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pagnies ne sont pas tenues d'avoir des entrailles, et elles n'en auront pas.

>> Pour peu qu'il y ait chance de faire subir à l'ouvrier la déchéance tirée de sa faute lourde, elles s'empresseront de plaider contre lui et pourront le faire avec succès. En un mot, autant d'accidents, autant de procès. C'est la guerre déclarée de part et d'autre et pour ainsi dire installée en permanence au cœur du travail. »

Cette citation, dit M. Dejace, résume d'une manière claire et précise les sentiments du monde industriel (1), et elle concorde avec de multiples déclarations qu'il nous a été donné d'entendre et de recueillir (2).

Ainsi donc, les intéressés, patrons et ouvriers (3), s'accordent pour demander que le Risque Professionnel embrasse la faute lourde; prétendre appliquer cette abstraction aux réalités concrètes, c'est provoquer, ils le reconnaissent tous, d'innombrables procès. Lorsqu'ils adjurent le législateur d'établir entre eux la paix sociale, que trouvent-ils pour repousser une si juste demande? Quelques théoriciens, économistes ou juristes qui abusant de l'autorité que leur donne leur réputation, leur éloquence, leur expérience des tactiques parlementaires, savent entraîner la masse des esprits indifférents et routiniers qui sont la majorité des assemblées, comme de toutes les réunions d'hommes (4).

(1) Elle est extraite du document suivant De la réparation des accidents du travail en Belgique; rapport de l'Union des charbonnages, mines et usines métallurgiques de la province de Liège, p. 22.

(2) Chambre de commerce de Liège, Huy et Varenne; rapport sur le projet de loi relatif au contrat de louage de services. Déclaration de M. Veyssier, au Congrès de Berne, p. 682 précitée.

(3) Les compagnies d'assurances elles-mêmes ont le plus grand intérêt pour établir les primes, à ce que tout accident donne droit à une indemnité absolument fixée; que peuvent valoir les statistiques si un élément moral vient en fausser l'application? D'un autre côté, elles n'ont elles aussi qu'à gagner à la suppression des procès qui ont tant contribué à les rendre impopulaires dans les milieux ouvriers. (Cf. Maxime Lecomte, Sén, 20 mars 1896, J. Off., p. 282.)

(4) Sans doute, des industriels ont combattu le Risque Professionnel, mais c'est comme partisans d'un système d'assurance obligatoire, c'està-dire qu'ils se prononcent pour une solution infiniment plus

socialiste.

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194. Et sur quelle idée s'appuient-ils? Sur l'idée que chacun doit répondre de ses fautes, rien que de ses fautes. Mais, tandis que les uns maintiennent cette formule dans toute sa rigidité, d'autres, moins logiques, cédant au courant qui les entraîne, sacrifient, sans doute, la faute légère, mais tiennent à sauver la faute lourde, ne serait-ce que pour l'honneur du principe qu'ils considèrent comme immuable et sacré. A mesure que les discussions se prolongent, ils oublient que le Risque Professionnel a sa base non pas, je ne cesserai de le répéter, dans la faute, mais, dans le simple dommage, et que, par conséquent, il ne saurait, d'après son essence originelle, comporter des distinctions empruntées à la responsabilité délictuelle qu'il doit remplacer.

Les accidents dus à une faute grossière sont aussi inévitables que les autres, et ils concourent ensemble à l'établissement de ce coefficient de risques, que la statistique relève pour chaque métier, et dont la constance même nous montre le peu d'importance, en cette matière, de l'élément moral ou psychique. Graves ou légères, les imprudences des ouvriers ou des patrons découlent de la vie qu'ils mènent et de l'habitude qu'ils prennent du danger. Comment expliquer autrement l'insouciance qui nous semble, à nous, si criminelle, des mineurs allumant leurs pipes dans des galeries grisouteuses ou des gaziers recherchant les fuites avec une allumette. En somme, M. Poirrier donnait une formule très acceptable en disant que l'industrie doit répondre des défaillances aussi bien morales que physiques de l'ouvrier (1).

Mais, en somme, peu importe la théorie: ce qui doit faire repousser l'exception de la faute lourde, ce sont les abus auxquels donnerait lieu l'adoption dans la loi de formules vagues, indéterminées, qui laisseraient trop de pouvoir aux magistrats (2).

195. Impossibilité de définir la faute lourde.

(1) Sėn., 10 juin 1895, J. Off., p. 580.

-

(2) Tirard, Sén., 25 mars 1889, J. Off., p. 333. V. en sens contraire Pouyer-Quertier, qui déclare (ib., p. 336) « aimer mieux l'appréciation du tribunal, que les règles draconniennes qui résulteraient de la loi. »

Ainsi, pour couper court à cet abus, a-t-on songé à donner une définition de la faute lourde. M. Bérenger pressait vivement ses collègues de lui en apporter une (1). Son appel ne fut pas entendu, cela se comprend : Omnis definitio periculosa. Les civilistes n'en présentent aucune qui soit satisfaisante et se bornent à répéter, avec les jurisconsultes romains, qu'elle consiste à ne pas comprendre ce que tous les autres comprennent: id est non intelligere quod omnes intelligunt, et que lata culpa dolo est proxima. Je reviendrai sur cette dernière formule quia indirectement influé sur une des rédactions adoptées. Je me borne à constater, pour le moment, que ces deux brocards ne constituent pas une définition, et qu'il est impossible d'en tirer une indication tant soit peu précise pour les magistrats qui devront appliquer la loi.

On n'est guère plus satisfait du projet de la loi belge (2), d'après lequel (article 16) le chef d'entreprise ne doit être considéré comme en faute « que par l'oubli des devoirs essentiels de protection qui lui incombent à l'égard de son personnel. »-« Ne constituent pas, dit l'article 15, la faute de la part de la victime, les maladresses légères et accidentelles qui peuvent être amenées par l'àge ou par les conditions dans lesquelles le travail. ou le service doit être exécuté. » Voilà une pure tautologie La faute lourde est celle qui n'est pas légère! Ceci nous montre que nous n'arriverons jamais à donner une définition qui ne soit pas une paraphrase plus ou moins ridicule d'une épithète vague par elle-même, ou son remplacement par un autre qualificatif, comme impardonnable, inexcusable (3).

(1) Sén., 1er avril 1889, J. Off., p. 383. (2) Congrès de Milan, I, p. 769.

(3) Amendement Ribot et Camescasse (Ch., 22 mai 1888, J. Off., p. 1472). C'est cette expression qui, on le verra plus tard, a été adoptée par le Sénat en 1896; M. Maxime Lecomte (20 mars 1896, J. Off., p. 282), préférait «impardonnable, inexcusable, » s'appliquant, selon lui, bien plus aux personnes qu'aux choses. « On pourrait même, disait-il, se servir des périphrases de certains arrêts, par exemple, une faute qu'une prudence vulgaire permettrait d'éviter, ou bien une faute qui ferait croire qu'on l'a fait exprès. » (!!)

196. Aussi nos représentants se sont demandés si, à défaut d'une formule générale impossible à trouver, il ne convenait pas de donner simplement quelques exemples; le législateur attacherait, d'une façon plus ou moins arbitraire, le caractère de faute lourde à certains faits précis. L'un de ces faits, l'ivresse, se trouve prévu par l'article 2 de la proposition de Mun, et par l'article 16 de la proposition Blavier, qui indique en même temps la désobéissance formelle aux ordres reçus. De même, au Congrès de Paris (1), M. Gauthier, président de la chambre syndicale des entrepreneurs de couverture et de plomberie de Paris, voulait faire de la désobéissance contre toute raison aux règlements de fabrique « une cause de déchéance. » C'était aussi l'avis du ministre du commerce, M. Jules Roche, dans l'exposé des motifs de son projet. On peut citer encore, dans le même sens, les amendements de MM. Wickersheimer (2), Maxime Lecomte et Bernard (3). Mais cette idée a soulevé de très vives critiques. Voici comment M. Veyssier s'exprimait à ce sujet au Congrès de Berne (4) « Il ne faut jamais avoir manié un outil au compte d'autrui pour ignorer que les nécessités du tra

(1) II, p. 218.

(2) Ch., 2 juill. 1888, J. Off., p. 1955. « Sauf le cas d'inexécution des règlements par l'ouvrier. »

(3) Sén., 6 déc. 1895. Cet amendement est ainsi conçu: «< S'il est prouvé que l'accident est arrivé par suite d'ivresse manifeste de la victime ou d'infraction commise par elle aux dispositions d'un règlement d'atelier connu des ouvriers et pratiqué dans cet atelier ou ce chantier, ou bien par suite de la désobéissance de la victime à un ordre formel du chef d'entreprise ou de ceux qu'il a préposés à la direction ou à la surveillance des travaux, le tribunal devra réduire d'un tiers au moins et de moitié au plus, le chiffre de la pension à allouer à la victime ou à ses représentants. S'il est prouvé que l'accident est arrivé par suite d'une infraction aux lois et décrets concernant les conditions du travail, commise par le chef de l'entreprise ou par un de ceux qu'il a préposés à la direction des travaux, ou d'infraction aux règlements d'atelier ou du chantier, commise par les mêmes personnes, ou par suite de l'exécution d'un ordre formel donné par l'une de ces personnes, ou de la remise par elle d'un instrument de travail manifestement défectueux, le tribunal devra augmenter d'un tiers, au moins, et de moitié, au plus, la pension à ces victimes ou à leurs représentants. »

(4) P. 684.

Vail obligent parfois l'ouvrier à l'inobservation des prescriptions de son patron. Si donc, dans ces conditions un accident se produit, est-il juste que le blessé, qui n'a désobéi que pour activer ou faciliter le travail, soit privé de tout secours? Et sa famille doit-elle être aussi la victime de l'imprudence ou de l'excès de dévouement de son chef? Les intérêts bien compris de la société ainsi que de l'humanité répondent

non. »

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197. Exclusion des faits criminels et délictueux. - Une solution semble devoir nous donner pleine satisfaction. Elle consiste à n'exclure du risque professionnel que les accidents résultant d'actes criminels ou délictueux; c'est la formule à laquelle s'étaient arrêtés MM. Félix Faure et de Mun. Mais, comme l'a très bien dit M. Thévenet (1), elle détruirait tous les bons effets que nous attendons de la loi. Les procès que nous voulons supprimer, se développeraient, au contraire ; ils auraient, ainsi que l'a reconnu M. Dejace, « une influence désastreuse pour la paix sociale (2). » Tous les efforts tendraient en effet à transporter les litiges sur le terrain pénal. En vain M. Chimirri répondaitil (3), prenant la défense de son projet, « que ce n'est pas l'action en responsabilité qui engendre la poursuite correctionnelle. Celle-ci est confiée aux représentants de l'autorité judiciaire, qui l'exercent dans l'intérêt social, en dehors et au-dessus de l'intérêt privé des victimes. » Le raisonnement ne vaut rien, tout au moins en France où les particuliers disposent d'une arme terrible, j'entends le droit de citation directe devant le tribunal de police correctionnelle dont les ouvriers n'ont que trop abusé jusqu'à présent. Ils en abuseraient bien davantage si c'était pour eux un moyen et le seul dont ils disposent pour obtenir une indemnité supérieure à la tarification légale.

(1) Ch., 18 mai 1888, J. Off., p. 1441.
(2) Congrès de Milan, II, p. 260.
(3) Ibid., II, p. 298.

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