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et aussi par M. Thévenet, au nom de la seconde commission du Sénat en 1896 (1).

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330. Agriculture. C'est à cette idée du danger résultant des moteurs mécaniques, que l'on s'est attaché pour résoudre la très difficile question de savoir s'il convient d'appliquer le nouveau régime de la responsabilité à l'agriculture. Un parti très important s'est formé dans nos assemblées pour la soustraire, d'une facon absolue, à une charge qui serait écrasante pour elle et qu'elle ne pourrait supporter; c'est ce qu'ont soutenu, entre autres orateurs, MM. Jacques Piou et Léon Say (3).

(1) Il n'est rien de plus extraordinaire que les hésitations et revirements de cette commission. Nommée après la démission des premiers commissaires, lors du renvoi du contre-projet Bérenger, elle l'écarta pour reprendre, avec quelques modifications, le texte voté le 5 décembre 1895; puis, sans qu'on ait su pourquoi, elle substitua à ce texte une rédaction des plus singulières qui divisait les industries en deux catégories l'une comprenant celles qui font appel à un outillage mécanique et aux forces élémentaires, l'autre certaines industries dangereuses comme les mines, carrières, le bâtiment, etc. La théorie du Risque Professionnel ne devait s'appliquer que dans le premier cas; dans le second, au contraire, le patron était présumé responsable, à moins qu'il ne prouvât que le travail n'était pas dangereux. » C'était une consécration partielle du système de M. Bérenger, d'autant plus critiquable que la seconde série d'industries était au moins aussi dangereuse que la première. Le rapporteur étonna le Sénat par les développements qu'il apporta à la tribune : « Le patron, dit-il, viendra dire, par exemple, à un couvreur ou à un maçon : « Vous travailliez au rez-de-chaussée, le travail que vous faisiez-là n'était pas dangereux.»> Il ne pourra tenir le même langage, si le maçon travaille au quatrième étage, car étant donné la hauteur où il est placé, le travail est manifestement dangereux. » (Sén., 17 mars 1896, J. Off., p. 257.) M. Félix Martin s'égaya de cet exemple (19 mars, p. 269) il répondit que l'ouvrier situé à la partie inférieure des travaux peut être tué par la chute d'un corps lourd. Il insista surtout sur ce fait que la preuve offerte à l'industriel se ramènerait fatalement à une preuve de la faute légère de la victime. Repoussant un système qui revenait indirectement au renversement de la preuve, il proposait un amendement qui reclassait dans une seule série les industries soumises au Risque Professionnel. Cet amendement, pris en considération par le Sénat, sur la demande de M. Mesureur, ministre du commerce (ibid., p. 271), fut accepté par la commission (20 mars 1896, p. 279) et il est devenu l'article 1er adopté le 24 mars. M. Félix Martin critiqua (19 mars, p. 268) les expressions « machine mue par une force élémentaire ou mécanique» et fit adopter celle-ci : « machine mue par une force autre que celle de l'homme ou des animaux. >>

(2) Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1458.
(3) Ch., 18 mai 1893, J. Off., p, 1452.

« Votre loi, s'écriait M. Graux, injuste pour trois millions d'ouvriers de fabrique, est faite contre six millions de travailleurs agricoles (1). »

<< Elle créera dans les campagnes un colossal mécontentement, qui aura le plus redoutable contre-coup en politique, » disait M. Volland (2).

331. D'autres, au contraire, ont soutenu qu'il était injuste de ne pas protéger les ouvriers agricoles, tout comme ceux de l'industrie. C'était notamment l'opinion de M. Félix Faure, qui formulait ainsi sa première et sa troisième proposition : « Le chef de toute entreprise industrielle, commerciale et agricole est responsable, etc.,» de son homonyme, M. Maurice Faure (3), et M. Roret (4). Mais l'opinion qui prévalut a été qu'il convenait de laisser, sous le régime de droit commun, les exploitations agricoles proprement dites, lesquelles offrent un danger moindre que les travaux industriels (5).

Il était, d'autre part, inadmissible de ne pas indemniser les victimes d'accidents résultant de l'emploi de charrues ou de batteuses à vapeur (6), d'autant plus que leur conduite est trop souvent confiée à des hommes inexpérimentés, ce qui amène un nombre de sinistres supérieur à celui que l'on relève dans les fabriques. En outre, on a fait très justement remarquer que le Risque Professionnel ne pèsera pas le plus souvent sur les propriétaires agricoles, sauf quelques-uns très importants (7), mais sur des entrepreneurs de battage ou de distillation qui louent leurs services, d'une façon temporaire, aux agriculteurs et qui, étant de véritables industriels, ne peuvent raisonnablement prétendre à un régime de faveur (8).

(1) Ch., 14 mars 1883, J. Off., p. 543. (2) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 603. (3) Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1458.

(4) Ch., 25 juin 1888, J. Off., p. 1889.

(5) Poirrier, rapp., Sen., 13 juin 1895, J. Off., p. 599.

(6) André Lebon, ministre du commerce, Sén., 13 juin 1895, J. Off,

p. 603; Poirrier, rapp., ibid., p. 601.

(7) Girault, Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 733.

(8) Ricard, rapp., Ch., 23 juin 1888, J. Off., p. 1370.

332. Mais il importe de préciser nettement dans quelle mesure les exploitations agricoles seront soumises au nouveau régime légal. Il ne suffit pas de dire « lorsqu'elles emploieront un outillage mécanique;» car cette expression peut s'appliquer à un coupe-racine (1), ou à un hache - paille 2 mus à bras d'homme, ou à une moissonneuse traînée par un cheval.

Sans doute, il s'est trouvé des orateurs pour demander que l'on fit rentrer dans le Risque Professionnel les machines agricoles, non seulement quand elles sont mues par la vapeur, mais même lorsqu'elles le sont par des animaux. Les accidents se rencontrent plus souvent peut-être dans le second cas que dans le premier, à raison des soubresauts et des acoups des bêtes,q ui contrastent avec la marche régulière des moteurs mécaniques (3). D'ailleurs, certaines machines sont mises en mouvement, un jour par des boufs et des chevaux, et demain par une turbine ou une locomobile (4). Ces raisons ont décidé M. Teisserenc de Bort à proposer un amendement ainsi formulé: « Elle n'est pas applicable à l'agriculture, hors le cas où elle emploie un moteur inanimé, ou fait usage de machines proprement. dites, à manipulation réputée dangereuse, telles que batteuses, manèges, faucheuses, moissonneuses, et seulement à l'occasion des blessures ou décès qui pourraient être causés par ce moteur ou ces machines. »

333.-L'opinion contraire prévalut, pour n'appliquer la loi nouvelle aux travaux agricoles, que dans le cas où ils emploient les forces élémentaires. C'est ce qui résultait implicitement des premiers projets qui visaient « toute exploitation où il est fait usage d'un outillage à moteur mécanique. » Cette formule se trouva modifiée dans le texte voté par la Chambre en 1893 : « ...... toute exploitation dans laquelle il est fait usage d'une machine mue par une force élémentaire.... ou par des ani

(1) Léon Say, Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1452.
(2) Jacques Piou, Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1458.

(3) Ratier, Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 601.

(4) Teisserenc de Bort, Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 722.

mau.c.» Ces derniers mots soumettaient au Risque Professionnel l'agriculture tout entière; aussi, on les fit disparaître de la seconde rédaction proposée au Sénat (1), et pour couper court à toute équivoque, on y ajouta la disposition suivante: « Elle n'est pas applicable aux exploitations agricoles, hors le cas où cellesci emploient une machine à moteur inanimé....»

Mais, observa M. Sébline, voici un ouvrier blessé par une moissonneuse : il aura droit à une indemnité si, dans la ferme, il se trouve une machine à vapeur; il sera maintenu sous l'empire du droit commun, en cas contraire. Pour éviter ce résultat, il proposait un amendement auquel M. Blavier se rallia et qui, jugé inutile par le rapporteur (2) et par M. Floquet, fut adopté par le Sénat et vint s'ajouter à la fin du paragraphe précité « et seulement à l'occasion des accidents qui pourraient être causés par ce moteur ou cette machine. » Cette disposition fut reprise, en 1896, par M. le comte de Blois, qui la retira sur les assurances formelles, données par le rapporteur, qu'elle était inutile, comme résultant implicitement du texte qui fut voté le 24 mars. Or, ce texte ne mentionne pas l'agriculture; on la considérait comme rentrant dans les expressions « toute exploitation dans laquelle il est fait usage d'une machine mue par une force autre que celle de l'homine et des animaux (3). »

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334. Liste des industries. Pour en revenir à l'industrie, j'ai montré quelle erreur c'est de croire que le développement des machines ait contribué à multiplier les accidents. J'ai dit que les métiers les plus dangereux ne sont pas ceux qui utilisent des moteurs mécaniques ou qui fabriquent ou emploient des substances explosibles. On l'a bien compris au Parlement : MM. Thellier de Poncheville et Félix Martin ont soin de porter sur leur liste les mines, qui peuvent n'avoir qu'un

(1) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 599.

(2) Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 604 et 605.

(3) Sén., 17 et 20 mars 1896, J. Off., p. 257, 286. Cf. ibid., p. 281, les observations de M. Buffet.

outillage très rudimentaire. et les carrières qui sont encore le plus souvent exploitées, comme autrefois, à main d'homme. Dans cette voie d'extension du Risque Professionnel, il n'était pas facile de s'arrêter. Si les chemins de fer furent seuls prévus au début, on élargit bien vite l'expression, et nous lisons dans la plupart des textes « les entreprises de transport, »> ce qui comprend également le factage, le roulage, les omnibus et les fiacres (1).

335. En 1895 et en 1896, le Sénat ajoute « par terre et par eau. » Ainsi se trouvaient protégés les mariniers de la navigation fluviale. En est-il de mème des marins du commerce et des pêcheurs? Non. certainement. On a reconnu à la Chambre, en 1893 (2), et au Sénat, en 1895 3, qu'il est impossible de leur appliquer les mêmes règles qu'aux ouvriers de l'industrie ; il faut faire pour eux une loi spéciale, concordant avec l'article 262 du Code de commerce et avec les lois sur l'inscription maritime (4). Aussi, le texte voté le 24 mars 1896 contient-il un article 13, dont le paragraphe 2 est ainsi conçu: « Une loi spéciale règlera les conséquences des accidents dont les marins peuvent être vietimes dans l'exercice de leur profession.

336. Que contiennent encore les énumérations? Les magasins publics, les entreprises de chargement et de déchargement, l'industrie du bâtiment. M. Bérenger a protesté sur ce point l'industrie du bâtiment, où commence-t-elle, où finit-elle? L'honorable sénateur admet que le maçon court des dangers; mais, à son avis, le risque n'existe pas pour le couvreur! M. Floquet

(1) V. les protestations de M. Bérenger, Sén., 13 juin 1895, J. Off., p. 609.

(2) V. les observations de MM. Jourde et Guieysse, Ch., 10 juin 1893, J. Off., p. 1680.

(3) Sen., 5 décembre 1895, J. Off., p. 1036. M. Garran de Balzan demandait que notre loi leur fût applicable jusqu'au vote d'une loi spéciale.

(4) C'est ce que demandait déjà M. Félix Faure, Ch., 23 juin 1888, J., Off., p. 1874. V. la proposition de M. le vicomte de Montfort, 25 janvier 1895; Doc. Parl., no 305, J. Off., p. 89.

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