Page images
PDF
EPUB

ne représentent que le passé, » on s'attire les apostrophes virulentes et méritées, telles que celles de M. Chimirri au congrès de Milan (1).

« Vous oubliez, disait-il, qu'à côté de cette justice (la justice qui porte l'empreinte du Code Civil) bornée, égoïste, sévère, qui règle les rapports du droit privé, il y a une autre justice qui, ayant pour objet des relations plus larges et plus complexes, telles que les relations sociales, est obligée de suivre leurs évolutions et de se plier à leurs exigences. Cette justice est l'équité sociale; elle n'est pas cristallisée dans les rigides formules de l'ancien droit romain, mais vivante et pénétrée de la vie du pays; elle a des yeux pour voir les maux sociaux, des oreilles pour écouter les cris de toutes les misères humaines et surtout un cœur pour les comprendre et les soulager. >>

129. Le contraste est piquant entre ces hautaines paroles du ministre italien et l'attitude humiliée à laquelle se sont laissés rabaisser en France les défenseurs du Risque Professionnel. Après avoir soutenu sans conviction qu'ils en trouvaient le germe dans le le Code Civil, ils ont trop vite passé condamnation sur la valeur juridique de leur système et concédé imprudemment à leurs adversaires qu'ils proposaient une sorte de monstruosité législative. Des rapporteurs comme M. Tolain, n'appartenant pas au monde du Palais, s'inquiétèrent peu de froisser des susceptibilités d'une race aussi irritable que celle des poètes, et aux objections qu'on leur faisait, ils répliquèrent dédaigneusement qu'elles prouvaient qu'il ne faut pas attacher une importance capitale à l'opinion des spécialistes. « C'est donc à ceux qui ne sont pas des spécialistes, qui ne sont pas nourris du lait de la science juridique que je m'adresse (2). » Combien vite ils se repentirent de leur imprudence! Le droit ainsi

(1) Séance du 6 octobre, II, p. 300.

(2) Tolain, Sén., 19 mars 1889, J. Off., p. 286.

méprisé (1) se vengea plus sûrement que la médecine offensée par Molière et, perdant un peu la tête devant l'orage qu'il avait soulevé, M. Tolain descendit aux supplications, le mot n'est pas trop fort: « Je vous en supplie, Messieurs les juristes, ne soyez pas implacables (2). » Bien entendu, les juristes redoublèrent de raideur et d'arrogance. « Aveuglés par leurs préjugés professionnels, » ce sont les expressions de M. Chimirri, ils ne voyaient pas ou ne voulaient pas voir que les protagonistes du Risque Professionnel faisaient du droit autant qu'eux et meilleur : les uns, travailleurs instinctifs, comme les abeilles, d'autres, au contraire, très conscients de leurs moyens autant que de leur but. «Dans la pensée de ceux qui, les premiers, se sont constitués les défenseurs du principe nouveau et ont familiarisé l'opinion publique avec cette conception, dit M. Dejace (3), pas n'était besoin de déserter le terrain du droit pour remédier aux vices de la situation. >>

Emporté par sa verve meridionale, M. Chimirri comparait les jurisconsultes belges « aux paladins de l'Arioste qui cherchaient partout la dame de leur pensée sans la rencontrer jamais et, si parfois, par hasard ou par enchantement, ils croyaient l'approcher, la belle se dérobait à leurs yeux (4). >>

130. La comparaison est plaisante mais injuste. L'erreur n'est pas moins grave de soutenir « que le Code Civil peut satisfaire à tous les besoins de notre temps 5)» que de l'abandonner sous le prétexte qu'il ne peut se plier aux exigences d'une société nouvelle; cela ne serait pas exact, même du droit romain, ainsi

(1) « Le mépris du droit que professe M. Tolain, et qui existe dans toute une école, est basé sur cette idée fausse, que le Code civil ne peut correspondre à tous les besoins d'une société moderne, qu'il est fait pour une société vieillie, ne s'inspirant pas des nécessités sociales. » (Bardoux, Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 303.)

(2) Tolain, Sén., 19 mars 1889, J. Off., p. 290.

(3) Congrès de Milan, II, p. 300.

(4) Congrès de Milan, I, p. 759.

(5) Bardoux, Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 303.

que le faisait remarquer le grand romaniste italien, M. Cogliolo (1).

Quoi qu'en pensent quelques esprits étroits (2), le droit se modifie spontanément; l'étude que nous faisons nous offre un exemple frappant de ces transformations et nous permet de saisir sur le vif la manière dont elles s'opèrent. 131. Objections tirées des principes de 1789. — Mais auparavant nous devons répondre à un reproche très impressionnant, maintes fois adressé aux réformateurs par les économistes et quelques parlementaires, notamment MM. Frédéric Passy (3), Graux (4), Cordier (5), Bardoux (6), Lenoel (7), Bérenger (8): Vous ne violez pas seulement le Code civil, vous portez atteinte aux principes de 1789. « Les lois que vous proposez sont, non des lois de progrès et de liberté, mais de réaction et de servitude. » La Révolution a établi l'égalité de tous les Français devant la loi; elle a supprimé les classes, il n'y a plus de patrons ni d'ouvriers, mais des citoyens égaux qui doivent être tous régis par une loi commune.

132. Sans doute, il est assez délicat de préciser dans un texte législatif ce qu'on doit entendre par patron et ouvrier, et bien des difficultés se présentent que les rédacteurs des projets n'ont pas toujours nettement aperçues. Mais l'affirmation qu'il n'y a plus aujourd'hui de classes, n'est qu'un écho lointain de cette théorie de l'homme abstrait, si en honneur au XVIIIe siècle, de cet homme abstrait que l'on a plaisamment nommé l'homo economicus, que de Maistre pré

(1) Congrès de Milan, II, p. 181.

(2) Au nombre desquels il faut compter M. Léon Say (Ch., 18 mai 1893, J. Off., p. 1448.)

3 Ch., 11 mars 1883, J. Off., p. 549.

(4) Ch., 13 mars 1883, J. Off., p. 566 et 567.

(5) Sén., 8 mars 1889, J. Off., p. 204.

(6) Sén., 21 mars 1889, J. Off., p. 303.

(7) Sén., 1er avril 1889, J. Off., p. 382.

(8) Sén., 14 juillet 1895, J. Off., p. 729; 28 janv. 1896, J. Off,

P. 21.

tendait n'avoir jamais rencontré, et dont on déterminait si imperturbablement les droits et les devoirs sans la moindre préoccupation du temps et du milieu. J'invite ceux qui nient l'existence d'une classe d'ouvriers à parcourir les quartiers populeux des grandes villes industrielles.

133. Crainte de privilèges nouveaux. — Cependant, je ne puis ainsi écarter, sans autre réfutation, une objection qui a quelque chose de très spécieux. On nous dit : La Révolution a aboli les privilèges qui existaient au profit des nobles et du clergé. Etablir une législation spéciale en faveur des ouvriers, c'est constituer, au profit d'une certaine fraction des citoyens, des privilèges nouveaux, analogues à ceux qu'on a supprimés; c'est aller à l'encontre des principes fondamentaux de notre société moderne. C'est un retour en arrière vers les ténèbres du passé à jamais dissipées par les flots de lumière que 89 a versés sur le monde recréé.

C'est ainsi que M. Bérenger nous présente le projet voté au Sénat le 5 décembre dernier comme « constituant, dans beaucoup de ses dispositions, de véritables privilèges, capables, s'ils étaient admis, de compromettre cette grande unité française, une des principales conquêtes de 1789, cette unité obtenue au prix de tant de sacrifices, d'efforts et de sang, par l'égalité des droits de tous.» « Ce n'est pas une loi d'égalité, mais de privilèges; le privilège y est partout pour l'ouvrier des villes votre loi n'est qu'une succession de privilèges. »

M. Frédéric Passy s'écriait, treize années auparavant (1): « Il n'y a pas surtout à venir dire en plein Parlement qu'il y a deux droits opposés l'un à l'autre : le droit bourgeois et le droit ouvrier (2). Il n'y a pas à venir, dans l'enceinte de la loi, se donner comme les représentants d'une nouvelle classe de privilégiés qui, au nom du suffrage universel, prétendrait mettre des

(1) Pour les renvois, voir plus haut, p. 97, notes 3 à 8.

(2) Cette expression a été employée par un adversaire de la loi. V. plus haut.

privilèges dits démocratiques à la place des privilèges aristocratiques depuis longtemps effacés de nos Codes. Cette démocratie ne serait qu'une aristocratie retournée, et le nouveau régime ne vaudrait pas mieux que l'ancien. » En présence de toutes ces lois particulières, M. Lenoel se demande ce que devient notre Code civil et ce que devient surtout le principe essentiel de notre législation, formulée par la déclaration de 1791. « Il n'y a plus, pour aucune partie de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français. » Eh bien! si cette loi est votée, il est parfaitement certain qu'il y aura là un privilège. « Le droit civil, issu de 1789, dit M. Bardoux, a pris pour base la liberté et l'égalité dans les relations entre personnes; il a rompu d'une façon absolue avec tout ce qui revêtait un caractère particulier et spécial dans les relations juridiques, et tout ce qui pouvait avoir un caractère de privilège. »>

134.- Un pareil raisonnement paraît à première vue, par la disproportion même entre l'ampleur des principes invoqués et la question qui nous occupe, un de ces sophismes dont le caractère odieux nous saisit avant même qu'on en ait pesé tous les termes. Les principes de 1789, que nous avons appris à vénérer, sans les bien comprendre d'ailleurs, comme un idéal de justice et d'équité sociale, sont maintenant, tous les jours, invoqués comme une fin de non recevoir contre toutes les réformes par lesquelles on s'efforce d'améliorer le sort des humbles. De tels raisonnements nous exaspèrent d'autant plus que nous sommes plus embarrassés pour y répondre, bien que nous en sentions instinctivement le vide.

En supposant même que nos efforts aillent à l'encontre des principes de 1789, ce ne serait pas une raison de renoncer à des réformes pratiques pour obéir à des formules abstraites, et, somme toute, il n'y a rien d'étonnant à ce que les idées des hommes de la Constituante ne répondent plus à nos besoins, à notre sensibilité, pour employer un mot qu'ils affectionnaient.

« PreviousContinue »