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611

M267 No 15

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Dunning Nijhoff

5-11-27 13603

Un Paysan savant

Ceux qui ont habité le Mortainais n'ont pas été sans remarquer que le dimanche, à la porte des églises, la moitié des paysans (je ne parle que des hommes), qui viennent pour assister à la messe, se forment par petits groupes et attendent, pour entrer, que la messe soit commencée depuis cinq minutes et même davantage. Dans nos campagnes, beaucoup de petits cultivateurs ne lisent pas un journal tous les mois; ils sont néanmoins curieux de nouvelles, et c'est dans ces petites réunions à la porte des églises qu'ils se racontent les uns aux autres les choses qui les intéressent: ceux qui se paient des journaux, parce qu'ils ont le temps et le goût de les lire, résument à leurs auditeurs crédules ou méfiants, les évènements de la politique intérieure et extérieure, jugent en deux phrases nos gouvernants, et ne manquent pas d'émettre des avis dont ils croient modestement que les ministres eux-mêmes feraient bien de faire leur profit.

Un dimanche donc, il y a une cinquantaine d'années, dans une commune du Mortainais, à Parigny, M. le curé disait la messe de 7 heures; les hommes étaient entrés, comme d'habitude, par petits paquets, au fur et à mesure que chaque groupe avait épuisé le sujet de sa conversation. Seuls, quatre hommes continuaient leur entretien, oublieux de l'heure qui avançait. L'orateur de ce petit groupe était le père Guilmard, petit homme remuant, actif, loquace à ses heures et qui avait alors dépassé la soixantaine. Il connaissait beaucoup de choses ce brave homme; il ne lisait pas les journaux, mais il avait travaillé pendant de nombreuses années à Paris, et il racontait volontiers aux gens qui, pour la plupart, n'avaient pas quitté leur canton, ce qu'il avait vu dans la capitale, et ce qu'il avait entendu dire. On l'écoutait avec plaisir, et chaque dimanche, qu'il allât à la messe de 7 heures ou à la grand'messe, on peut dire que, ré

gulièrement, ses auditeurs et lui entraient parmi les derniers, sinon tout à fait les derniers, à l'église. Ce dimanche, la mesure était dépassée. Le vicaire de la paroisse, qui se promenait en disant son bréviaire dans le jardin du presbytère, situé tout près de l'église, avait remarqué le groupe des quatre parleurs; l'envie lui était vite venue d'aller sermonner comme ils le méri taient ces discoureurs; mais il était jeune prêtre, arrivé seulement depuis quelques semaines dans la commune; il ne connaissait encore aucun de ces paroissiens trop peu pressés d'entendre la première messe, et la hardiesse lui manquait un peu pour réprimander comme il l'aurait voulu ces péroreurs enragés qui choisissaient si mal le temps de la conversation. A la fin, considérant qu'il était de son devoir de leur donner un avertissement, il les aborda assez résolument après avoir préparé un plan rapide des reproches qu'il allait leur adresser.

Le vicaire dans une paroisse est la deuxième personne de l'église ou le fils, le curé étant la première ou le père, et le bedeau la troisième ou le saint-esprit, comme disait un bedeau que j'ai connu, fier d'être le saint-esprit, plus fin à lui seul que le père et le fils, insinuait-il malicieusement. L'arrivée du vicaire produisit donc un certain effet: nos quatre hommes furent gênés, ils mirent par politesse leur chapeau à la main, et le tournèrent avec embarras dans leurs doigts, un peu comme les enfants font de leurs coiffures lorsqu'ils sont pris en faute. Le vicaire leur parla des morts dont ils foulaient les tombes pressées autour de l'église, de la messe dont ils n'allaient entendre que la moitié, de leurs devoirs de toutes sortes, imposés par l'Église et détaillés dans le catéchisme.

« Le savez-vous encore votre catéchisme?» demanda le jeune abbé, qui ne remarqua pas à son tour qu'il allait faire manquer complètement la messe aux quatre bonshommes qu'il sermonnait. «Je le sais peut être aussi bien que vous; posez les questions», répliqua un

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peu vivement le père Guilmard, qui n'avait pu placer un mot pendant la véhémente tirade de M. l'abbé, et qui était visiblement vexé d'être réduit au silence après avoir causé l'admiration de ses compagnons éblouis par tout ce qu'il leur avait raconté Le vicaire posa plusieurs questions, auxquelles le père Guilmard fit des réponses mot à mot, sans changer une syllabe du texte approuvé par l'évêque; M. l'abbé était étonné, et bien plus étonnés encore étaient les trois paysans, témoins ébahis de la mémoire et de la science de leur camarade, et qui, eux, n'étaient pas capables de répondre à la question Qu'est-ce que Dieu d'après le catéchisme du diocèse

Le père Guilmard triomphait; évidemment il aurait fait un premier prix d'Instruction religieuse dans toutes les paroisses de la chrétienté; et M. l'abbé, venu pour gronder, allait le féliciter, lorsque le bonhomme lui dit: « Pardon, M. l'abbé, permettez-moi de vous inter roger à mon tour... Qu'est-ce que Volney?» s'écriat-il. La foudre serait tombée aux pieds du vicaire que ce serviteur de Dieu n'eût pas marqué plus d'étonnement Il connaissait Volney comme beaucoup de gens connaissent aujourd'hui cet autre libre-penseur, Renan, c'est-à-dire de réputation, sans en avoir lu une seule page. Il ne connaissait pas non plus le père Guilmard; il pensa sans doute que c'était quelque bachelier qui avait mal tourné, et qu il ne devait pas répondre à ce mécréant qui avait peut-être lu Volney!. Il s'éloigna, laissant le père Guilmard maître de la place.

Quand le vicaire fut parti, un des paysans retourna la question au père Guilmard: «Mais qu'est-ce done que Volney?» «Volney? répondit le bonhomme qui savait si bien son catéchisme, mais qui connaissait beaucoup moins la littérature et l'histoire. c'est comme

Volney, savant, philosophe, littérateur et libre-penseur français, mort en 1820, qui avait semé dans tous ses écrits de rudes attaques contre toutes les religions et toutes les tyrannies, disent les dictionnaires biographiques.

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