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295. Ce n'est pas d'ailleurs au Parlement qu'appartient l'honneur d'avoir inventé cette combinaison. Le système d'allocation éventuelle ou alternative d'une rente ou d'un capital était pratiqué depuis longtemps par les caisses d'assurances fondées par les syndicats, comme celui des entrepreneurs de maçonnerie.

296. Reversibilité. La pension viagère présente un très grave défaut. Elle s'éteint par définition même avec le rentier; celui-ci en fait profiter sa famille sa vie durant, mais la laisse sans ressources après sa mort. Cet inconvénient est particulièrement sensible en notre matière, car c'est un fait bien connu que les accidents abrègent sensiblement la durée de la vie chez les personnes atteintes d'infirmités.

Il se peut parfaitement qu'un ouvrier languisse et meure fort peu de temps après la liquidation de sa pension; sa femme et ses enfants seront dans la misère alors qu'ils auraient une faible rente si leur auteur était mort sur le coup. Pour parer à cette désastreuse éventualité, M. Félix Martin proposa deux dispositions qui ne furent pas adoptées. La première est cet amendement que nous avons déjà vu (1), et qui, origine de la revision adoptée en 1893 et 1895, reconnaissait aux ayants cause de la victime le droit de saisir à nouveau le tribunal après la mort de leur auteur, si cette mort, survenue dans un délai de trois ans, était une suite de l'accident.

Quant à la seconde, je la trouve dans le contre-projet même de l'honorable sénateur, dont un paragraphe était ainsi conçu : « Si le traumatisme est de nature à abréger la survie de la victime, le tribunal civil pourra affecter tout ou partie du capital constitutif de sa rente à la création de rentes temporaires ou viagères sur la tête de ses ayants droit. »

297. Mais ne doit-on pas aller plus loin? « Le seul remède à cette lamentable situation consisterait, disait M. Félix Martin, à rendre obligatoire la reversibilité

(1) V. plus haut, no 259, p. 190, note 3.

de la rente; » mais il n'osait le proposer, ne reconnaissant pas au législateur le droit d'imposer la prévoyance et de restreindre le droit absolu de la victime sur son indemnité (1); » il voulait lui permettre d'exiger que la rente viagère, à laquelle elle a droit, soit pour partie reversible sur la tête de sa femme et de ses enfants. Pour donner satisfaction à ce desideratum. la deuxième commission du Sénat insérait, dans l'article 2, § 2, un paragraphe ainsi conçu : « Le versement de la somme représentative de la pension doit être fait, si la victime le demande, en totalité ou en partie, à capital réservé. L'ouvrier, disait le rapporteur, pourra décider qu'il n'aliénera pas le capital qui se retrouvera dans sa succession(2). Mais cette expression de « capital réservé » a soulevé les critiques les plus acerbes de M. Félix Martin : « Ce texte est extravagant, disait-il, si on entend par là que le patron peut être tenu de constituer la rente d'invalidité à capital réservé, soit une charge de 18,000 francs, par exemple, au lieu de 10,000. En somme, la combinaison revient à ceci : Avec une partie du capital constitutif de la rente, la victime contractera une assurance, en cas de décès, à prime unique, laquelle assurance sera, d'ailleurs, refusée par les compagnies ou acceptée à des conditions exorbitantes, à raison de l'état de santé déplorable de l'invalide. Cette disposition restera lettre morte: on ne peut pas croire qu'il se rencontrera des ouvriers se laissant mourir de faim pour enrichir leurs héritiers (3). » Revenant un autre jour sur la même question, M. Félix Martin invoquait l'autorité de M. Béziat d'Audibert pour interpréter l'expression qu'il critique, en ce sens que le débiteur de la rente servira au rentier, jusqu'à son décès, les intérêts du capital qui se retrouvera ensuite dans sa succession pour être remise à ses héritiers(4. J'ajouterai

(1) Sén., 6 fév. 1890, J. Off., p. 62 et suiv.

(2) Sén., 6 fév. 1890, J. Off., p. 64.

(3) Ibid., p. 67.

(4) Sén., 27 mars 1890, J. Off., p. 360, et 12 mai, J. Off., p. 410 et 411.

que cette somme pourrait se trouver dilapidée, et les ayants droit de l'ouvrier retomberaient à la charge de l'assistance ou de la charité; la loi aurait manqué son but.

298. Aussi, l'honorable sénateur proposait l'amendement suivant, qui établit très nettement le système de la reversibilité.

« La victime peut exiger que le capital représentatif de la rente viagère, à laquelle elle aurait droit, soit employé, d'une part, à lui constituer une rente viagère avec reversibilité sur la tête de son conjoint et, d'autre part, à créer des rentes individuelles au profit de ses autres ayants droit, sous les conditions et réserves formulées à l'article 4.

» Que la victime ait ou non usé de cette faculté à sa mort, même survenue prématurément et du fait de l'accident, ses ayants droit ne pourront être admis à recourir en revision. »

299. Cette dernière phrase a été très justement critiquée par le rapporteur comme antijuridique et sans portée (1); elle constitue, d'ailleurs, une contradiction aussi évidente qu'inexplicable avec l'amendement que je rappelais plus haut, admettant la revision lorsqu'une incapacité partielle devient absolue ou entraîne la mort. Le texte tout entier était, d'ailleurs, fort défectueux par sa complication, mais il mit sur la voie de la solution; il inspira un autre amendement de M. Trarieux (2) qui avait le double mérite de limiter la reversibilité et de bien préciser qu'elle ne doit pas augmenter les obligations de l'industrie. Il fournit les éléments de deux rédactions du rapporteur dont la première était encore

(1) Sén., 6 fév. 1890, J. Off., p. 64, 65 et 67.

(2) Sén., 27 mars 1890, J. Off., p. 367. « Si la victime le demande, la pension à laquelle elle a droit sera reversible à son décès, jusqu'à concurrence du tiers ou de la moitié, sur la tête des personnes indiquées au paragraphe suivant; mais, dans ce cas, le chiffre de la pension sera diminué proportionnellement à la charge résultant pour le patron de cette clause de reversibilité, dont les effets seront déterminés en se référant aux tables de la mortalité de la Caisse des retraites. >>

défectueuse, puisqu'on y trouvait l'expression si contestée de capital réservé (1). Voici la seconde votée au Sénat, somme toute assez satisfaisante: « Si la victime le demande, la pension viagère à laquelle elle a droit sera, jusqu'à concurrence des deux tiers, reversible à son décès sur la tête des ayants droit, ainsi qu'il est dit au no 3 ci-dessous.

>> Dans ce cas, le chiffre de la pension sera réduit en raison des charges résultant pour le patron de la clause de reversibilité et d'après les tables de mortalité de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse. »>

300. La Chambre, en 1893, allège ce texte de son deuxième paragraphe, limite la reversibilité à moitié et ne la permet qu'au profit du conjoint seulement (art. 5). Le Sénat, en 1895, adopte en première lecture un amendement de M. Cordelet (2), d'après lequel la reversibilité n'était plus un droit pour la victime. « .... Il pourra être alloué, sur sa demande, à la victime.... » Mais je ne sais trop pourquoi le texte voté le 5 décembre 1895 s'en tint à la rédaction suivante, résultant d'échanges d'observations entre le rapporteur et M. Félix Martin (3).

<< Elle pourra exiger que la rente viagère, réduite ou non, constituée sur sa propre tète, soit reversible après son décès pour moitié au plus sur la tête de son conjoint. >>

(1) « Si la victime le demande, la somme représentative de la pension sera, jusqu'à concurrence des deux tiers, affectée à la constitution à capital réservé, reversible sous forme de rentes viagères ou temporaires, sur la tête de ses ayants droit. » Ce texte a été défendu par M. Cuvinot (Sén., 27 mars 1890, J. Off., p. 358) et critiqué par M. Blavier (27 mars 1890, J. Off., p. 362) qui a demandé si, après la mort de l'ouvrier, sa veuve pourrait exiger de la compagnie d'assurance, dépositaire du capital versé par l'industriel, la remise de ce capital. Le rapporteur a répondu que cette remise pourrait avoir lieu d'accord entre tous les intéressés, la compagnie, la veuve et les autres ayants cause, s'il y a lieu. Mais alors, dit M. Blavier, ces représentants de l'ouvrier peuvent dissiper le capital ainsi remis et la loi aura manqué son but, qui est d'empêcher les victimes de l'accident de retomber à la charge de l'assistance. En somme cette rédaction reproduisait les très graves inconvénients de la première formule de la commission.

(2) Sėn., 8 juill. 1895, J. Off., p. 765. (3) Ibid., p. 766.

Le Sénat avait renvoyé à la seconde lecture un amendement de MM. Blavier et Félix Martin (1) permettant à la victime de réserver une partie du capital constitutif de sa rente « pour acquérir ou se construire une habitation ou pour constituer sur la tête de ses enfants des rentes temporaires jusqu'à l'âge de seize ans. »

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301. Variations de l'indemnité à raison de la faute de la victime. Nous avons étudié les variations de l'indemnité à raison de la gravité des accidents, du nombre et de la quantité des ayants droit. J'ai annoncé que la question s'est posée de savoir si l'indemnité ne doit pas également varier pour permettre au juge de tenir compte de la faute du patron ou de la victime. Ce système semble, réunir l'adhésion des industriels. Ainsi il est conseillé par l'association de l'Industrie française, qui a reçu l'adhésion des chambres de commerce de Paris, Lille, le Havre, Reims, SaintQuentin, Amiens, Roubaix, Castres, Nantes, Bordeaux, Sedan et de plusieurs chambres syndicales (2).

Il a rencontré des défenseurs dans les congrès, notamment M. Périssé, à Berne (3), et M. Vincens, à Milan (4). Pour mon compte, ainsi que je l'ai déjà dit (5), je le repousse de la façon la plus absolue; je n'admets pas que la faute lourde de la victime ait pour conséquence sa déchéance. Je n'admets pas davantage qu'elle fasse varier le montant de l'indemnité. Je suis arrivé à cette conclusion, que la fixité absolue de cette indemnité s'impose, si on veut couper court à d'innombrables contestations qui annihileront tout l'effet utile que nous attendons de la loi. Si le droit de l'ouvrier varie entre un minimum et un maximum, il réclamera toujours le maximum et l'industriel ou l'assureur sera fort tenté de ne jamais lui offrir que la somme

(1) Sén., 8 juillet 1895, J. Off., p. 765.

(2) Rapp. Jourdain, Congrès de Paris, I, p. 437. V. les délibérations des ch. de comm. de Flers, 1889, Beauvais, 1895 et Troyes 1896.

(3) Ibid., p. 677.

(4) Ibid., II, p. 313.

(5) V. plus haut, no 213, p. 160.

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