; il ne choisit pas, il achète. L'innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée jusqu'au délire. Parvenue à ce degré fatal, elle n'a plus rien d'intelligent, et se confond avec les manies.» S'il m'était permis d'ajouter un dernier trait pour résumer ce judicieux parallèle, je dirais que le bibliophile possède des livres, et que le bibliomane en est possédé.

Parmi toutes les manies de collections, celle des livres m'a paru tout à la fois la plus répandue, la plus séduisante, et la plus lentement ruineuse. Je me bornerai à en citer un exemple. C'est celui d'un collectionneur pur sang, et parfait homme de bien; homme rare dans son espèce, qui n'aurait pas même soustrait un Elzévir à dix-huit lignes de marge, qui poussait la délicatesse jusqu'à rendre fidèlement les moindres livres qu'on lui prêtait, et à qui il n'est jamais entré dans l'esprit de dépareil

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