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la nature même de l'infirmité sera contestée, l'ouvrier soutenant que son incapacité est absolue, le patron prétendant qu'il peut encore travailler? Il est bien évident que nous ne pouvons éviter d'avance ces litiges par une énumération dans le genre de celle qu'on lit dans les projets votés à la Chambre, en 1888 (art. 2) et 1893 (art. 3), et qui ne se retrouve pas dans les textes adoptés par le Sénat (perte complète de la vue, de la raison ou de toute autre infirmité incurable qui rend le travailleur impotent). Il est bien certain que, ainsi que l'ont fait observer MM. Basly (1) et Félix Martin (2), les difficultés de cette nature ne peuvent être tranchées que par le juge, éclairé par les médecins.

259. C'est encore devant le juge que la victime ou ses ayants droit reviendront si l'incapacité, de partielle qu'elle était d'abord, devient absolue; par exemple l'ouvrier qui avait perdu un œil perd plus tard l'autre des suites lointaines de l'accident (3). Nous sommes ainsi amenés à l'incapacité permanente absolue.

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260. Incapacité permanente absolue. C'est cette catégorie d'accidents qui a soulevé le moins de difficultés. Les seules discussions que nous ayons à signaler sont relatives au coefficient de l'indemnité.

Dans la première proposition, M. Félix Faure distinguait entre les hommes et les femmes. A ces dernières, il attribuait une rente viagère annuelle, variant du huitième au tiers du salaire, avec un maximum de

(1) Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1451.

(2) Sén., 2 juillet 1889, J. Off., p. 855.

(3) Félix Martin, Sén., 2 juillet 1889, J. Off., p. 854, et 6 fév. 1890, J. Off., p. 68.

L'article 26 du projet de 1888, interdisant en principe la revision, cette disposition assez injustifiable fut supprimée par la commission du Sénat. M. Félix Martin ne put faire admettre par la Chambre Haute un amendement ainsi conçu: «Si du fait de l'accident et moins de trois ans après, l'incapacité partielle devient totale ou entraine la mort, il y aura lieu à revision. » Il présente plus tard un autre amendement disant exactement le contraire, qui se trouve rapporté plus bas, no 298, p. 217. Mais la revision, tant pour majorer les indemnités que pour les réduire, est prévue par les art. 34 et 21 des projets votés à la Chambre en 1893 et au Sénat en 1895, et par l'article 8 du texte adopté par le Sénat, le 24 mars 1896.

500 francs et un minimum de 200 francs. Ces deux limites extrèmes étaient, pour les hommes, de 370 fr. et 750 fr.. et la rente était du tiers du salaire. En outre, l'ouvrier marié avait droit en plus à une rente de 100 francs pour sa femme et de 100 francs par enfant légitime, jusqu'à l'âge de seize ans. Ce système, qui faisait varier l'indemnité, en cas d'incapacité absolue, avec la situation de famille de la victime, est depuis longtemps abandonné.

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261. Le projet voté en 1888 à la Chambre (art. 2), attribuait à l'ouvrier une rente variant, suivant les circonstances, entre le tiers et les deux tiers du salaire, avec un minimum de 400 fr. pour les hommes et de 250 fr. pour les femmes. M. Frédéric Passy avait vainement demandé la suppression des minima (1), et deux députés s'étaient prononcés pour le système d'une indemnité fixée, nécessaire, à leurs yeux, pour faciliter l'assurance. Ils la voulaient établie uniformément: l'un, M. Bovier-Lapierre (2), au quart du salaire; l'autre, M. Le Gavrian (3), à la moitié. C'est également ce chiffre de moitié que M. Félix Martin adoptait dans son contreprojet, lequel, on le sait, fut renvoyé à la commission (4); il fut maintenu dans la nouvelle rédaction présentée par M. Bardoux et finalement adopté par le Sénat.

262. Le projet présenté à la Chambre en 1893 attribuait à l'ouvrier, atteint d'une incapacité permanente et absolue, une pension égale aux deux tiers du salaire. Ce chiffre fut attaqué à la fois comme insuffisant et comme trop élevé. D'abord, à la Chambre, M. Julien Goujon demanda que la pension fût égale à la totalité du salaire. Je n'ai pas à revenir sur ce que j'ai déjà dit de la discussion générale qui s'est ouverte à l'occasion de l'amendement de M. Goujon (5). En sens inverse, au Sénat en 1895, comme je l'ai dit également,

(1) Ch., 2 juillet 1888, J. Off., p. 1955.
(2) Ch., 18 mai 1888, J. Off., p. 1443.
(3) Ch., 24 mai 1888, J. Off., p. 1496.
(4) Sén., 1er juillet 1889, J. Off., p. 848,
(5) Ch., 5 juin 1893. J. Off., p. 1591 à 1593.

M. Blavier (1) soutint le système qui avait triomphé cinq années auparavant, c'est-à-dire la réduction de la rente à moitié. Mais ces deux orateurs ne réussirent pas à convaincre leur assemblée respective, et elles s'en tinrent au coefficient des deux tiers. Il en résulte, dans les deux projets votés en 1893 et 1895, un léger défaut d'harmonie, puisque, ainsi que nous l'avons vu, l'allocation, en cas de chômage temporaire, est limitée à la moitié du salaire; mais j'ai dit que cette différence a été longuement débattue et qu'elle se justifie fort bien. Au contraire, on a laissé passer sans discussion et peut-être par inadvertance, au Sénat, en 1895, une différence qui ne se justifie guère, entre les incapacités permanentes absolues et les incapacités également permanentes, mais partielles.

263. Il semble bien que ces dernières ne donnent droit qu'à des indemnités établies sur la base de la moitié seulement du gain quotidien. Cela résulte, de la formule de l'article 3, § 2 « une rente égale à la moitié de la réduction que l'accident a fait subir au salaire. » Ainsi, par exemple, un ouvrier gagnant 3 fr., devient impotent il recevra une rente de 2 francs. Il gagne 6 fr., et son salaire étant réduit de moitié par l'accident, il ne recevra que 1 fr. 50; c'est-à-dire que, à une perte égale du salaire, correspondra une rente plus forte dans le cas d'incapacité absolue que dans celui d'incapacité partielle. Rien, dans les discussions de l'année dernière, ne prouve que les rédacteurs de ce texte aient prévus la conséquence qu'on peut en tirer.

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264. Une observation identique pourrait être faite sur la rédaction adoptée le 24 mars 1896, et qui établit également une différence, quant au coefficient, entre les deux espèces d'incapacité « Pour l'incapacité absolue permanente, elle ne peut être supérieure aux deux tiers du salaire, ni inférieure au tiers. >> Ce minimum a été ajouté, on le sait, au cours de la discussion, au texte présenté dans le rapport de M. Thévenet.

(1) Sén., 5 juillet 1895, J. Off., p. 744 à 746.

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265. Accidents mortels. — Frais généraux.

Nous arrivons au cas où l'accident a causé la mort de la victime, soit qu'elle meure sur le coup ou seulement quelque temps après et avant la liquidation d'une rente d'invalidité.

Les projets mettent généralement à la charge du patron les frais funéraires et de deuil dans la limite d'un maximum de cent francs, ainsi que les frais médicaux et pharmaceutiques (1). Ces dispositions n'ont été critiquées que par M. Félix Martin, qui a demandé que ces dépenses fussent laissées à la charge des sociétés de secours mutuels (2).

266.- Indemnités aux ayants droit de l'ouvrier tué. -Doivent-elles varier avec sa situation de famille ? Ce qui a soulevé au contraire de très graves difficultés et provoqué des discussions interminables, non seulement dans les assemblées mais aussi dans les congrès, c'est la très délicate question des indemnités à servir aux ayant droits de l'ouvrier tué (3).

267. Le système adopté par la Chambre en 1893 (art. 6) et par le Sénat en 1895 (art. 4), consiste dans l'attribution de rentes au conjoint survivant, aux enfants et aux ascendants. Pour le conjoint la rente serait égale à 20 0/0 du salaire; elle serait de 15 0/0 pour un enfant et 25 0/0 pour deux enfants; de 35 0/0 pour trois enfants, et de 40 0/0 pour quatre enfants ou plus. Lorsque les enfants sont orphelins de père et de mère, la rente de chacun est de 20 0/0 avec un maximum de 50 0/0. Si la victime est célibataire ou ne laisse ni conjoints ni enfants, les ascendants qui au

(1) Projet voté en 1888 (art. 4, § 10); projet voté au Sénat en 1890 (art. 2); projet voté en 1893, à la Chambre (art. 6, § 1er). Sur la demande de M. Grousset, le mot secours y a été remplacé par celui d'allocation (Ch., 15 juin 1893, J. Off., p. 1611); projet voté au Sénat en 1895 (art. 4, dernier paragraphe) et projet voté au Sénat le 24 mars 1896 (art. 4).

(2) Sén., 2 juillet 1889, J. Off., p. 855.

(3) V. le rapport de M. René Jourdain, sur l'intervention des tribunaux pour la fixation des indemnités bénéficiaires de l'indemnité

suivant l'état civil des victimes (Congrès de Paris, I, p. 427, et la discussion de ce rapport, t. II, p. 264, 270, 277 et 284).

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raient droit à une pension alimentaire recevront une rente de 10 0/0 du salaire avec un maximum de 20 0/0. 268. Ces dispositions ont soulevé les plus vives critiques. On a proclamé à maintes reprises que ce système de tarification, qui fait varier les charges de l'industriel en raison de la situation de famille de la victime, est à la fois injuste et dangereux (1). Injuste! Que doit en effet l'industrie représentée par le patron? La réparation du tort causé par l'accident, et ce tort est toujours le même quelle que soit la famille de l'ouvrier: il consiste dans la perte ou la réduction du salaire. Le salaire est indépendant de l'état civil de l'employé ; aux yeux de l'employeur l'homme marié et chargé d'enfants est sur le même pied que le célibataire, il ne produit pas davantage. Ce sont deux unités identiques. Le salaire doit être la base de l'indemnité au cas de mort comme au cas d'invalidité. En dehors de l'idée de salaire il n'y a que « du sentiment. » L'humanité n'a rien à voir dans une loi sur la responsabilité; il ne convient pas de lui donner le caractère d'une législation d'assistance publique.

269. En outre, a-t-on dit, les industriels ne pourront supporter les charges que nous leur imposons qu'en s'assurant. N'allez-vous pas rendre cette assurance. sinon impossible, tout au moins très difficile et fort onéreuse. L'assurance suppose, pour fonctionner, une certaine fixité dans les charges qu'on lui fait couvrir. << Des indemnités dont il est impossible de prévoir à l'avance le chiffre, disait M. Frédéric Passy à la Chambre en 1888, sont instables, et vous risquez de ne pas trouver une compagnie qui puisse vous faire une assurance ferme, parfaitement sérieuse, parce qu'elle vous répondra nécessairement Je ne sais pas contre quoi je vous

(1) Blavier, Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 198, et les discussions du Congrès de Paris, précitées. Si la chambre de commerce d'Arras (1895) s'est prononcée pour la variation de l'indemnité, à raison de la situation de famille de l'ouvrier tué, plusieurs autres chambres se sont prononcées en sens inverse: ch. comm. Rennes (J. Ch. Comm., 1888, p. 373), d'Avesnes (ib., 1889, p. 15), et de Flers, 1889.

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