Page images
PDF
EPUB

il est vrai, un défenseur convaincu à Milan, dans la personne de M. Yves Guyot, appuyé, il le reconnaît lui-même, par deux seulement des 747 adhérents du congrès « Soutenons avec fermeté et vigueur, dit-il en terminant un article de la Revue Politique et Parlementaire (1), les principes de notre droit moderne qui, quoi qu'on en ait dit, ont fait leur preuve depuis un siècle, non seulement en France, mais dans tous les pays avancés en évolution; développons-les, fortifions-les... »

100. Rien ne contraste plus avec l'unanimité des intéressés que le dédain mal dissimulé des économistes orthodoxes pour leurs desiderata et l'attitude hostile, ou pour mieux dire hargneuse, dans laquelle ils se maintiennent. Pour eux, la solution de la question des accidents du travail est des plus simples, elle consiste en ceci ne rien faire. C'est ce que M. Yves Guyot expose très nettement sous une forme dialoguée des plus pittoresques (2). « Mais cependant, lui dit un interlocuteur imaginaire, il faut bien faire quelque chose. — Il vaut mieux ne rien faire que de faire une sottise. Un médecin de Molière, appelé auprès d'un malade, se serait considéré et aurait été considéré comme indigne de toute confiance, s'il n'avait pu faire quelque chose: prescription du ressort de M. Purgon, boulette de mie de pain ou potion d'aqua simplex. Les docteurs en science sociale jouent actuellement le rôle des médecins de Molière. Ils font des diagnostics aussi alarmants que sont décevants leurs pronostics et ils veulent faire quelque chose à tout prix, sans savoir exactement ce qu'ils feront et alors que l'expérience a prouvé l'échec de ceux qui ont voulu faire quelque chose. »

Et, plus loin, il compare les réformateurs aux chercheurs de mouvement perpétuel et de pierre philoso

(1) La question des accidents de travail et le Congrès de Milan (Rev. pol. et parl., 1re année, 1894, p. 298).

(2) Loc. cit. V. aussi ses discours au Congrès, notamment, séance du mercredi 3 octobre, p. 169.

phale. Les économistes englobent ainsi dans le mème mépris et les âmes de charité et de dévouement qui tendent la main aux misérables, et ces misérables qui commencent à montrer le poing. Les uns et les autres nous sommes aussi imprudents dans notre ignorance que le sauvage qui méconnaîtrait la loi de la pesanteur. Que dis-je, les lois économiques dépassent en rigidité, en implacabilité les lois naturelles elles-mêmes. Pour la pesanteur, vous devez tenir compte de la latitude: elle n'existe pas pour la loi de l'offre et de la demande. Ne croyez pas que j'exagère les exagérations des économistes. Ecoutez plutôt M. Frédéric Passy à la Chambre (1): « Lorsque nous avons le malheur de laisser croire à nos concitoyens malheureux ou mécontents que l'on peut, ici avec des lois, ou ailleurs avec des moyens qu'on prétend plus efficaces, changer les conditions naturelles du travail et de la responsabilité, refaire la nature humaine et supprimer ou retourner cette inévitable et irrésistible gravitation économique qui s'appelle la loi de l'offre et de la demande...» Sommesnous tentés de violer cette terrible loi naturelle, M. Frédéric Passy nous accable des prédictions les plus atroces, qui rappellent trop celles dont M. Purgon (je ne l'ai pas cité le premier), effraie le Malade imaginaire qui repousse son clystère. « Lorsqu'on croit ou que l'on dit qu'on peut, à volonté, faire disparaître les risques inhérents au travail de l'industrie, déplacer les responsabilités et faire peser à sa guise les accidents sur telle tête ou telle autre, on est sur une pente dangereuse, sur une pente aussi anti-démocratique qu'anti-économique, sur une pente fatale au point. de vue industriel, fatale au point de vue moral et au bout de laquelle on trouverait avant qu'il fût longtemps, avec l'affaiblissement du ressort moral, l'abaissement de l'industrie, la diminution du capital, la langueur du travail et la réduction du salaire. >>

M. Yves Guyot, plutôt que d'affronter un avenir aussi

(1) Ch., 13 mars 1883, J. Off.,
p. 563.

épouvantable, se soumet à la fatalité, à la volonté d'Allah. « Je préfère, dit-il, la loi de l'offre et de la demande, qui agit tranquillement, sûrement. Il n'y a qu'à la laisser faire : nous ne ferons pas mieux. »

101. On se rend assez difficilement compte de la raison pour laquelle les économistes font intervenir dans la question la loi de l'offre et de la demande. Voici leur raisonnement. Nous n'avons pas à nous préoccuper du danger plus ou moins grand que présente telle ou telle industrie, vu que ce danger entre en compte dans la fixation des salaires dont une portion représente une prime d'assurance contre les accidents. 102. Ce raisonnement est une erreur évidente et depuis longtemps relevée par les statisticiens qui ont démontré qu'il n'existe aucune relation appréciable entre les salaires d'un métier et le risque qu'il représente. Le salaire dépend, en effet, d'une multitude d'éléments divers dont il est très difficile de calculer l'action, notamment de la longueur de l'apprentissage. M. Cheysson répondait à M. Yves Guyot par ce seul exemple, donné en passant, que le salaire du parqueteur, qui ne court aucun risque sérieux, est de beaucoup supérieur à celui du couvreur, qui est si exposé celui-ci gagne environ 7 fr. 50, et le boulanger 10 fr.; le chapelier 9 fr. et le carrier 4 fr. 50 (1). Il n'est même pas prouvé que, toutes proportions égales, comme entre deux ouvriers zingueurs, l'un travaillant sur les toits, l'autre à l'atelier, le travail périlleux soit sensiblement mieux rémunéré que celui qui ne

l'est pas.

103. Cela se comprend parfaitement; les économistes, pour soutenir que le salaire contient nécessairement une prime destinée à couvrir les accidents industriels, partent d'une affirmation non moins contestable. L'ouvrier, disent-ils, est libre de choisir son travail, rien ne le force à courir tel ou tel risque, et il peut abandonner son métier s'il lui paraît

(1) Félix Faure, Ch., 9 mars 1883, J. Off., p. 526.

dangereux (1). M. Félix Faure répond avec beaucoup de justesse que raisonner ainsi c'est prouver qu'on ne connaît pas suffisamment les conditions dans lesquelles vivent les travailleurs (2). Leur répartition entre les différentes industries dépend beaucoup moins de leur libre arbitre que d'une foule d'éléments d'influence défiant l'analyse de l'observateur le plus sagace. En supposant même que les ouvriers fussent en état de faire un choix raisonné, ils manqueraient, comme l'a fait observer M. Lacombe (3), des éléments nécessaires pour apprécier les chances qu'ils vont courir et les faire entrer suffisamment en compte dans le calcul du salaire auquel ils peuvent prétendre.

104. En supposant même, ce qui est invraisemblable, qu'ils puissent établir une équation aussi exacte que possible entre ce salaire et le risque qui pèse sur eux, la question résolue théoriquement, comme le fait observer un orateur du Congrès de Milan, M. Zucchi (4), ne le serait pas en pratique. Il faudrait, en effet, pour cela, que l'ouvrier ait soin d'épargner la prime qu'il obtient en sus du prix de son travail et qu'il s'assure auprès d'une compagnie d'assurances. Ör, il ne le fera jamais, il ne peut pas le faire, non seulement faute de prévoyance, mais aussi parce que l'assurance individuelle ne lui est pas accessible facilement. Cette observation, dont ni les assureurs, ni les industriels ne méconnaîtront la justesse (5), répond d'une façon topique à l'objection que l'on a adressée à tous les projets de réforme. « N'allez-vous pas, dit M. Bérenger (6), produire une diminution des salaires? Le patron ne va-t-il pas se croire autorisé à dire à son employé Vous ne courrez plus de risques, la loi vous pensionne et, dans tous les cas, je serai condamné à

(1) M. Morisseaux, Congrès de Paris, II, p. 243.
(2) Ch., 9 mars 1883, J. Off., p. 526.

(3) Sén., 9 mars 1889, J. Off., p. 221.
(4) Congrès de Milan, II, p. 183.
(5) Lacombe, loc. cit.

(6) Sén., 14 mars 1889, J. Off., p. 253.

vous payer une rente; dans ces conditions, j'abaisse votre salaire, qu'il n'y a plus de raison de maintenir à son taux ancien. » Je répondrai que cette éventualité d'une diminution des salaires qui, comme on l'a très bien dit, dépend avant tout de l'état du marché (1), n'a rien en soi qui puisse nous détourner de réformer notre législation. Réduire légèrement le salaire de tous les ouvriers employés dans un métier dangereux pour assurer des indemnités à ceux qui viendra ent à être blessés, cela ne vaut-il pas mieux que de laisser ces derniers retomber, en cas de sinistre, à la charge de la société.

[ocr errors]

105. Incertitudes sur un nouveau système légal. - Du renversement de la preuve. Ses défectuosités au point de vue législatif. — Si, à l'exception des économistes orthodoxes, tout le monde convient de la nécessité de modifier la législation actuelle, on s'accorde moins sur le régime qui doit lui être substitué.

L'attention se trouve d'abord attirée sur cette doctrine que j'ai longuement discutée (voir plus haut, no 9 et suivants), et que l'on appelle communément système du renversement de la preuve.

Sans doute ce système présentait assez d'avantages pratiques pour que l'on puisse regretter que la jurisprudence ait refusé de le consacrer. Peut-être a-t-elle été fortifiée dans sa résistance par la pensée que l'intervention du législateur était imminente. Les longs retards qu'a subie l'élaboration au Parlement des projets sur la responsabilité montrent combien la plus humble innovation jurisprudentielle est préférable aux réformes législatives, plus ambitieuses mais si difficiles à réaliser.

(1) M. Léon Say est convaincu qu'il y a une loi naturelle qui doit proportionner le salaire des ouvriers aux risques qu'ils courent dans leur industrie, et que si cette loi n'a pas pu produire ses effets, c'est parce qu'il y a été mis obstacle dans les temps reculés, par la tyrannie la plus épouvantable (?) et, dans les temps modernes, par les défauts d'une législation sur laquelle il est possible de revenir ». Il reconnait que cette augmentation de salaires, proportionnée aux risques courus, peut être comptée à part et capitalisée pour fournir des pensions aux victimes et à leurs familles. (Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1448.)

« PreviousContinue »