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croire victimes d'une iniquité sociale après l'avoir été d'une fatalité industrielle ! »>

87. Transactions. Aussi comprend-on combien la victime d'un accident se décide facilement à renoncer, pour un morceau de pain, à une action judiciaire aussi aléatoire, et combien il est facile aux industriels de se débarrasser à bon compte du fardeau des plus lourdes responsabilités. De là, bien des transactions odieuses arrachées à la misère et à l'ignorance.

88. Inconvénients du régime actuel pour les chefs d'industrie. Il semblerait donc que ce régime légal, réellement barbare, soit tout à l'avantage des patrons et que ceux-ci doivent en réclamer énergiquement le maintien. Il n'en est rien. L'accord le plus absolu règne entre employeurs et employés quant à la nécessité de réformer profondément la législation en vigueur.

89. Elle a d'abord, aux yeux des industriels, le grave défaut de fournir un aliment de plus aux haines qu'ils sentent grandir contre eux; ceux-là même, et ils sont nombreux, qui ont trop de coeur pour abuser de leurs avantages, sont facilement soupçonnés des pires calculs et, pour quelques transactions trop favorables qu'ils obtiennent, de combien de chantages réellement odieux ne sont-ils pas victimes! On sait, en effet, que toute faute, toute imprudence, si légère soit-elle, constitue le délit pénal d'homicide, ou de blessures par imprudence quand elle porte atteinte à la vie ou à la santé d'une personne. Aussi a-t-on vu bien des fois des ouvriers, stylés par des agents d'affaires, assigner leur patron directement devant le tribunal correctionnel. Sans doute, en invoquant ainsi, au lieu de l'article 1382 du Code civil, les articles 319 et 320 du Code pénal, les victimes d'accident ont simplement voulu s'assurer le bénéfice d'une procédure accélérée au risque, d'ailleurs, d'obtenir des indemnités moindres; les tribunaux se montrent, paraît-il, moins généreux quand ils statuent comme juridiction répressive que lorsqu'ils siègent au civil. Cependant, souvent aussi, il n'y a dans leur manière de procéder qu'un moyen de

vaincre les résistances quelquefois trop justifiées de leur patron, par la menace d'une comparution sur « le banc d'infamie, » en compagnie de voleurs ou d'escrocs. 90. Indemnités arbitraires. Si le régime légal actuellement en vigueur est très défavorable à la victime de l'accident en ce qu'il donne à son droit à la réparation du préjudice souffert une base insuffisante dans la faute prouvée du chef de l'entreprise, il est également très défectueux au regard de ce dernier quant au mode de fixation des indemnités.

En ce qui concerne cette fixation, le tribunal jouit de la plus entière latitude, les textes ne posant aucun principe directeur. Aussi, les indemnités attribuées pour des cas semblables varient dans des proportions étonnantes, tantôt manifestement trop faibles, tantôt visiblement exagérées (1).

« Les juges, il faut bien le dire, souvent plus humains que la loi, s'inspirent de considérations étrangères au fait lui-même, telles que la fortune de l'employeur, la situation lamentable d'un ouvrier laborieux, rangé, chargé de famille, et se montrent parfois bien sévères pour des patrons en les rendant responsables d'accidents qui sont arrivés par l'imprudence de la victime au mépris des prescriptions les plus formelles. Les décisions changent avec les régions, selon les personnes, et les mêmes faits donnent lieu à des indemnités variant du simple au décuple. A cette incertitude, à cet aléa touchant le chiffre des condamnations, ajoutez les frais de procédure, les pertes de temps inséparables de tout procès, et vous comprendrez cette réponse faite à votre commission par un grand industriel: « Tout, plutôt que le maintien de la situation présente (2). »

91. La responsabilité qui pèse sur ies patrons est

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(1) V. les exemples cités dans mon ouvrage, p. 233 et suiv. L'indemnité pour la mort d'un ouvrier a varié dans des hypothèses sensiblement comparables entre 2.000 et 24.000 fr.; une indemnité de 5.500 fr. fut accordée pour la mort d'un cantonnier de 60 ans, qui gagnait 550 fr. par an.

(2) Tolain, Rapp. cité, p. 5, et disc. au Sénat, 12 mars 1889, J. Off. p. 240.

une perpétuelle menace de ruine, à raison surtout de l'article 1384 qui les rend responsables in infinitum des conséquences de toutes les fautes, si faibles soientelles, de préposés qu'il leur est impossible de surveiller d'une façon continue, et on comprend que les industriels aient applaudi aux projets qui devaient modifier leur situation. Ils ont eu, en ce sens, une attitude très nette aux différents Congrès des Accidents tenus à Paris, à Berne, à Milan, où aucun de leurs représentants n'éleva la voix en faveur du maintien du statu quo. Tous convenaient expressément ou tacitement que « la législation actuelle doit être abrogée ou profondément modifiée (1). » De même, le Congrès des Industriels de France, tenu à Paris de juin à décembre 1888, avait, à la presque unanimité, répondu d'une façon affirmative à la question qui lui était soumise en ces termes : Y a-t-il lieu de modifier l'état actuel des choses et de faire une loi spéciale sur les accidents du travail (2)?

92.

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Défectuosités forcées de l'assurance. est facile de comprendre que les industriels n'ont pas attendu le vote des projets de réforme pour essayer d'atténuer, dans la mesure du possible, les charges très lourdes, par leur incertitude et leur indétermination, que fait peser sur eux la jurisprudence de nos tribunaux.

C'est du côté de l'assurance qu'ils se sont tournés. Ils ont assuré « leur responsabilité civile » auprès de compagnies à primes fixes ou mutuelles. Ils y voyaient un double avantage certain celui de substituer à des indemnités éventuelles et écrasantes, qu'ils ne pouvaient ni prévoir ni calculer, une prime ou une cotisation bien déterminée, payée d'une façon régulière et facile à porter au compte des frais généraux, entrant de cette façon dans le coût du produit.

(1) V. notamment les déclarations de M. Gibon, directeur des forges de Commentry, Pihoret, administrateur de l'Association de l'industrie française (Congrès de Paris, I, p. 218 et 229).

(2) V. Assoc. des ind. de France Lois sur les accidents du trav., br. in-4°. Paris, 1888.

93. D'autre part, ils rejetaient sur la compagnie d'assurance, mieux organisée qu'eux pour cette éventualité, les frais et les ennuis d'un procès, l'assureur s'engageant à prendre en main la direction de toutes les actions dirigées contre l'assuré du chef de sa responsabilité civile.

94. — Enfin, et ceci est très important, à l'assurance de responsabilité civile se trouve en fait toujours jointe une autre police dite d'assurance collective, par laquelle la compagnie s'engage à payer à l'ouvrier des indemnités déterminées, dans tous les cas où il sera victime d'accident dù, soit à un cas fortuit, soit à sa propre faute.

Ainsi, par ce second contrat, le patron d'une part satisfait à un devoir moral vis-à-vis de ses ouvriers, en les indemnisant de tous les accidents quelle qu'en soit la cause, d'autre part, il atténue la tendance qu'ont les victimes à rechercher la faute du chef de l'entreprise où ils travaillent, poursuite contre laquelle il se protège par la première police.

On arrive ainsi, semble-t-il, à concilier parfaitement l'intérêt des deux parties en présence et à substituer l'entente et la bonne harmonie aux procès et à la haine.

95. Malheureusement, il faut bien reconnaître que l'assurance, ainsi comprise, n'a pas donné toute la satisfaction qu'on se promettait de part et d'autre. Le patron ne s'est pas trouvé aussi bien garanti qu'il l'espérait; l'ouvrier ne s'est pas considéré comme satisfait de ce qu'on lui offrait.

Nous avons vu, en effet, que l'obligation pesant sur l'industriel, de réparer les dommages causés par sa faute, est absolument illimitée. Les compagnies ne pouvaient assumer un tel risque et, par les nécessités même de leur industrie, elles durent fixer à leur obligation une double limite, deux maxima, un pour tous les sinistres frappant l'industriel, l'autre pour chacun d'eux en particulier. De sorte que si les indemnités attribuées par les tribunaux dépassent ces chiffres, elles restent pour l'excédent à la charge de l'assuré.

96. En outre, si l'assurance ne supprime pas les procès basés sur l'article 1382, elle en fait naître d'autres; et l'ouvrier prétend tantôt que la responsabilité délictuelle du patron étant engagée, il a droit à une indemnité supérieure à celle de la police, et tantôt qu'on ne lui donne pas ce que cette police lui attribue.

97. Un grief plus grave a été soulevé par les ouvriers. Ils se sont plaints de ce que les patrons leur retiennent sur leur salaire la totalité de la prime perçue par l'assureur et correspondant pour une part à la responsabilité délictuelle, quand, par nécessité d'arrondir les chiffres, ils ne leur réclament pas davantage.

Faire les frais d'une assurance dirigée contre eux et empirant en fait leur situation, leur a paru immoral et illégal. De là des difficultés inextricables que j'ai examinées tout au long dans mon ouvrage sur les accidents et sur lesquelles je n'ai pas à m'appesantir.

98. L'origine commune de ces difficultés se trouve dans la législation elle-même. Si l'assurance est défectueuse, c'est parce qu'elle a pour base une théorie de la responsabilité défectueuse. Et si l'on veut que l'assurance privée qui a rendu, je dois le proclamer, à l'industrie de très grands services, en rende de plus grands encore, il faut modifier le droit civil. C'est ce qu'ont parfaitement senti les compagnies et elles se joignent, ceci est très remarquable, aux industriels et aux ouvriers pour appeler de leurs voeux une nouvelle législation, à condition, bien entendu, qu'elle n'ait pas pour résultat de les faire disparaitre directement ou indirectement.

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99. Accord des intéressés. Résistance des économistes orthodoxes. Ainsi donc, patrons, ouvriers, assureurs sont d'accord pour condamner la législation actuelle (1). Personne n'en a pris la défense aux congrès de Paris en 1889 et de Berne en 1891. Elle a rencontré.

(1) M. Leon Say a nié à la Chambre (18 mai 1893, J. Off., p. 1453), que les ouvriers demandent la loi en préparation : ils ne savent, dit-il, ce que c'est.

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