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neurs. Le Risque Professionnel ne s'applique plus lorsque nous sommes en présence d'un petit patron, travaillant sans aucun aide. Peut-il se dire créancier d'une indemnité, puisqu'il n'a pas de débiteur? Le dominus, le client, « le bourgeois, » pour lequel il travaille, ne lui doit que le prix du marché qu'il a passé avec lui, de même que l'acheteur d'un objet manufacturé ne doit que le coût de cet objet et non la réparation de l'accident qu'il a pu occasionner; c'est au patron à faire rentrer dans ce prix la rémunération du risque qu'il a lui-même couru, avec quoi il devra contracter, s'il est prudent, une assurance individuelle. Je réponds ainsi très facilement à un argument qui fit beaucoup d'impression sur les auteurs qui traitèrent de la question, il y a quelque dix ou douze ans. « Comment, disait M. de Courcy, dans une très spirituelle brochure, j'ai chargé un bûcheron d'abattre un arbre de mon parc et je serai responsable s'il se laisse écraser par la chute dudit arbre, moi qui, pendant ce temps, suis dans mon cabinet à cent lieues de là ! » Mais non, vous en serez responsable, moins encore dans le nouveau régime légal que sous l'empire du droit commun de l'article 1382. Vous n'êtes pas un patron, le bûcheron n'est pas un ouvrier, il est, lui-même, l'entrepreneur. Le propriétaire qui appelle un ouvrier pour réparer sa toiture devra-til, comme semblait le croire M. Delsol et M. Buffet, le conduire au préalable à la ville pour le faire assurer (1) ? C'est une pure fantaisie! Aujourd'hui, avec la théorie de la responsabilité délictuelle, ce propriétaire peut se voir poursuivi par l'ouvrier-patron qu'il emploie, si celui-ci lui reproche une faute délictuelle. Il n'en sera pas de même avec le Risque Professionnel.

360.Tâcherons. On ne s'explique, à son sujet, dans aucun des divers textes. Je crois, pour mon compte, qu'il ne doit pas être considéré comme un chef d'entreprise vis-à-vis des ouvriers qu'il commande, mais

(1) Delsol, 21 mars 1889, J. Off., p. 308; Buffet, 13 juin 1895, J. Off., p. 603.

comme un ouvrier lui-même. La difficulté peut être assez grande, en fait, de distinguer un tâcheron d'un sous-entrepreneur. Je crois que pour la trancher il convient, purement et simplement, sous l'empire de la nouvelle loi, de nous en référer à la jurisprudence qui s'est formée à ce sujet pour l'application de l'art. 1382 et suivants, et du contrat d'assurance collective. Ce qui caractérise le tâcheron, c'est qu'il travaille avec des matériaux et un matériel fourni par l'entrepreneur, et reste sous sa direction et sa surveillance avec les ouvriers qu'il emploie, qui ne sont pour lui que des camarades (1).

(1) V. mon ouvrage sur les assurances contre les accidents du travail, p. 5, nos 7 et 8, et entre autres arrêts celui de Douai, 21 mars 1887, S. 88, II, p. 124. M. Blavier demandait (Sén., 20 mars 1896, J. Off., p. 280) si on doit considérer comme ouvrier, au sens de la loi, les fendeurs d'ardoises qui travaillent sur des chantiers absolument séparés de la carrière, ne sont soumis à aucune surveillance de la part des contremaîtres et n'ont avec le patron d'autres relations que pour le paiement du salaire qui est proportionnel au nombre d'ardoises fabriquées. Oui, a répondu M. Félix Martin. Les tribunaux apprécieront, répondit le rapporteur.

La Chambre de commerce de Beauvais a émis le vœu que « les ouvriers travaillant à domicile ou hors de la manufacture ne soient pas compris dans la loi. »>

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que, à la différence du législateur allemand, le Parlement Français cherche la solution du problème des accidents industriels, non dans le droit public, mais dans le droit privé. Le Risque Professionnel nous est apparu comme l'application d'une théorie nouvelle de la responsabilité. Il semble donc que le principe, une fois posé, les conséquences de ce principe soigneusement déduites, l'oeuvre législative soit achevée.

Elle a consisté, non pas à englober les ouvriers dans une immense organisation étatique d'assurance-assistance, mais à leur donner un droit éventuel à une indemnité contre leurs employeurs. L'accident survenu dans un certain milieu et dans certaines conditions bien déterminées, fera naître une créance limitée dans son quantum, au profit de la victime; c'est à elle ensuite à exercer les droits qu'elle tient de la loi, à employer tous les moyens que le droit commun met à la disposition des créanciers, toutes les garanties dont ils disposent. Aussi, un certain nombre de parlementaires, et notamment M. le sénateur Bérenger (1), ont-ils soutenu qu'il ne pouvait être question de porter atteinte, pas plus sur ce point que sur un autre, à l'égalité qui doit régner entre tous les citoyens, de constituer un régime de faveur au profit de telle ou telle classe.

362. Nécessité de protéger les créanciers d'indemnités contre l'insolvabilité de leur débiteur..

(1) Sėn., 30 janvier 1896, J. Off., p. 36.

Mais l'opinion contraire a prévalu, car elle se justifie par d'excellentes raisons. Il n'est pas de situation plus émouvante que celle des travailleurs impotents et, désormais, incapables de subvenir à leurs besoins, des familles réduites à la misère par la perte de leur chef (1). La loi peut-elle, après avoir fixé les obligations de l'entrepreneur, se désintéresser de leur efficacité pratique(2), au risque de demeurer lettre morte et d'amener ainsi les plus redoutables déceptions? Evidemment non; et, comme le disait très justement M. Léon Renault (3), il ne suffit pas de faire des promesses aux ouvriers, il faut leur en garantir l'exécution. Si on leur confère des droits, il faut qu'ils ne soient pas exposés à devenir illusoires. Cela se produira en cas d'insolvabilité du patron. Les créanciers, à raison du Risque Professionnel, si on ne leur fait pas une situation à part, se trouveront confondus dans la masse de la faillite et leurs trop modestes indemnités réduites à rien ou presque rien par la règle du dividende. Un tel résultat est inadmissible, et M. Bérenger, lui-même, en convient. Il consent à ce que les victimes d'accidents soient appelées à bénéficier « des garanties que le droit commun accorde aux créanciers les plus intéres

sants. >>>

Quelles sont donc ces garanties? Ce sont les privilèges généraux que l'article 2101 attribue notamment aux gens de service pour leur salaire. Convient-il d'étendre cet article à notre hypothèse? Mais, avant d'aborder cette question, je dois dire un mot d'un privilège spécial qui soulève bien moins de difficultés.

363. Privilège spécial sur l'indemnité d'assurance. On sait que la jurisprudence a dû se préoccuper de la situation faite par la faillite du patron à l'ouvrier créancier d'une indemnité d'assurance collective. Pour éviter que cette indemnité ne tombe dans la masse et

(1) Poirrier, rapp., Sén., 30 janvier 1896, J. Off., p. 36. (2) Tolain, Sén., 13 février 1890, J. Off., p. 117.

(3) Sén., 10 juin 1895, J. Off., p. 582.

pour en réserver le bénéfice exclusif à la victime, la Cour de Cassation lui a reconnu une action directe contre l'assureur, en appliquant la théorie de la gestion d'affaire. J'ai critiqué ce système pour des raisons sur lesquelles je crois inutile de revenir (1), et je suis arrivé au même résultat en considérant la compagnie comme tenue à l'égard de l'industriel assuré d'une obligation de faire. Mon regretté maître Labbé appliquait à notre hypothèse une de ses plus ingénieuses et plus subtiles théories celle du privilège sur les créances (2). Cette théorie a été consacrée implicitement par la loi du 19 février 1889 qui attribue, par son article 3, au propriétaire, par privilège, l'indemnité du risque locatif (3). Lors de la discussion de ce texte, M. Lacombe, dans la séance du 2 février 1888, en demanda l'extension à l'assurance ouvrière. Les Chambres pensèrent que cette disposition avait plutôt sa place dans la loi sur la responsabilité des accidents, et, en effet, on la retrouve dans plusieurs des projets qui se sont succédés au Parlement. Le texte voté par la Chambre, en 1884, et repris l'année suivante par M. Lagrange, contenait un article 9 ainsi conçu : « Si le chef d'entreprise avait contracté une assurance à raison de la responsabilité lui incombant vis-à-vis de ses ouvriers ou employés, la condamnation prononcée au profit de la victime ou de ses ayants droit emportera privilège dans les termes de l'article 2102 du Code Civil sur l'indemnité due par l'assureur et jusqu'à concurrence du montant des condamnations. >> Cette rédaction était défectueuse, puisqu'elle ne prévoyait que l'assurance de responsabilité, et qu'il importe de con

(1) V. mon ouvrage : L'Assurance contre les accidents du travail, n° 200, p. 131 et suiv. Il importe de remarquer que la question ne se pose pas seulement pour l'assurance collective, mais aussi pour l'assurance de la responsabilité; elle n'a été résolue par la jurisprudence que pour le premier de ces contrats.

(2) Rev. crit., 1876, p. 571 et 655.

(3) Darras et Tarbouriech, De l'attribution en cas de sinistre des indemnités d'assurance. Paris, Rousseau, 1890. (Annales de droit commercial, 1889, n° 6, et 1890, no 1.) V. p. 51, no 103.

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