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Un propriétaire charge un entrepreneur de lui construire une maison. Répondra-t-il des dommages causés par les ouvriers de cet entrepreneur? Pas le moins du monde. Le propriétaire, en effet, n'a pas la direction matérielle ni la surveillance du travail; les ouvriers n'ont pas d'ordre ni d'instructions à recevoir de lui (1). Il en sera de même lorsqu'un propriétaire a traité à forfait avec un bùcheron (2) ou un charbonnier (3) pour l'abatage de ses bois et leur transformation en charbon.

Le même raisonnement nous conduit à décider que l'entrepreneur ne répond pas du dommage causé par les ouvriers du sous-entrepreneur, tandis qu'il est responsable de celui causé par le tâcheron et les ouvriers que le tâcheron emploie, sur lesquels il conserve une autorité entière (4).

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30. De quels faits répond le commettant? - Ainsi, pour que l'auteur d'un dommage soit considéré comme le préposé d'une autre personne, il faut qu'il soit soumis à l'autorité de cette personne. Or, dans notre législation, qui ne connaît plus l'esclavage, cette dépendance d'une personne par rapport à une autre n'est jamais générale ni absolue. Le préposé ne dépend du commettant que par rapport au mandat, au travail ou aux fonctions qui lui ont été confiées. Le commettant ne répondra donc du fait de son préposé qu'autant qu'il se rattache à ce mandat, à ce travail ou à ces fonctions. Telle est la règle qui s'imposait et qu'a consacrée l'article 1384.

31. Mais si le commettant ne répond que des dom

(1) Liège, 19 mai 1880; S. 80, IV, 40; Cass., 15 janv. 1889; S. 89, I, 74. (Il s'agissait de travaux publics pour le compte d'une commune.) — Cf. Riom, 14 janv., 1884; D. 85, II, 116.

V. pour le cas du propriétaire d'une minière qui a confié à un entrepreneur, moyennant un prix fait, le découvert de cette minière. (Cass., 4 fév. 1880; S. 80, 1, 463: D. 80, I, 392.)

(2) Toulouse, 3 mars 1883; S. 84, II, 161.

(3) Cass Crim. Rej., 30 déc. 1875; D. 76, I, 415.

(4) Jugé qu'un entrepreneur de fournitures n'est pas responsable du dommage causé par les détenus qu'il emploie à des travaux, en exécution de son cahier des charges, et sous la surveillance de l'administration. (Alger, 15 avr. 1872; S. 72, II, 294.)

mages causés par le préposé dans l'exercice de ses fonctions, il répond de tous ces dommages, quelle que soit leur nature et leur qualification juridique. Il n'y a pas à distinguer entre le délit civil et le quasi-délit, il n'y a pas davantage à rechercher si le fait reproché constitue seulement un délit civil ou s'il est justiciable des tribunaux répressifs. Ainsi le commettant répondra d'un homicide ou de blessures par imprudence; il sera responsable, non seulement d'une faute aquilienne, mais aussi d'une faute contractuelle. Je m'explique : le débiteur d'une obligation ne pourra s'en prétendre libéré quand l'inexécution aura été rendue impossible par le fait d'une personne dont il répond aux termes de l'article 1384. Ceci est très important. La responsabilité civile se combine aussi bien avec la théorie de la garantie contractuelle qu'avec le système de notre jurisprudence. C'est qu'en effet, il n'y a pas à distinguer entre le cas où la victime du délit ou quasi-délit est un tiers, et celui où elle se trouve être un autre préposé du même commettant, un camarade de travail du coupable (1).

32. Tout cela ne saurait souffrir de difficulté. Plus délicate est la question de savoir dans quel cas on peut dire qu'un dommage imputable à un préposé a été commis par lui, dans l'exercice de ses fonctions, Cette expression nous montre qu'il doit exister entre le fait dommageable et les fonctions exercées un lien intime. Aussi, n'hésitons-nous pas à dire, quoique cette formule ait été contestée (2), qu'il ne suffit pas que le dommage ait été causé par le préposé pendant qu'il exécutait le travail ou exerçait les fonctions à lui confiées, il faut supposer, en outre, que le préposé a exécuté ce travail ou exercé ces fonctions avec imprudence, inhabileté, méchanceté ou malhonnêteté.

Des exemples tirés de la jurisprudence vont illustrer cette règle et la rendre plus saisissante.

(1) Aix, 23 nov. 1875; D. 77, II, 135; Paris, 8 juin 1877; D. 77, II, 203.

(2) Contrà: Laurent, Dr. civ., t. XX, p. 620, no 583.

Le commettant ne répondra pas de l'assassinat ou de l'incendie volontairement commis par son préposé (1); il répondra, au contraire, du feu allumé par l'imprudence de son domestique, en faisant la cuisine ou en allumant le gaz (2). Le maître a donné à son valet de ferme l'ordre de tuer des corbeaux dévastant son champ. Le domestique blesse quelqu'un, la responsabilité civile entrera en jeu (3).

33.

Dans quelle mesure le commettant est tenu. Ayant ainsi déterminé de quels faits répond le commettant, nous avons à examiner maintenant dans quelle mesure i en répond. Il est facile de répondre à cette question quand on se rappelle les deux idées que nous avons dégagées au début de nos explications, à savoir que la responsabilité de l'article 1384 est une responsabilité du fait d'autrui qui est basée sur une présomption de faute.

Supposons que le fait dommageable constitue un délit pénal ou un crime. Une peine pourra-t-elle être prononcée contre le commettant? Evidemment non. Le commettant n'a pas lui-même commis le délit imputé au préposé, et la peine, qu'elle soit corporelle ou pécuniaire, est personnelle comme le délit luimême. C'est pour cette raison que la responsabilité du commettant est appelée responsabilité civile, par opposition à la responsabilité pénale du délinquant. Ainsi donc, le tribunal ne pourra ordonner la confiscation des instruments ayant servi à commettre le délit, s'ils appartiennent au commettant (4). Le commettant ne pouvant

(1) Cass., Req., 3 mars 1884: S. 85, I, 21; D. 85, I, 63; Paris, 19 mai 1874; D. 74, II, 214. Un arrêt a bien rendu le propriétaire et les locataires d'un droit de chasse responsables de l'assassinat commis par un garde particulier sur un chasseur, mais c'est à raison de la faute qu'ils avaient personnellement commise en conservant ce garde malgré sa faiblesse d'esprit et ses habitudes d'ivresse, Paris, 19 mai 1874 précité (2o espèce).

(2) Cass., 7 fév. 1880; S. 81, II, 152; Orléans, 19 août 1881; S. 82, II, 64; Cass., 24 janv. 1883; S. 83, I, 261.

(3) Caen, 27 juin 1875; D. 78, V, 407; Cf. Nancy, avr. 1873, D. 74, II, 252.

(4) Cass., Crim. Rej., 6 juin 1850; D, 50, V, 60.

être condamné à l'amende, il ne sera pas responsable des amendes prononcées contre le préposé.

34. L'obligation du commettant consiste dans la réparation du dommage causé. Comment entendre et calculer cette réparation? D'une façon très simple. L'auteur direct du dommage est condamné à des dommages-intérêts que le tribunal évalue en appréciant, d'une part, le préjudice causé, de l'autre, le degré de faute du coupable. Eh bien le commettant devra payer intégralement ces dommages-intérêts, il ne devra rien de plus, rien de moins. C'est à cette solution que conduit l'idée de présomption de faute qui est la base de l'article 1384. Si le commettant était responsable d'une faute personnelle prouvée, étant coauteur ou complice du délit de son préposé, le tribunal devrait apprécier la gravité de cette faute pour y proportionner la condamnation; de sorte que cette condamnation pourrait être tantôt supérieure, tantôt inférieure à celle prononcée contre le préposé. La faute étant présumée, sans preuve contraire possible, le juge n'a plus aucun pouvoir d'appréciation, et la responsabilité du commettant doit se calquer sur celle du préposé.

35. Si la solution est logique, elle ne laisse pas que d'être très rigoureuse. En droit romain, le maître, bien qu'ayant sur son esclave une autorité absolue, n'était en fait responsable que jusqu'à concurrence de la valeur de cet esclave. L'autorité du commettant sur le préposé est bien moindre que ne l'était celle du maître sur son esclave, et cette autorité va en s'affaiblissant, la responsabilité est illimitée et peut ruiner le commettant. Il y a là une solution choquante, et le législateur qui refondra le Code civil devra s'en préoccuper. Il devra chercher une combinaison limitant la responsabilité du maître à l'importance du travail commandé au préposé et des fonctions qu'il exerce. Cette idée a déjà reçu son application en droit commercial. Un armateur répond des faits du capitaine, mais seulement jusqu'à concurrence de sa fortune de mer; il peut, en effet, s'affranchir

de son obligation en abandonnant le navire et le fret (art. 216, Code de com.).

36.

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Nous verrons d'ailleurs que les projets de loi consacrant le risque professionnel y font rentrer non seulement le fait de l'industriel, mais celui de ses préposés. Les préposés des personnes morales de droit privé. Nous aurions terminé la théorie de la responsabilité du commettant, s'il ne nous restait une question très importante à examiner. Nous avons toujours. supposé que le commettant était une personne en chair et en os. L'article 1384 s'applique-t-il quand le commettant est une de ces personnes morales, création du législateur? Oui, sans aucun doute, s'il s'agit d'une de ces personnes morales à personnalité incomplète du droit privé, comme les sociétés de commerce.

C'est ainsi, par exemple, que les compagnies de chemins de fer répondent des dommages causés par leurs agents. Il faut mème remarquer que cette disposition a, en ce qui concerne les sociétés, une importance toute particulière. On considère généralement, en effet, dans notre législation, les personnes civiles comme n'ayant pas de capacité délictuelle. Cette idée a été récemment contestée par un professeur à la Faculté de Grenoble, M. Michoud, dans un article de la Revue du Droit public (mai, juin, juillet et août 1895). Pour cet auteur, la personne morale répond, en vertu de l'article 1382, des actes émanant de son représentant direct, de ceux qui ont qualité pour agir en son nom (administrateurs de la société), et par l'article 1384, de ceux de ses préposés. M. Michoud n'hésite pas à étendre cette distinction aux personnes morales de droit public, au département, à la commune et à l'Etat. 37. Personnes morales de droit public. Etat.

La question devient très délicate en ce qui concerne les personnes morales de droit public. L'article 1384 s'y applique-t-il? Des auteurs, et non des moins considérables, n'hésitent pas à proclamer que l'Etat, représenté par les divers ministères, les administrations et les régies publiques, est, comme tout commettant,

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