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247 avaient fait main-basse, entre autres, sur les Réflexions morales de Quesnel, traduites en italien par les soins de Ricci, qui venait récemment de les envoyer à ses curés, en leur recommandant de se servir de ce livre d'or.

Le grand-duc punit plusieurs hommes du peuple, et donna plus que jamais sa confiance au turbulent évêque de Pistoie. D'après ses conseils, il rendit, le vingt septembre 1788, un édit qui consommait toutes les innovations précédentes. Il abolissait toute autorité des nonces, défendait tout appel au Saint-Siége, et marquait luimême les tribunaux auxquels on devait porter les causes ecclésiastiques. Ainsi il ôtait et donnait la juridiction à son gré. Quelques jours après, il interdit aux religieux, sous peine de bannissement, toute relation avec leurs supérieurs étrangers. Il défendit d'entrer dans les ordres sacrés ou dans l'état religieux sans en avoir obtenu la permission du gouvernement. Différents édits de même nature, et calqués sur ceux qui se rendaient à Vienne, se succédaient avec rapidité. Ricci triomphait, narguait le Saint-Siége et ne gardait plus aucune mesure. L'année 1789 se passa au milieu des tracasseries, des menaces, des orages, jusqu'au moment de la mort de Joseph. Léopold, appelé au trône impérial, laissa la Toscane au second de ses fils. Dès qu'il ne fut plus dominé par son frère, Léopold ne parut plus le même. D'ailleurs, un nouveau personnage apparaissait en Europe, qui donnait aux rois d'autres soucis que de vexer le Pape: c'était la révolution française.

Quant au janséniste Ricci, qui était détesté en Toscane, il perdit son influence. Ses réformes bizarres et turbulentes furent abandonnées. On laissa rétablir ce qui avait été détruit. Les confréries, les processions, les reliques, les images, les autels et d'autres abus énormes aux yeux de l'évêque janséniste reparurent, au grand scandale de la philosophie. Une nouvelle émeute, qui eut lieu contre lui à Pistoie, l'obligea de fuir. Il se retira dans une petite ville, où il continua ses innovations et ses intrigues. On le força enfin de donner sa démission. Léopold voulut l'annoncer lui-même à Pie VI par une lettre très-affectueuse. Et la Toscane, travaillée depuis dix ans par des artisans de discorde, se vit avec joie rendue à l'union et à la paix.

Les troubles de l'Autriche et de l'Allemagne ne se terminèrent pas si promptement, et survécurent à Joseph II. Ce prince s'était fait le pape, l'évêque universel, le concile général de ses états: il ne laissait plus rien à faire aux évêques, prenait leurs revenus, les excluait des états de leur province et détruisait leurs siéges. Le jugement qu'il prononça le vingt-cinq avril 1781 mérite d'être cité.

Son conseil d'état avait destitué, en 1778, les supérieurs du séminaire de Brunn, et nommé à leur place des hommes de son choix. Il y eut des plaintes contre ces derniers. On les accusa de suivre les principes des jansénistes, de répandre leurs livres, et de chercher à introduire en Allemagne les sujets de querelles et de dissensions qui avaient si fort agité d'autres pays. C'était le même plan auquel Ricci travaillait en Toscane. Plusieurs évêques dénoncèrent les nouveaux professeurs. Joseph s'empare de l'affaire et prononce le jugement le plus étrange. Il déclare les trois accusés absous; destitue leur accusateur de sa place d'archidiacre d'Olmutz; ordonne à l'archevêque de cette ville et à l'évêque de Brunn de prendre des conseillers plus sages; blâme fortement deux ecclésiastiques qui avaient osé soutenir la constitution Unigenitus ; interdit de la chaire, pour toujours et partout, les prédicateurs qui s'étaient expliqués contre les accusés; déclare que les bulles Unigenitus et In cœná Domini, n'ayant jamais été reçues et ne pouvant l'être, seront ôtées de tous les livres liturgiques où elles se trouveraient; arrête qu'il sera fait une sévère réprimande aut cardinal Migazzi, archevêque de Vienne; que sa conduite sera examinée; que la surintendance de son séminaire sera donnée à un des accusés, et que tous les évêques rendront compte de leurs séminaires. D'ailleurs, la forme de ce jugement n'était pas moins étrange. En parlant du cardinal Migazzi, prélat respectable et zélé, on employait les expressions les plus aigres et les moins convenables dans la bouche d'un souverain. Le quatre mai, un nouveau décret ordonna un silence absolu sur la constitution Unigenitus, et défendit de la recevoir et de prononcer même les noms de jansénisme et de molinisme: en même temps, les théologiens de la cour avaient toute liberté de déclamer contre la bulle. Le cinq mai, un troisième décret, envoyé au cardinal Migazzi, l'appelait perturbateur, persécuteur, brouillon, ennemi des principes, et il avait ordre de rendre compte de l'administration de son séminaire, tant au spirituel qu'au temporel.

Il s'éleva peu après une autre affaire où Joseph mit la même vivacité. Un curé fut accusé et convaincu, devant l'archevêque d'Olmutz, d'innover dans les offices, et même dans le sacrifice de la messe, de ne prôner que les livres des jansénistes et des ennemis du Saint-Siége, de ne pas recevoir la bulle Unigenitus, enfiu d'enseigner une doctrine suspecte. En conséquence, il fut condamné par l'archevêque, assisté de son consistoire, à se retirer dans un couvent pour y passer quelque temps en retraite. Le curé en appela au prince. Celui-ci rendit, le dix-sept novembre 1781,

un jugement portant que le curé était coupable par les innovations, et que l'archevêque ne le renverrait à sa paroisse que lorsqu'il le jugerait convenable. Mais en même temps il blâmait le prélat, ordonnait qu'il fût réprimandé d'avoir suivi des conseils ineptes et passionnés, et condamnait les accusateurs du curé à lui payer une pension de quatre cents florins, jusqu'à ce qu'il fût réintégré dans sa place. Sentence contradictoire qui montre quelle contradiction il y avait dans la tête de l'empereur. Ces décrets et ces jugements excitèrent le zèle de plusieurs évêques. Le cardinal Migazzi fit plusieurs fois des représentations qui furent très-mal accueillies. Le cardinal de Franckenberg, archevêque de Malines, profita d'un voyage de l'empereur aux Pays-Bas, pour lui remettre un mémoire sur quelques-unes de ses innovations, et sur la libre circulation des livres des incrédules. L'université de Louvain fit des remontrances sur l'édit pour les protestants, et sur les entraves mises à l'enseignement. L'archevêque de Trèves représenta les inconvénients du décret du quatre mai. Sept évêques de Hongrie dressèrent un mémoire sur le même sujet, et le cardinal Bathiani, primat de ce royaume, archevêque de Strigonie, remontra que les édits excédaient le pouvoir de l'autorité civile. Il observait que la bulle Unigenitus était un jugement de l'Eglise universelle, et citait à cet égard les actes du concile de Rome en 1725, l'encyclique de Benoit XIV en 1756, et les actes du clergé de France en 1765. On voit, par toutes ces démarches, combien est fausse l'allégation des auteurs de l'Art de vérifier les dates, qui prétendent que le décret de l'empereur ne souffrit aucune opposition.

Le nonce du Pape à Vienne seconda les efforts des évêques d'Allemagne. Enfin, Pie VI écrivit différentes fois à Joseph pour essayer de le ramener à des dispositions plus modérées. Mais, voyant qu'il ne gagnait rien, il prit une résolution inattendue. Il espéra qu'une entrevue avec Joseph aurait peut-être plus de succès, que ses observations et ses prières pourraient faire quelque impression sur ce caractère singulier. Il lui écrivit le quinze décembre, pour lui annoncer son dessein de faire le voyage de Vienne. Cette nouvelle ne fléchit point l'empereur; il répondit au Saint-Père que son parti était irrévocablement pris, et qu'il ne revenait jamais sur les mesures qu'il avait une fois adoptées. Pie VI n'en persévéra pas moins dans son projet. Il partit de Rome le dix-sept février 1782. Il reçut partout les honneurs dus à son rang : une affluence prodigieuse se rassemblait sur sa route, son voyage parut un triomphe populaire : l'empereur, avec son frère Maximilien, vint à sa rencontre à quelques lieues de Vienne, où le Pape fit son

entrée le vingt-deux mars, ne cessant de répandre les flots de sa bénédiction sur une foule de fidèles ivres de joie et de dévotion. Le Pape logea au palais de l'empereur, dans les appartements de Marie-Thérèse il célébra pontificalement pendant la semaine sainte. L'affluence, la dévotion allaient toujours croissant : les protestants eux-mêmes se sentaient attendris. Un luthérien écrivait dans le temps même à un de ses amis :

« L'effet de la présence du Pape à Vienne est prodigieux; et je ne m'étonne pas qu'elle ait produit autrefois de si étranges révolutions. J'ai vu plusieurs fois le Pontife au moment où il donnait sa bénédiction au peuple de cette capitale; je ne suis pas catholique; je ne suis pas facile à émouvoir; mais je dois assurer que ce spectacle m'a attendri jusqu'aux larmes. Vous ne pouvez vous figurer combien il est intéressant de voir plus de cinquante mille hommes réunis dans un même lieu par le même sentiment, portant dans leurs regards, dans leur attitude, l'empreinte de la dévotion, de l'enthousiasme avec lequel ils attendent une bénédiction dont ils font dépendre leur prospérité sur la terre et leur bonheur dans une autre vie. Tout occupés de cet objet, ils ne s'aperçoivent nullement de l'incommodité de leur situation; pressés les uns contre les autres, et respirant à peine, ils voient paraître le chef de l'Eglise catholique dans toute sa pompe, la tiare sur la tête, revêtu de ses ornements pontificaux, sacrés pour eux, magnifiques pour tous, entouré des cardinaux qui se trouvaient à Vienne et de tout le haut clergé. Le Pontife se courbe vers la terre, élève ses bras vers le ciel, dans l'attitude d'un homme profondément persuadé qu'il y porte les vœux de tout un peuple, et qui exprime dans ses regards l'ardent désir qu'ils soient exaucés. Qu'on se représente ces fonctions remplies par un vieillard d'une taille majestueuse, de la physionomie la plus noble et la plus agréable, et qu'on se défende d'une vive émotion en voyant cette foule immense se précipitant à genoux, au moment où la bénédiction se donne, et la recevant avec le même enthousiasme qui paraît animer celui dont elle la reçoit. Pour moi, je l'avoue, je conserverai toute ma vie l'impression de cette scène. Combien ne doit-elle donc pas être vive et profonde chez ceux qui sont disposés à se laisser séduire par les actes extérieurs ! » Ainsi parle ce luthérien.

L'historien philosophe qui le cite ajoute, en parlant du Pape : « L'empressement à se trouver sur son passage tenait de la frénésie. Le cours du Danube était souvent obstrué par la foule de barques qui remontaient ou descendaient chargées de curieux. Ils se pressaient par vingt et trente mille dans les rues qui aboutissaient à la

résidence de l'empereur, demandant à grands cris la bénédiction du Pape. Tous les passages se trouvaient interceptés, et plus d'une fois par jour, Pie VI était obligé de paraître à son balcon pour accorder à la foule impatiente le facile bienfait qu'elle implorait avec tant d'ardeur. A peine était-elle ainsi congédiée qu'on la voyait remplacée par une autre foule qui aspirait au même bonheur. L'affluence était si prodigieuse dans Vienne, qu'on craignit pendant quelque temps de manquer de subsistances. On accourait des parties les plus reculées des états héréditaires. On remarqua l'obstination plaisante d'un paysan qui était venu de soixante lieues pour voir le Pape. Il alla, en arrivant, se placer dans une des salles de l'appartement où demeurait sa Sainteté. Que venez-vous faire ici? lui demanda la garde. Je veux voir le Pape. Ce n'est pas ici que vous le verrez. Sortez. Non pas; j'attendrai jusqu'à ce qu'il paraisse. Je ne suis pas pressé, moi; faites, faites ce que vous avez à faire.Et il s'assied et mange son pain fort tranquillement. Il y avait quelques heures qu'il attendait ainsi, lorsque l'empereur, instruit de sa persévérance, l'introduisit lui-même chez le Pape, qui reçut fort bien l'empressé villageois, lui donna sa main à baiser, sa bénédiction, et en outre une des médailles qu'il avait apportées de Rome. Qu'ils sont donc discrets, ces Viennois, disait le paysan en se retirant fort satisfait, ils m'avaient caché que le Pape donnait de l'argent à ceux qui allaient le voir1.

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L'empereur se montra moins bien que son peuple. Il garda les convenances de la politesse envers le Pape, mais il ne rabattit rien ou presque rien de sa manie d'innover, de brouiller dans l'Eglise comme dans l'état. Son principal ministre, Kaunitz, se montra encore moins bien que l'empereur. Il n'observa pas même à l'égard du Pape la politesse vulgaire d'un homme bien élevé : il ne lui fit point de visite, et lorsque le Pape vint le voir de lui-même, il le reçut en habit du matin, avec une familiarité choquante, jusqu'à se remettre le chapeau sur la tête en sa présence. C'est ce Kaunitz qui poussait Joseph II à toutes ses innovations révolutionnaires qui ont fait perdre à la dynastie autrichienne non-seulement une de ses plus belles provinces, mais quelque chose de bien plus précieux. Généralement les princes d'Autriche-Habsbourg, ainsi que les princes de Lorraine, s'étaient montrés fidèles à Dieu et dévoués à son Eglise, ce qui leur avait concilié l'estime et l'affection générale des catholiques. Ce précieux héritage, accumulé de part et d'autre par des siècles de loyauté, Kaunitz et Joseph l'ont dissipé

'Mémoires historiques et philosophiques sur Pie VI, t. ▲, c. 12.

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