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avec une vérité pathétique les impressions qui se disputaient son âme, « une douleur sincère et profonde de cet attentat, ce besoin que nous éprouvions tous de nous rattacher à ces malheureux restes d'une famille si persécutée, d'aller pour ainsi dire leur demander pardon de crimes que nous n'avions pas commis...», mais, en même temps, l'indignation trop facilement étendue à tous les royalistes, dont l'avaient transportée les intrigues, les menaces, les passions déchaînées de l'esprit de parti.

Pourquoi faut-il que tous ces bons sentiments soient arrêtés dans leur source! Pourquoi faut-il qu'on nous oblige à lutter quand nous ne voudrions que pleurer! Pourquoi sommes-nous si malheureux!

Et alors, s'adressant à de Serre avec un mélange de confiance et d'appréhension:

Je ne sais pas ce que vous ferez dans cette circonstance; mais je sais que la conscience vous guidera. Vous ne vous laisserez pas aller au sentiment bien naturel de la première irritation, vous ne vous dégoûterez pas de la liberté, de la cause nationale, à cause des crimes dont on la déshonore. Hélas! c'est aujourd'hui qu'elle a le plus besoin du secours des âmes consciencieuses, aujourd'hui où on lui reproche ce qui n'est pas elle, aujourd'hui où tout le monde l'abandonne et où ses défenseurs osent à peine lever la voix de peur d'être mal interprétés, aujourd'hui où les passions antinationales ont un si grand appui dans cette horrible mort'.

Non, de Serre ne se dégoûtait pas de la liberté; il ne songeait pas un instant à l'abandonner, ses lettres en font foi. Mais, à son tour, dans ces accents dont l'inspiration élevée couvrait l'injustice, il démêlait le danger de demander aux ennemis de la royauté un' appui qui, pour soutenir la liberté, ébranlerait fatalement le trône, et à cette voix touchante qui le séduisait et l'inquiétait à la fois, il répondait en montrant les deux causes fermement unies :

Pourquoi faut-il que nous ayons besoin de telles catastrophes pour nous enseigner que toutes les vérités morales et politiques sont des vérités de sentiment, que la raison les saisit mal, si le cœur ne les embrasse! Nous venons d'éprouver que le coup porté à une seule famille les menaçait toutes. Elle est donc nationale cette famille dont la destinée importe à toutes les destinées. Il la faut donc entourer et protéger de toutes nos affections, comme nous en entourons ce que nous avons de plus cher. L'indifférence même serait répréhensible. Que serait

Corresp., t. III, p. 98.

ce que l'aversion, et l'aversion manifestée ? Et qui peut aujourd'hui en envisager de sang-froid les horribles conséquences?

Il ne voulait pas cependant désespérer, et ses convictions n'étaient pas changées.

De quelque côté que je retourne le grand problème qui nous occupe tous, j'arrive toujours au même résultat. Attaquons-le parla liberté; pour la fonder, il faut affermir les Bourbons, et, pour affermir ceux-ci, il faut toujours en revenir à fonder la liberté. Ces deux causes me paraissent également saintes; hors de là, je ne vois que submersion et néant. Je comprends bien que nous ne sommes pas dignes encore de la liberté ; mais heureusement elle nous est nécessaire, heureusement aussi la royauté ne nous l'est pas moins. Nos mœurs nécessitent aussi des gradations. Elles amènent comme aujourd'hui des éclipses; nous souffrons de cruelles douleurs, des angoisses mortelles; mais enfin, depuis trente années, des vérités sont incontestablement sorties de nos calamités... Qu'il naisse seulement quelques grands courages civils, quelques raisons fortes qui dominent et entraînent les autres, et nos progrès seront certains.

Il appliquait cette espérance au duc de Broglie, plaçant un conseil dans l'hommage qu'il lui rendait :

Que votre cher Victor se maintienne, comme il le dit, dans l'indépendance, mais dans une indépendance élevée, qui plane sur les partis et ne relève que du devoir et de la vérité. Il est un des plus beaux espoirs de notre France; qu'il se conserve pour elle dans cette pureté, cette chasteté d'âme que Dieu a mises en lui. Son nom se rattache aux deux causes que mon cœur et ma raison embrassent comme également indissolubles'.

D'autres noms se mêlaient à ces correspondances: c'était M. de Montlosier, esprit puissant et inégal, mélange singulier de préjugés vieillis et de larges aperçus, alliant à ses théories féodales des intuitions justes sur la société nouvelle, souffrant de n'avoir pas dans la conduite des affaires un rôle dont la supériorité de son intelligence rendait l'ambition légitime, et les incohérences de sa vie la privation explicable. Il était plein d'admiration pour de Serre et intéressait sa curiosité par l'originalité animée de ses vues. « Comme vous nous êtes nécessaire! lui écrivait-il... Vous n'êtes pas dans le secret de votre avenir; vous avez été bien grand. Je prophétise que vous le serez plus encore. » C'était aussi M. Dupleix de Mezy, directeur général des postes, modéré, calme, sensé, observateur 1 Corresp., t. III, p. 178.

attristé de passions qu'il ne partageait pas; c'étaient enfin des députés, des chefs de service, sans parti pris, sans hautes visées, étonnés et comme ahuris au milieu des rivalités, des colères et des intrigues, ne comprenant pas cette fureur de se diviser et de s'affaiblir les uns les autres, lorsque tous étaient menacés des mêmes périls:

C'est comme à la tour de Babel, écrivait un membre du centre droit, M. Mestadier; personne ne s'entend plus, personne ne se comprend plus, et cependant jamais plus de motifs de se rapprocher, de se concilier.

Nous n'avons pas encore nommé les collègues de de Serre, les ministres, et, à leur tête, celui dont M. de la Boulaye disait :

Le nom du duc est européen. Ce noble personnage est un traité de paix vivant entre la France et les étrangers, entre les illustrations de toutes les dates et les intérêts anciens et nouveaux.

bition

Aussi modeste que désintéressé, le duc de Richelieu n'en avait pas moins le sentiment de l'œuvre qu'il était appelé à remplir. Il n'avait accepté le ministère que dans cette vue; une fois au pouvoir, il tint à y rester, sans aucune arrière-pensée personnelle, mais dans le dessein d'achever la mission qu'il s'était donnée, celle de réunir en un seul parti tous les royalistes. « Nous n'avons l'un et l'autre qu'un seul et unique but, écrivait-il à de Serre, celui de sauver la France et le roi, si cela est possible, car je ne crois pas que l'amproprement dite entre plus dans votre cœur que dans le mien. Avec ces dispositions, il est impossible que nous ne nous entendions pas. >> Ce pur dévouement pour le trône et le pays était en effet le trait d'union entre ces deux hommes. Ce qui aurait pu les diviser, ce qui parfois jeta quelque nuage entre eux, c'était la conduite à tenir vis-à-vis du centre gauche et des doctrinaires. Le duc de Richelieu ne voulait pas plus que de Serre se livrer aux extrêmes, et d'avance il s'en défendait : mais il ne croyait plus à la possibilité d'un accord avec le centre gauche. Il n'avait guère connu des doctrinaires que leurs exigences, et il gardait contre eux, malgré sa générosité naturelle, des préventions à peu près invincibles. M. de la Boulaye essaya de les rapprocher; il ménagea une entrevue entre le duc de Richelieu et M. Royer-Collard: la conversation fut longue, elle ne fit qu'accuser l'incompatibilité des caractères.

L'un et l'autre, écrivait le spirituel entremetteur, s'entendraient mieux par signes que de toute autre manière. Les syncopes de notre ami, ses oracles, confirment le duc dans ses vieilles idées sur l'inapplicabilité du savant. Il y a peu d'hommes qui sachent et parlent mieux diverses

langues que le duc ; mais la langue de Royer, il ne la parle ni ne l'entend, ni ne veut l'entendre.

Les autres ministres n'étaient pas loin de pareilles dispositions. C'était d'abord le ministre de l'intérieur, M. Siméon, ancien proscrit de fructidor, croyant reconnaître dans les violences de la gauche le présage des excès dont il avait été victime, plein de savoir et d'expérience, mais effrayé des luttes de tribune, et regrettant, avec la situation de sous-secrétaire d'État, un second rôle qui convenait mieux à ses habitudes paisibles. C'était encore M. Portal, ministre de la marine, administrateur excellent, politique prudent et sage, l'homme le moins au fait, disait-il lui-même, « des petites anecdotes, des nouvelles à la main, des dessous de cartes », mal vu des ultras, quoique sans prévention contre eux et parfaitement sincère dans son désir de réconcilier tous les royalistes. Dès cette époque il aurait pu se définir comme il le faisait plus tard: « Il n'est pas en moi de ne pas écouter, de ne pas réfléchir et surtout de partager le monde en deux parts, disant toujours aux uns: « vous avez raison », et toujours aux autres : « vous avez tort 1. >>

C'était enfin le ministre des affaires étrangères, l'orateur du conseil, en l'absence de de Serre, qu'il était le premier à déclarer « le maître », l'homme le plus capable, le plus disert, le plus avisé du cabinet, le baron Pasquier. Dès 1816, M. Pasquier écrivait à de Serre «Nos différences ne seront jamais, quand elles seront, que des nuances. » Il demeura, en effet, en relations étroites avec lui; la diversité de leurs opinions tint plutôt à la différence des natures qu'aux divergences d'idées. Ce qui dominait chez M. Pasquier, c'était le bon sens. Il n'était pas orateur à proprement parler, bien qu'il lui soit arrivé, en quelques rencontres, d'opposer à ses adversaires de gauche ou de droite d'éloquentes et vigoureuses répliques. Ce qu'il avait au plus haut degré, c'était la netteté des vues, le discernement rapide et juste du point important, l'intuition des choses possibles, dans la mêlée des luttes ou des faits, se piquant plus de fidélité aux idées qu'aux gouvernements et cherchant sous tous les régimes à faire prévaloir une modération qui était sa vraie foi politique. Il porta le poids des débats publics, dans cette première partie de la session de 1820, toujours prêt et maître de lui-même, ayant en face de lui les orateurs les plus habiles ou les plus véhéments de la gauche, développant avec facilité des considérations qu'une longue pratique des choses et des hommes, plus que la puissance de la méditation, rendait souvent profondes, sachant dominer par sa présence d'esprit les passions tumultueuses et calmer les fureurs de

Corresp., t. V, p. 42.

ses adversaires en les humiliant en quelque sorte sous l'imperturbable maturité de sa discussion.

Lui aussi, sans se dissimuler les fautes des ultra-royalistes dont l'injuste aversion devait plus tard le poursuivre, il ne voyait alors de danger que du côté du parti libéral : « Comme vous le dites si bien, écrivait-il à de Serre, nous sommes destinés pour le reste de nos jours à combattre les révolutionnaires. » Il s'affligeait de ne pas rencontrer dans cette campagne le concours de leurs anciens amis, des constitutionnels et des doctrinaires :

Je ne puis vous dire à quel point je souffre de voir des hommes de nos anciens amis, et sur lesquels je croyais pouvoir toujours compter, nous abandonner dans une circonstance si grave et faire cause commune avec les plus grands ennemis du trône, et, par conséquent, du repos et du bonheur publics.

D'accord avec ses collègues sur le fond des choses et sur le but à atteindre, de Serre commença par exprimer bien des doutes sur les moyens d'exécution qu'ils avaient choisis.

Il regrettait la précipitation avec laquelle on avait présenté les lois d'exception, et ne les eût admises que si l'information faite sur le crime du 13 février avait révélé l'existence d'un complot. Il était surtout contraire au rétablissement de la censure; il se demandait si la droite n'en prendrait pas ombrage, et, écrivant à M. Decazes qu'il croyait encore président du conseil, il déclarait franchement que pour lui, s'il siégeait au côté droit, il ne donnerait la censure a aucun ministre. Il aurait préféré une loi qui eût aggravé les conditions imposées aux journaux.

Je ne sais si je me trompe, écrivait-il encore; mais le temps doit être pour le côté droit contre le gauche. Il doit fortifier le premier en le modérant; il doit décrier le second, dont les doctrines sont si fausses, si subversives, qu'elles ne peuvent soutenir l'examen sérieux auquel, après avoir usé les déclamations, il faut bien finir par arriver. A mesure donc que notre gouvernement éclairera les classes élevées et moyennes, que nos institutions les réuniront, leur donneront de la force et du courage, le bon sens politique se formera; les préjugés révolutionnaires se dissiperont. Or la discussion contribuera à cet ouvrage, la discussion des journaux comme celle de la tribune.

On voit assez quelle était sa résolution contre la gauche, mais il ne renonçait pas à l'appui des membres du centre gauche; il comprenait leurs objections, puisqu'il les élevait lui-même. Il n'admettait pas l'idée d'une rupture avec ses amis; il craignait que le cabinet n'en prît trop vite son parti et, dans l'espoir de les rallier à son

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