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modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité, et leurs révolutions moins fréquentes; il les a rendus cux-mêmes moins sanguinaires : cela se prouve par le fait, en les comparant aux gouvernements anciens. La religion, mieux connue, écartant le fanatisme, a donné plus de douceur aux mœurs chrétiennes. Ce changement n'est point l'ouvrage des lettres, car partout où elles ont brillé, l'humanité n'en a pas été plus respectée: les cruautés des Athéniens, des Egyptiens, des empereurs de Rome, des Chinois, en font foi. Que d'œuvres de miséricorde sont l'ouvrage de l'évangile! Que de restitutions, de réparations la confession ne fait-elle pas faire chez les catholiques 1. » Rousseau dira: << Le christianisme est dans son principe une religion universelle, qui n'a rien d'exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu'à tel autre. Son divin auteur, embrassant également tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la barrière qui séparait les nations, et réunir tout le genre humain dans un peuple de frères; car, en toute nation, celui qui le craint et qui s'adonne à la justice lui est agréable 2. Tel est le véritable esprit de l'évangile. Le parfait christianisme est l'institution sociale universelle. Le christianisme, rendant les hommes justes, modérés, amis de la paix, est très-avantageux à la société générale 3.>> Voilà ce que dit Rousseau. Tout le monde en conclura : Donc le christianisme est la base nécessaire et commune de toutes les sociétés nationales ou politiques. Contrairement à tout le monde, Rousseau conclura que le parfait christianisme ne saurait être la base d'une société politique, mais que chaque nation doit se créer pour cela une chose dont le nom même est une contradiction, une religion civile: voilà ce qu'il dit et répète dans son Contrat social, notamment dans le chapitre huit De la religion civile: religion qui ne serait ni le protestantisme, dont le principe est la souveraineté individuelle, ni le catholicisme, dont le principe est la tradition universelle et divine, mais une religion nationale, que le seul glaive du bourreau rendrait obligatoire. Et comme on lui reprocha de taxer ainsi l'évangile d'être pernicieux à la société, il se justifia par cette incroyable réponse : « Bien loin de taxer le pur évangile d'être pernicieux à la société, je le trouve, en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le genre humain pour une législation qui doit être exclusive; inspirant l'humanité plutôt que le patrio– tisme, et tendant à former des hommes plutôt que des citoyens ".>>

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'Emile, 1. 3. Act., 10, 55. 3 Lett. écrites de la Mont., lettre 1, t. 7, p. 202, 203 et 204. — Ibid., p. 205 et 206.

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Finalement, Rousseau ne veut pas du christianisme pour base d'une société politique, parce que le christianisme est trop sociable et qu'il inspire trop l'humanité.

Voici peut-être l'explication de ce mystère d'incohérence. Né calviniste, devenu catholique, redevenu calviniste pour récupérer son droit de citoyen de Genève, Rousseau se brouille de nouveau avec sa république et son église. « Ce sont, en vérité, de singulières gens que vos ministres! écrit-il aux Génevois; on ne sait ni ce qu'ils croient ni ce qu'ils ne croient pas ; on ne sait pas même ce qu'ils font semblant de croire 1. » Rousseau se brouille avec tous ses amis et bienfaiteurs. Eh bien! c'est ce type d'insociabilité et d'incohérence qu'il reproduit dans son Contrat social, comme pour se justifier à ses propres yeux. Autre exemple. Au commencement du même ouvrage, il dit : « La plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule naturelle, est celle de la famille. » Ces paroles sont belles, mais il ajoute aussitôt : « Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi long-temps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Si tôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout 2. » On sent ici le père dénaturé qui envoie ses enfants à l'hôpital et prend des précautions pour ne jamais les reconnaître ni être reconnu d'eux. Il conclut ensuite : « La famille est donc, si l'on veut, le premier modèle des sociétés politiques. » Si c'est la famille de JeanJacques Rousseau, il a raison de dire plus loin: « Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste 3. » Plus haut, il n'a pas voulu du christianisme pour base de la société civile, attendu que le christianisme est trop sociable: dans son Contrat social, il lui donne pour base des conventions arbitraires, qu'il reconnaît n'être point dans la nature et avoir plus d'inconvénients que tout le reste.

Ce qui étonne le plus après tant d'incohérences, c'est que le dixhuitième siècle les ait admirées ; c'est que la Corse et la Pologne se soient adressées à l'auteur du Contrat social pour en obtenir une constitution politique. Ceci nous mène à une découverte. Depuis long-temps nous cherchons, mais en vain, ces siècles d'ignorance et de ténèbres dont on parle tant: nous commençons à croire que réellement ils existent et que ce sont les deux derniers; car il n'y en a point qui ait produit plus d'auteurs incohérents et qui leur ait accordé une admiration plus idiote.

Une autre preuve de cette incohérence dans les idées de Rousseau, c'est l'ensemble de ce qu'il dit sur les miracles. « Le troisième

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caractère des envoyés de Dieu, dit-il, est une émanation de la puissance divine, qui peut interrompre et changer le cours de la nature à la volonté de ceux qui reçoivent cette émanation. Ce caractère est sans contredit le plus brillant des trois', le plus frappant, le plus prompt à sauter aux yeux; celui qui, se marquant par un effet subit et sensible, semble exiger le moins d'examen et de discussion: par là ce caractère est aussi celui qui saisit spécialement le peuple, incapable de raisonnements suivis, d'observations lentes et sûres, et en toute chose esclave de ses sens 2. » Nous avons vu plus haut que le peuple forme les dix-neuf vingtièmes du genre humain.

Mais qu'est-ce qu'un miracle? « Un miracle, répond Jean-Jacques, est, dans un fait particulier, un acte immédiat de la puissance divine, un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception réelle et visible à ses lois. — Dieu peut-il faire des miracles? ajoute-t-il. Cette question, sérieusement traitée, serait impie si elle n'était absurde : ce serait faire trop d'honneur à celui qui la résoudrait négativement que de le punir; il suffirait de l'enfermer. Mais aussi quel homme a jamais nié que Dieu pût faire des miracles? Il fallait être Hébreu pour demander si Dieu pouvait dresser des tables dans le désert 3. »

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Avec des idées si justes et si bien exprimées, il n'y a plus que deux questions à résoudre pour en faire une juste application. D. Mais qu'est-ce que l'ordre et les lois de la nature? et comment les connaissons-nous? R. Nous les connaissons uniquement par l'expérience générale, qui nous montre les mêmes effets constamment reproduits dans les mêmes circonstances. Nous nommons lois les causes de ces effets constants, et nous appelons ordre l'ensemble de ces lois. D. Comment savoir avec certitude qu'un fait particulier est un miracle, un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception réelle et visible à ses lois? R. Par le sens commun. En effet, c'est uniquement par le témoignage universel, par le consentement commun, que nous savons avec certitude qu'un phénomène est naturel ou conforme aux lois, à l'ordre constant de la nature. Quand donc ce témoignage atteste qu'un fait, un phénomène quelconque est un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception réelle et visible à ses lois, la réalité de ce changement ou de ce miracle est aussi certaine qu'il est certain qu'il existe un ordre et des lois de la nature; et quiconque refuse

'Les deux autres sont : Sainteté de la doctrine, sainteté de l'envoyé. sième lettre écrite de la Mont.

3 Ibid.

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de croire sur ce point le témoignage général des hommes, ne peut raisonnablement le croire sur aucun point: il ne peut plus ni connaître l'ordre de la nature et ses lois, ni même savoir s'il y a des lois et un ordre réel dans la nature.

Quant aux miracles de Jésus-Christ, jamais il n'y eut de fait mieux attesté. Comme nous avons vu, le genre humain tout entier en rend témoignage ; les chrétiens qui les ont vus et qui se sont laissé égorger pour attester ce qu'ils en disent; les Juifs et les païens, qui, pour les avoir vus, se sont faits chrétiens et exposés à la perte de leurs biens et de leur vie ; les Juifs même et les païens qui ne se sont pas convertis, et qui, comme Julien l'Apostat, Celse, Porphyre et les anciens rabbins, dans les écrits mêmes qu'ils ont faits contre la religion chrétienne, avouent que Jésus-Christ a fait les miracles les plus étonnants, jusqu'à ressusciter des morts'.

Et nous savons avec certitude que tous ces faits merveilleux sont réellement des miracles, des changements visibles dans l'ordre de la nature nous le savons par le sens commun de tous les hommes. En effet, qui ne conviendra qu'il n'est pas conforme aux lois de la nature que des lépreux, des aveugles, des boiteux, des sourds soient guéris dans un instant par quelques prières? que ces paroles: Lève-toi et marche rendent l'usage de ses membres à un paralytique de trente-huit ans? qu'un mort ressuscite au seul mot: Sors du tombeau? Aussi, les Juifs, ne pouvant nier les miracles de Jésus-Christ, les attribuaient-ils à la vertu du nom incommunicable de Dieu; les païens incrédules, aux secrets de la magie. Quant aux mahométans, ils professent dans l'Alcoran, comme une vérité certifiée par Dieu même, que Jésus, fils de Marie, a fait des signes manifestes, des miracles évidents.

Or, Jean-Jacques Rousseau, après avoir posé en principe que les miracles sont, dans un envoyé divin, le caractére le plus frappant, le plus prompt à sauter aux yeux, s'épuise néanmoins en sophismes pour soutenir que c'est un caractère équivoque; il va jusqu'à dire : << Enfin, quoi qu'il en puisse être, il reste toujours prouvé, par le témoignage de Jésus même, que, s'il a fait des miracles durant sa vie, il n'en a point fait en signe de sa mission 2. » Cette assertion de Jean-Jacques est un des plus grossiers mensonges. Dans vingt endroits de l'évangile, Jésus-Christ rappelle aux Juifs, en preuve de sa mission, les prodiges qu'il opérait. « J'ai un témoignage plus grand que celui de Jean, car les œuvres que le Père m'a donné d'accomplir, les œuvres que je fais rendent témoignage que le Père m'a

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envoyé '. Un jour qu'il se promenait dans le temple, sous le portique de Salomon, les Juifs l'environnèrent, disant: Jusqu'à quand nous tenez-vous en suspens? Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement. Jésus leur répondit: Je vous parle et vous ne me croyez point. Les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi; mais vous, vous ne croyez point, parce que vous n'êtes pas de mes brebis. Si vous ne voulez pas me croire, croyez à mes œuvres, et connaissez et croyez que le Père est en moi et que je suis dans le Père 2. Une autre fois, deux disciples de Jean vinrent le trouver, et lui dirent: Jean-Baptiste nous a envoyés vers vous, disant : Etes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? (Or, à ce moment même, il guérit beaucoup de malades de leurs langueurs et de leurs plaies, et il chassa des esprits malins, et il rendit la vue à un grand nombre d'aveugles.) Jésus leur répondit: Allez, et rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu; que les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, l'évangile est annoncé aux pauvres ; et heureux est celui qui ne sera point scandalisé de moi 3. Telle est la constante réponse de Jésus, lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il est : c'est à ses miracles qu'on doit le reconnaître ; il le répète sans cesse. « Si je n'avais pas fait parmi eux des œuvres que nul autre n'a faites, ils n'auraient point de péché ".> Qu'on juge maintenant de la bonne foi de Rousseau quand il soutient que Jésus-Christ, de son propre aveu, n'a point fait de miracles en preuve de sa mission.

Outre une entière bonne foi, ce qui manque au philosophe de Genève, c'est de connaître bien certaines vérités fondamentales de la foi chrétienne, desquelles il ne paraît pas même se douter: telles que la distinction entre la nature et la grâce, entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel; connaissance sans laquelle les plus clairvoyants tâtonnent comme des aveugles dans les choses de Dieu et de l'homme. La Biographie universelle porte enfin ce jugement: « La grande célébrité attachée au nom de Jean-Jacques Rousseau est un garant que la totalité de ses écrits sera transmise aux générations futures; mais le triomphe, toujours certain, quoique lent, de la vérité sur l'erreur, est un garant plus sûr encore que tel des ouvrages de ce philosophe, qui a remué le siècle où nous vivons, ne trouvera plus de lecteurs dans ceux qui doivent suivre. L'inanité de ses théories, le peu d'étendue et de profondeur de ses connais

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