Page images
PDF
EPUB

qu'elle dépassait de beaucoup les revendications des ouvriers, il s'exalte tout d'un coup, nous accuse de modérantisme et déclare qu'elle n'est plus suffisante. »

226. Tout le monde est d'accord pour ne rendre à l'ouvrier blessé qu'une partie de son salaire; d'abord, parce que, s'il convient d'indemniser les victimes, il est non moins important de ne pas écraser l'industrie de charges formidables. Ensuite, et surtout, parce qu'il est inadmissible qu'un ouvrier reçoive, après avoir cessé de travailler, sans labeur, autant qu'il gagnait par son travail. Les pensions que l'Etat paie aux fonctionnaires civils ou militaires, vieillis ou invalides, sont toujours inférieures à leur traitement ou solde d'activité. Enfin, on a très justement fait observer que l'ouvrier est souvent blessé dans la plénitude de sa force, à un àge où son salaire est le plus élevé. S'il n'avait pas été sinistré, son gain serait-il resté jusqu'à sa mort ce qu'il était au jour de l'accident? Evidemment non. A mesure que décroissent les forces du travailleur, son gain diminue; il devient nul, lorsque la vieillesse arrive. Si done on lui attribue, à raison de son invalidité, une rente qu'il conservera jusqu'à sa mort, au moins cette rente ne doit pas être trop élevée « puisqu'elle écarte de la victime l'éventualité du chômage, du risque de maladie, des conséquences naturelles de T'affaiblissement des forces dans la vieillesse, de l'invalidité et du changement de métier, compensation légitime de l'état d'infirmité auquel il est réduit (1). »

227. Il n'a donc jamais été question que de servir à l'ouvrier une portion de son salaire. Cette portion peut-elle être déterminée a priori et par des arguments purement rationnels? On la tenté. Les uns, comme M. Félix Martin 2, sont partis de cette idée que la réparation des accidents doit être supportée par l'industrie, la profession. « Or, qu'est-ce que l'industrie, la

(1) Blavier, Sen., 5 juill. 1895, J. Off., p. 744 et suiv.

(2 Sen., 2 juill. 1889, J. Off., p. 853 : 6 fév. 1890, J. Off., p. 61, et Son., 20 mars 1896, J. Off., p. 286. V. dans le même sens, ch. comm. Beauvais, 1895.

profession, sinon l'association du patron et de l'ouvrier. En bonne logique, en toute équité, chacun des associés doit être, en cas d'accident, garant et débiteur de la moitié du salaire. Ne pouvant forcer l'ouvrier à se restituer à lui-même la moitié de son salaire, nous intervenons pour lui garantir l'autre moitié, celle qui demeure à la charge du patron. » La conséquence de ce raisonnement est done que l'indemnité attribuée à l'ouvrier doit être, en tout état de cause, égale à la moitié du salaire total ou à la moitié de la portion du salaire dont il est privé. C'est, en effet, à ce résultat que tendait le contre-projet de M. Félix Martin, sur lequel j'aurai à revenir longuement.

228. - C'est à cette même proportion de moitié qu'est arrivé M. Blavier en partant des statistiques. « Aujourd'hui, dit-il, par application de l'article 1382, le patron est tenu d'indemniser les victimes d'accidents dans vingt cas ser cent; en accordant cinquante pour cent, vous faites un pas considérable 1. » Mais, sur ce terrain de la statistique, M. Blavier a été facilement battu par le rapporteur, M. Poirrier (2), « Le patron, dit-il, doit répondre. en bonne justice, non seulement des accidents survenus par sa faute, mais encore de ceux provenant d'un cas fortuit ou de force majeure. Par application de ce principe. l'industriel devrait une réparation intégrale du préjudice causé par soixantedix accidents sur cent. Le caractère forfaitaire de la loi consiste précisément en ceci qu'elle constituera, dans tous les cas. « une réparation égale à 70°。 du préjudice réellement causé à l'ensemble des victimes. »

Voilà comment on a prétendu justifier théoriquement le système adopté dans les divers projets et qui consiste à fixer la rente à deux tiers du salaire annuel, au moins en cas d'incapacité permanente et absolue.

1 Sén., 5 juill. 1895, J. Off., p. 744 et 746. Il commet une erreur evidente lorsqu'il dit (p. 747) qu'aujourd'hui le patron est obligé dans la proportion de 48%.

(2) Dans son deuxième rapport, p. 17, et Sén., 5 juill. 1895, J. Off., P. 745.

229. Multiplicité des questions à résoudre. — C'est, qu'en effet, la difficulté que j'examine ainsi à un point de vue général, est des plus complexes, et c'est ce qui explique les interminables discussions qu'elle a soulevées et que je me suis donné la pénible tâche de résumer, de dominer plutôt, car il importe de ne pas nous noyer dans les détails.

A chaque instant, soit à la Chambre soit au Sénat, on parlait de fixité et de variabilité de l'indemnité. Chacun des antagonistes reprochait à ses rivaux la variabilité de leur système et prônait le sien comme ayant réalisé la fixité de l'indemnité, prétentions bien vaines de part et d'autre. En réalité, toutes les combinaisons, même les plus stables en apparence, contiennent de multiples éléments de variation.

L'obligation que l'on prétend mettre à la charge des industriels oscille beaucoup par la force même des choses. Les droits de la victime varient non seulement quant à leur importance, mais même quant à leur nature, à raison de faits matériels et objectifs et de considérations personnelles et subjectives.

Ainsi, par exemple, faut-il prendre en considération la faute commise par l'ouvrier ou par le patron pour diminuer ou majorer les indemnités mises à la charge de ce dernier, la question ne se posant que pour celles qui seront dues en cas de mort ou d'incapacité permanente? Ces sinistres doivent-ils être réparés uniquement par l'attribution, aux victimes ou à leurs ayants droits, de rentes viagères ou temporaires, ou ne convient-il pas, dans certains cas, de leur donner un capital?

Doit-on, en cas de mort, tenir compte de la situation de famille de l'ouvrier tué? Comment apprécier la gravité des conséquences de l'accident lorsqu'il entraîne une incapacité permanente partielle? Enfin, quelle doit être la durée des incapacités temporaires lorsqu'elle donne droit à une allocation journalière?

Voilà le sommaire des questions qui ont été discutées au Parlement et que je dois passer en revue.

230. Restriction de la loi aux accidents.

Mais

Exclusion des maladies professionnelles. auparavant, je dois faire une remarque préliminaire. La loi, telle qu'elle se dessine, ne s'appliquera qu'aux accidents, elle exclura les maladies, même les maladies professionnelles.

Aucun des projets ne définit l'accident, et nous sommes réduits, pour nous éclairer sur ce point, à nous reporter aux règles adoptées par les compagnies privées d'assurances et qui ont été très bien résumées par M. Marestaing, dans son rapport sur la définition des accidents du travail, au Congrès de Paris (1). « L'accident n'existe, y lisons-nous, que lorsqu'il s'accuse sous forme de lésion, c'est-à-dire d'un traumatisme (2) dû à une cause violente, fortuite et extérieure.

231. >> Ainsi toute mort et toute incapacité de travail provenant de l'action du feu, de jets de vapeur et de tout choc avec un corps compact, sont considérées comme accidents, de même que les asphyxies et les empoisonnements subits provoqués par l'eau et les gaz. délétères. Par contre, ne sont pas considérés comme accidents : les affections à solutions non immédiates, déterminées par le contact accidentel de l'eau, par le séjour prolongé dans les lieux humides et malsains, par les empoisonnements progressifs provoqués par le plomb, le cuivre, le mercure, le phosphore, par les lésions organiques dues à l'effet lent des poussières animales et minérales, par le maniement des substances délétères... Toutefois, les sociétés privées ont été amenées à reconnaître l'existence d'une série d'affections qui semblent, en même temps, confiner aux caractères distinctifs de l'accident et de la maladie proprement dite. Citons les lombagos, tours de reins, ruptures musculaires, coups de fouet, les hernies, durillons forcés, ampoules, rupture de varices.

(1) I, p. 117. Cf. le discours de M. Henry (Congrès de Paris, II, p. 65) et le rapport de M. Van der Borght (Congrès de Milan, I, p. 811.)

(2) M. Testelin a proposé au Sénat (22 mars 1890, J. Off., p. 321) de formuler ainsi l'art. 1or: «Tout accident traumatique... >>

232.

[ocr errors]

>> Presque toujours il y a doute dans ces cas particuliers. Aussi, pour éviter les fàcheuses difficultés auxquelles ils donnent lieu, conviendrait-il d'en faire. lénumération et de faire décider par la loi que telle ou telle de ces affectations sera considérée comme accident ou maladie. Une solution moins absolue pourrait peut-être intervenir à l'occasion de quelquesunes d'entre elles. Le lombago. par exemple. serait considéré comme accident lorsqu'il est le produit subit, unique et prouvé d'un violent effort survenu dans le travail. De même pour la hernie si elle est prouvée. »

233. La question des maladies professionnelles n'a été discutée qu'une seule fois à l'occasion d'un amendement de M. Fairé. qui les assimilait aux accidents. Cet amendement fut rejeté sur un discours de M. le docteur Desprès, discours long et technique, d'où il résultait qu'il est très difficile de distinguer les maladies ayant leur origine dans la profession, de séparer la phtisie des charbonniers de la phtisie congénitale, et que certaines de ces maladies, comme la nécrose dentaire des allumettiers, pourraient être évitées par des précautions hygiéniques. Il convient done, suivant l'observation de M. Guieysse, de s'occuper des maladies professionnelles dans les lois sur l'hygiène. et de restreindre notre loi aux accidents traumatiques 1.

234. Du moment qu'on exclut du bénéfice de la loi les maladies professionnelles, à plus forte raison <«<les indemnités ne seront-elles dues qu'aux conséquences directes et immédiates des accidents. et non pour les suites d'une opération chirurgicale qui n'aurait pas été motivée par l'accident lui-même, ni pour les aggravations résultant de lésions ou d'infirmités préexistantes. » Je reproduis les termes d'un amendement présenté à la Chambre (2) sur l'article 8. Son auteur n'avait, en le déposant, a-t-il dit lui-même.

(1) Ch., 3 juin 1893, J. Off., p. 1587 à 1591.

(2) Dron, Ch., 5 juin 1893, J. Off., p. 1613. V. le rapport de M. Marestaing, sur la définition des accidents du travail Congrès de Paris,. I, p. 119).

« PreviousContinue »