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Tout se transforme; pourquoi les principes de la Révolution seraient-ils plus immuables que ne l'ont été ceux de la société antique, de la féodalité ou de la monarchie absolue.

135. D'ailleurs il serait bien temps d'examiner d'un peu près ces fameux principes. Mais je ne veux pas me laisser entraîner dans une discussion sans rapport avec le sujet que je traite. Je me bornerai à observer qu'il semble à peu près établi que, si la bourgeoisie a, en 1789, aboli les privilèges légaux du clergé et de la noblesse, c'était beaucoup moins dans le but de faire régner la justice sur la terre que pour assurer et consolider légalement la prépondérance sociale et économique qu'elle avait su acquérir depuis un siècle.

Aussi, sans m'associer à toutes les attaques dirigées par les socialistes, contre la forme actuelle de la société, je serais assez disposé à soutenir qu'il n'y aurait rien d'absolument injuste, j'entends de contraire à la morale, dans une législation qui tenterait d'atténuer, dans une certaine mesure, par des privilèges légaux, au profit des faibles, l'effet désastreux trop évident des privilèges économiques des forts, de protéger tant soit peu, pour me servir du jargon des réunions publiques et des brochures de propagande socialiste, le travail contre le capital.

136. Mais je m'empresse d'ajouter que point n'est besoin pour nous de nous engager sur cette pente glissante, qui conduit peut-être à substituer aux injustices dont le peuple souffre aujourd'hui des iniquités absolument inverses et plus désastreuses. Gardons-nous bien de prendre le change. Il ne s'agit aucunement de constituer un régime légal favorable à l'ouvrier, oppressif pour le patron. J'ai bien insisté sur ce point que les employeurs sont d'accord avec les employés pour demander la modification de la loi en vigueur, aussi critiquable pour les uns que pour les autres. La législation nouvelle doit tenir, tout le monde en convient, une balance égale entre les intérêts en présence et

rétablir entre eux l'harmonie et la concorde. Pas de partialité pour les uns ou contre les autres.

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137. D'ailleurs, le mot privilège que l'on emploie comme un reproche à notre adresse cache, disons-le hautement, une véritable équivoque. Il avait pour les révolutionnaires un sens précis et très limité. Il désignait avant tout les exemptions d'impôts fort injustes dont jouissaient les membres de la noblesse et du clergé, et le monopole qu'ils exerçaient quant à de certains emplois. Etablir l'accès de tous les citoyens aux fonctions publiques, ainsi que l'égalité devant l'impôt, voilà ce qu'ils appelaient supprimer les privilèges. Mais ce mot avait, dans la langue juridique de l'ancien régime, un sens bien autrement compréhensif. Par son étymologie il signifie loi privée, loi spéciale, soit à une personne, soit à une catégorie de personnes, établie pour la protection des intérêts particuliers ou d'une classe d'intérêts. Ce fut bien là le sens général et primitif de l'expression privilège dans l'ancien régime. On appelait ainsi les lois spéciales, établies par la royauté, pour déroger à la coutume générale. Sans doute, trop souvent les nobles ou les hommes de robe profitèrent de la faiblesse des souverains qu'ils approchaient pour leur arracher des faveurs injustifiables. Mais il faut bien comprendre que les privilèges ont eu une portée plus large et une utilité plus générale. Rappelonsnous, pour nous en convaincre, que c'était par des privilèges que l'on protégeait le droit des auteurs sur leur œuvre, ce que nous appelons la propriété littéraire.

138. L'ancien droit vit fleurir une multitude de législations spéciales de cette sorte, provinciales, municipales, corporatives, etc., qui s'écroulèrent tout d'un coup en 1789. Peut-être y eut-il, dans leur abrogation, le résultat de calculs habiles. Un égoïsme avisé sut, en tout cas, mettre à profit un fol entraînement de logique philosophique. A l'unité du genre humain, considérée in abstracto, devait naturellement correspondre une législation non moins une, également abstraite. Mais maintenant que nous pouvons juger l'œuvre révolu

THÉORIE JURIDIQUE ET ÉCONOMIQUE tionnaire avec un recul suffisant et une impartialité plus froide, nous nous demandons si le résultat n'a pas été la substitution d'une poussière de ruines à une luxuriante forêt.

Une législation froide, abstraite, ne tenant aucun compte des diversités qu'établissent entre les hommes, et les régions qu'ils habitent, et les professions qu'ils exercent, peut-elle s'accommoder de la complexité de notre vie? Personne n'ose plus le soutenir. Derrière ce grand rideau du Code, qui cache trop souvent aux juristes la vie réelle, il s'est reconstitué dans notre siècle, lentement mais sûrement, une variété étonnante de législations spéciales, et notamment de législations professionnelles qui, sans doute, se rattachent aux règles générales du droit civil, mais en leur faisant subir les déviations les plus inattendues.

139.

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On ne contestera pas la nécessité de ces législations spéciales professionnelles. Elles ont, en outre de leur utilité immédiate, un rôle prépondérant sur la marche, sur les progrès du droit en général. Combien d'institutions qui font, aujourd'hui, partie du fonds commun de notre droit privé, sont nées de la réglementation spéciale à telle ou telle industrie, à tel ou tel métier. J'en appelle aux historiens du droit, aux romanistes. Qui ne sait ce que la théorie des obligations et de la vente doivent à la réglementation spéciale de la banque ou du maquignonnage d'esclaves.

Il n'est pas de conception juridique d'une portée générale qui, à un moment de l'évolution sociale d'un peuple, ne finisse par paraître insuffisante: son sentiment du droit s'étant développé, la conscience devenant plus délicate. Est-ce à dire qu'immédiatement on abandonne cette conception vieillie, comme un outil usé, pour en adopter d'emblée une nouvelle profondément différente? Ce serait une grave erreur de le croire. Même à notre époque, où le législateur se considère comme tout puissant et où des congrès nationaux ou internationaux se réunissent tous les jours dans les buts les plus divers, jamais on n'a vu un

parlement ou une assemblée de juristes mettre aux voix, après discussion, la question suivante: Doit-on maintenir ou abroger tel principe de droit?

140. Les intérêts que froisse, qu'entrave dans leur libre jeu, telle ou telle règle générale écrite ou coutumière, ne la heurtent pas de front, se bornent à demander modestement, humblement, de se soustraire à son application; puis, le mouvement gagnant de proche en proche, les exceptions finissent par faire disparaître la règle. On en cherche une explication théorique, on les rapproche, et de toutes ces législations spéciales, exceptionnelles, dérogatoires, on induit un principe nouveau qui vient tout naturellement, à son heure, prendre, dans le droit commun, la place du principe ancien, atrophié, flétri, qui ne subsiste qu'à l'état de survivance, dont on ne sait pas toujours se débarrasser à temps.

141.- Importance de la question quant à la théorie générale de la responsabilité. - Ces considérations abstraites ne sont pas un hors-d'œuvre. Elles ont pour but de montrer l'intérêt théorique considérable qui s'attache aux idées qu'a soulevées la question des accidents du travail, bien qu'elle semble, à première vue, n'avoir qu'une portée assez restreinte. Nous voyons poindre, en effet, dans les discussions de nos assemblées et des congrès, des aperçus nouveaux, d'ailleurs très imparfaitement dégagés, et qui sont de nature à modifier profondément les théories de droit civil sur la responsabilité.

Ainsi que je l'ai dit, notre question donne une curieuse application de la méthode historique.

L'évolution jurisprudentielle et législative de la réparation des accidents industriels n'est qu'une des faces de la très grande évolution qui emporte le droit privé

tout entier.

142. C'est une idée courante, aujourd'hui, qui a été magistralement dégagée par l'illustre jurisconsulte Thering, dans son traité de la faute en droit privé, que la notion de délit a, dans toutes les législations, précédé la notion de contrat.

Les premières relations juridiques ont été des relations délictuelles, ce n'est que plus tard qu'elles ont revêtu la forme contractuelle. C'est ainsi qu'on a puni d'une action pénale le dépositaire infidèle avant de sanctionner le contrat civil de dépôt.

Partant de cette idée, M. Sainctelette, dans son ouvrage sur la responsabilité et la garantie, remarque que dans nos sociétés modernes l'importance du contrat. va sans cesse en augmentant, tandis que celle du délit diminue sans cesse. Le droit moderne est aujourd'hui, dit-il, essentiellement contractuel; c'est du contrat, non du délit, que découle la plupart de nos obligations et les plus importantes.

143. L'observation de M. Sainctelette est juste, mais incomplète. Il manque, en effet, gravement au quatrième précepte de Descartes qui recommande de «faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que l'on soit assuré de rien omettre. »

M. Sainctelette, en effet, oppose sans cesse le contrat et le délit il ne connaît que ces deux termes; pour lui tout ce qui n'est pas contrat est délit et vice versa, de même que tout ce qui n'est pas vers est prose. C'est là une erreur évidente. Ouvrez le premier manuel venu : Vous voyez indiqué comme source d'obligations, à côté du délit et quasi-délit, du contrat et du quasi-contrat, la loi. Les obligations sont done contractuelles, délictuelles ou légales. Cette expression est absolument impropre, car, toutes les obligations sont légales elles naissent toutes de la loi, cela est évident pour les obligations délictuelles; cela n'est pas moins vrai pour les obligations contractuelles, puisque le Code sanctionne les conventions légalement formées par les parties et que, d'ailleurs, ces conventions ne sont pas autant de fantaisies individuelles sans précédents, mais la combinaison d'éléments empruntés à la pratique commerciale, notariale ou jurisprudentielle qui constitue le droit, autant et même plus que tel ou tel texte impératif du Code. En somme, cette classe, dite des obligations légales, est purement factice; elle

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