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a eu beau lui rappeler que tous les ouvriers sont assurés par le patron, dans ce métier qui figure au premier rang des industries dangereuses, M. Bérenger s'est borné à répondre dédaigneusement : « J'ai beaucoup de de respect pour les statistiques, mais je ne crois pas que ce soient elles qui doivent faire les lois (1). >>

Peut-on soutenir, mème sérieusement, que le peintre ou le serrurier ne courent aucun danger? Tout dernièrement, un électricien s'est tué en posant une lampe dans la salle des fêtes de la nouvelle mairie du Xe arrondissement. Aussi, c'est avec juste raison que la commission du Sénat, en 1896, qui avait supprimé l'industrie du bâtiment de sa première rédaction, l'a rétablie dans la troisième qui fut adoptée le 24 mars.

337.- Le Risque Professionnel doit-il être limité à certaines industries? Enfin. c'est par un terme plus large encore que « toutes autres, >> <«<< les usines, fabriques, manufactures (2), » que se clôt l'énumération. On s'aperçut bien vite qu'elle englobait, en fait, toutes les industries. Aussi, se trouva-t-on amené logiquement à la remplacer par une formule générale. Tel fut le but de l'amendement de M. de Clercq, dont le renvoi à la commission, en 1888, est un des principaux événements de l'histoire mouvementée que nous avons entrepris de retracer. Il était ainsi conçu : « Tout accident survenu dans leur travail, aux ouvriers ou employés, donne droit 3). »

338. L'adoption de cet amendement fut le résultat des efforts agissant pour une fois dans le même sens et de partisans imprudents de la nouvelle législation, qui voulaient lui donner toute l'ampleur dont elle était susceptible et lui faire produire le maximum d'effet utile, et

(1) Sen, 13 juin 1895, J. Off., p. 609 et rapport supplémentaire de M. Bardoux, p. 5.

(2) M. Buffet prétendait que l'atelier d'une modiste rentrait dans cette expression (Sén., 20 mars 1896, J. Off., p. 281.)

(3) Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1461. V dans le même sens le discours de M. Thévenet, Sén., 30 janvier 1896, J. Off., p. 38.

des adversaires de la réforme qui en exagéraient volontairement les conséquences dans l'espoir de la faire

avorter.

<< Pourquoi, disaient-ils, reconnaître l'existence du Risque Professionnel et n'en déduire les conséquences que dans quelques métiers seulement. Il n'existe pas dans telle ou telle entreprise déterminée, il existe dans l'industrie entière, il existe même en dehors d'elle (1). On court des risque sérieux dans un grand nombre de professions, dans celles même qu'on qualifie de libérales (2). »

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339. Accidents domestiques. On en court même en dehors de toute profession, dans la vie domestique (3). Elle comporte en effet des travaux dangereux : une bonne ne peut-elle pas se blesser grièvement, se tuer même, en nettoyant les vitres d'une fenêtre? Aussi M. Roret proposa-t-il de garantir même les domestiques. «Votre loi, dit-il, n'est ni juste, ni démocratique, puisqu'elle ne s'applique pas à tout le monde (4). » Les rapporteurs protestèrent vivement contre cette extension exagérée du nouvau principe. Ils firent observer d'abord que le risque n'avait pas augmenté pour les gens de service depuis la promulgation du Code Civil (5). Ils insistèrent surtout sur l'émotion que susciterait une innovation aussi radicale. « Si dans le pays, disait très justement M. Ricard (6), chacun pouvait craindre d'être responsable de ceux qu'il fait travailler, d'encourir une lourde responsabilité, parce que le journalier appelé pour nettoyer des carreaux ou faire un travail dans le jardin, se serait blessé en tombant ou avec sa bèche, on serait justement effrayé. Ce n'est pas ce que nous avons cherché. Nous n'avons pas voulu modifier aussi profondément la vie ordinaire. »

(1) Lacombe, Sén., 9 mars 1889, J. Off., p. 217.
(2) Frédéric Passy, Ch., 19 mai 1888, J. Off., p. 1455.
(3) Blavier et Buffet, Sén., 4 juillet 1895, J. Off., p. 726.

(4) Ch., 25 juin 1888, J. Off., p. 1889.

(5) Bardoux, Sén., 30 janvier 1896, J. Off., p. 36.

(6) Ch., 22 mai 1883, J. Of, p. 1465, et Congrès de Paris, II, p. 227.

C'est pourtant à cette conséquence regrettable qu'on serait arrivé si le Parlement avait adopté le contreprojet de M. Bérenger dans sa dernière rédaction, celle du 28 janvier 1896. Quoi qu'en ait dit son auteur (1) et comme l'a montré le rapporteur (2), l'expression « tout accident qui se produit dans l'exécution d'un travail dangereux » englobe les blessures atteignant les simples domestiques. Aussi conviendrait-il de les exclure en revenant tout au moins au texte du 1er avril 1889, ou en adoptant les amendements de MM. Trarieux, Blavier ou celui de M. Wallon que voici (3):

« Dans toute industrie le chef d'entreprise est responsable de tout accident survenu par le fait ou à l'occasion d'un travail reconnu dangereux. >>

340. Mais si on peut à juste titre reprocher au système de M. Bérenger, puisqu'il s'attache à l'idée de travail, d'englober naturellement, outre les accidents. industriels, ceux de la vie domestique, la théorie du Risque Professionnel échappe à ce reproche et ceux qui le lui ont adressé à la légère ont simplement montré leur incompréhension totale du principe qu'ils combattent.

344.-L'idée qui sert de fondement à la nouvelle législation, et que je ne cesse de répéter, car elle est à chaque instant méconnue, c'est que la réparation des accidents industriels doit rentrer dans les frais généraux et se répartir entre les objets fabriqués avec les dépenses qui figurent dans ce compte; le patron ne fait qu'une avance à l'ouvrier dont il se recupère sur le prix du produit. Ce raisonnement suppose donc deux personnes associées dans une œuvre de production industrielle. Or, tel n'est pas le cas pour les travaux domestiques. Sans doute on peut concevoir, et pour ma part je n'y répugne nullement, une législation analogue au profit des domestiques; mais elle se rattacherait au droit de

1) Sén., 14 mars 1889, J. Off., p. 254.

(2) Sėn., 30 janvier 1896, J. Off., p. 36, et rapp. Thévenet. (3) Sén, 1er avril 1895, J. Off., p. 380.

famille, les obligations que l'on ferait peser sur le maître rentreraient dans la catégorie des dettes alimentaires qui existent entre parents. Nous nous occupons, pour le moment, de droit industriel et nous n'avons pas à en sortir (1).

342. Il est donc absolument indispensable, pour éviter toute équivoque, de bien préciser que la nouvelle législation ne peut s'appliquer qu'à un travail commercial ou industriel. C'est ce que faisait M. Félix Faure dans ses propositions de 1882 et 1886: « Le chef de toute entreprise industrielle, commerciale et agricole.. » Cette rédaction est certainement meilleure que celle de l'amendement de Clercq, mais, sous réserve de la plus ou moins grande propriété des termes, une formule générale est-elle préférable à une énumération limitative des industries?

343. Le Risque Professionnel existe dans toutes les industries. En théorie, je n'hésite pas à me prononcer pour l'affirmative. Le nouveau principe, tel que je l'ai présenté, doit embrasser l'ensemble des industries (2). Dans toutes, quelles qu'elles soient, la réparation des accidents ne doit pas être laissée à la charité privée ou à l'assistance publique et doit grossir les frais de production. Répétant le raisonnement que je faisais plus haut et qui conserve ici toute sa force: ou tel métier n'engendre jamais d'accidents, et alors à quoi bon discuter une règle qui restera lettre morte; je rappelle qu'il n'est pas ici, question d'assurance mais seulement de responsabilité. Ou bien il en amène, si peu que ce soit, et alors il est déraisonnable de déclarer

(1) Une loi prussienne déjà ancienne, la Gesinde Ordnung, oblige les maitres à donner les soins nécessaires à leurs domestiques atteints par la maladie ou les accidents.

L'avant-projet belge sur le contrat de louage d'ouvrage reconnaît, en matière d'accidents du travail, aux domestiques, les mêmes droits qu'aux ouvriers. (Art. 100 et suiv.)

(2) Cf. Thévenet, Sén., 30 janvier 1896, J. Off., p. 38.

A plus forte raison, ne doit-on pas, comme le voulait M. Thellier de Poncheville (Ch., 25 juin 1888, J. Off., p. 1891) et, comme il le faisait par son amendement, exclure l'employé de bureau qui peut, tout comme un ouvrier, être atteint par une explosion.

qu'il ne présente aucun danger. Il n'est pas juste d'exclure telle profession du nouveau régime légal sous le prétexte que les sinistres s'y rencontrent moins fréquemment que dans telle autre; cela est injuste, non seulement pour les victimes, mais pour les chefs d'entreprises eux-mêmes. La nouvelle loi, en effet, et c'est encore une de ces observations que je ne me lasserai pas de reproduire, la nouvelle loi n'est pas demandée dans l'intérêt exclusif des ouvriers; bien conçue, elle sera avantageuse même pour ceux qui les emploient en limitant leurs obligations. Ceci dit, est-il admissible qu'un patron, à qui l'on peut reprocher sa faute ou celle d'un de ses préposés, soit maintenu sous le régime très dur de l'article 1382, simplement parce que son industrie est peu dangereuse.

344. Donc, en théorie, je comprends le Risque Professionnel de la façon la plus large possible puisqu'il n'existe pas de bonnes raisons de faire, entre les divers métiers, une distinction qui, forcément arbitraire, semble présenter les plus graves difficultés (1).

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345. Nécessité pratique de limiter l'application de la loi. Mais ceci nous amène sur le terrain de la pratique. Changeant de point de vue, je change également d'avis. Une règle essentielle de méthode, en matière de législation sociale, c'est que nous devons avant tout nous garder de cette logique abstraite qui caractérise des théoriciens allant toujours tout droit, jusqu'au bout de leurs propres idées; plutôt que d'en rien sacrifier, ils préfèrent n'aboutir à aucun résultat pratique. Le système du tout ou rien me paraît détestable; ne dédaignons aucune amélioration, si modeste soit-elle, du régime actuel, elle nous servira de point de départ pour

(1) H. Maze, Sén., 22 mars 1890, J. Off., p. 314; Sén., 14 mars 1889, J. Off., p. 251. « C'est, dit M. Bérenger, un droit exceptionnel, arbitraire, qui fait des catégories, et admettant les unes sans raison, exclut les autres contre toute justice. » (Cf. Buffet, Sén., 20 mars 1896, J. Off., p. 281.) Le rapporteur a insisté sur l'impossibilité d'établir une ligne de séparation entre les industries quant à leurs charges Sén., 10 juin 1895, J. Off., p. 580, et 11 juin 1895, p. 591. Cf. Félix Martin et Mesureur, min. du comm., Sén., 19 mars 1896, J. Off., p. 269 et 270.

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