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» de conscience, préférer l'opinion la moins probable à >> celle qui l'étoit davantage, » et quelques années après, en 1584, on vit Dominique Bannez, dominicain, et confesseur de sainte Thérèse, professer hautement la même doctrine.

Elle fut depuis connue sous le nom de probabilisme; et elle fit, dans le court intervalle de quelques années, des progrès si rapides dans les universités, dans les écoles de théologie et dans les communautés religieuses, qu'en 1592, vingt et un ans seulement après Antoine de Cordoue, on vit Salonius, religieux augustin, déclarer « que le sentiment de ceux qui pensent, qu'on >> peut en sûreté de conscience, entre deux opinions probables, préférer la moins probable, étoit celui » d'un grand nombre de théologiens distingués, prin» cipalement dans l'école de saint Thomas. »>

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Vasquez fut le premier jésuite qui, en 1598, professa publiquement la même doctrine; et, comme ce sentiment fut ensuite adopté et défendu par un grand nombre de théologiens de la même société, la société entière encourut les reproches et les accusations que méritoient les conséquences de cette funeste doctrine.

Les premiers probabilistes avoient établi en principe qu'une opinion ne pouvoit jamais être regardée comme probable, « dès qu'elle étoit contraire aux paroles de >> l'Ecriture, aux décisions de l'Eglise et au sentiment >> le plus commun des saints Pères. » Et c'est ce qui peut expliquer comment des hommes aussi savants que vertueux, tels que les cardinaux Bellarmin, Pallavicini, d'Aguirre, et un grand nombre de théologiens distingués de toutes les écoles et de tous les ordres religieux, avoient d'abord adopté trop légèrement cette opinion.

Mais on vit ces mêmes hommes abjurer hautement leur imprudence et leur erreur, aussitôt qu'ils furent témoins des ravages et des étranges excès que cette doctrine avoit introduits dans l'Eglise.

Il faut convenir en effet, que ce fut sur les principes du probabilisme, que la plupart des casuistes modernes

fondèrent les maximes de cette morale relâchée, si justement proscrite et décriée.

Lorsqu'une fois ils eurent établi en principe qu'un seul écrivain suffisoit pour rendre une opinion probable, toutes les digues furent rompues; et rien ne peut être comparé aux prodiges d'extravagance et d'immoralité que quelques casuistes osèrent proposer comme règle de conduite et de morale. En lisant ces étranges décisions, on est tenté de demander si leurs auteurs faisoient profession du christianisme, ou même s'ils connoissoient les premiers principes de la loi naturelle. Mais ce qui paroîtroit la plus étonnante de toutes les contradictions, si l'on pouvoit oublier tous les égarements auxquels l'esprit humain s'est trop souvent abandonné, c'est que ces opinions monstrueuses paroissent avoir été professées de bonne foi par des hommes qui, de l'aveu de leurs ennemis mêmes, étoient aussi recommandables par la pureté de leurs mœurs que par une piété sincère. La fausse idée de ramener plus facilement à la religion des pécheurs qu'on craignoit de rebuter par une juste sévérité, avoit fasciné ces guides aveugles, comme s'il étoit aussi facile de désarmer la justice divine, que d'atténuer les crimes des hommes.

Si l'on est fondé à reprocher aux jésuites la licence avec laquelle un grand nombre de leurs casuistes abusèrent de la doctrine du probabilisme, on doit dire en même temps qu'elle trouva dans le sein de leur société les adversaires les plus habiles et les plus ardents.

C'étoit en 1598, que le jésuite Vasquez y avoit le premier introduit le probabilisme; et dès 1608 et 1609, les jésuites Comitolo et Ferdinand Rebellus l'attaquèrent avec la plus grande force: c'est même de Comitolo que Nicole emprunta, cinquante ans après, les principaux arguments dont il a fait usage dans les notes qu'il a ajoutées, sous le nom de Vendrock, aux Lettres provinciales. Le plus célèbre adversaire du probabilisme a été un général même des jésuites (Thyrsus Gonzalez), qui publia en 1694 un ouvrage important, où il ras

semble tous les témoignages et tous les raisonnements les plus propres à faire sentir les dangers de cette doc

trine.

Mais c'est Bossuet qui a eu le mérite d'avoir proscrit à jamais des écoles de théologie, une doctrine qui étoit un sujet de scandale pour l'Eglise et de triomphe pour les protestants. Nul théologien, depuis Bossuet, n'a osé reproduire, du moins en France, les sophismes dont on avoit abusé si longtemps, pour pallier les excès du probabilisme. C'est dans son rapport à l'assemblée de 1700, que l'on reconnoît ce grand caractère de justice et d'impartialité, qu'il apportoit toujours dans les questions qui intéressoient la religion et la morale.

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Il exposa à l'assemblée « les principes qui avoient >> dirigé la commission dans l'examen des propositions >> relatives au probabilisme. Il fonda presque tout son >> rapport sur la doctrine du père Thyrsus Gonzalez. Il » déclara que l'opinion qui permet de suivre la moins » probable, est née en 1577; et qu'elle fut enseignée » pour la première fois par Médina, religieux domini>> cain. Il fit observer qu'il s'agissoit du moins probable, » comme tel, et non du moins probable en soi; que » la vérité seule est vraie en soi, indépendamment du » jugement des hommes; mais que le probable n'est tel » que dans l'opinion des hommes; que cependant on >> avoit osé proposer de prendre pour règle des mœurs » une opinion connue et crue comme la moins pro>> bable; que la certitude seule pouvoit être la règle des » mœurs; que, lorsque la certitude n'est pas connue, >> on peut bien prendre le plus probable comme règle » de conduite, en l'opposant au moins probable; que, » dans de pareils cas, cela suffisoit pour mettre la con>> science en sûreté; mais que se déterminer à agir par >> le moins probable contre sa conscience, et faire d'une >> pareille opinion la règle des mœurs, c'étoit ouvrir >> la porte à toutes sortes de corruptions dans la morale; » que, dans la morale comme dans la croyance, il ! Journal manuscrit de l'abbé Ledieu.

>> falloit suivre la règle quod ubique, quod semper '; » que faire autrement, c'étoit faire ce que Jésus-Christ » défendoit, suivre les commandements et les traditions >> des hommes, puisqu'il ne s'agissoit plus de chercher >>> ce qui est vrai et ce qui est faux, ni ce qui est permis » ou défendu, mais ce que tel ou tel auteur a pensé >> sur telle ou telle question. »

Bossuet emprunte ensuite les propres paroles du père Thyrsus Gonzalez ; et demandant avec lui « si l'on pou>> voit porter un tel sentiment au jugement de Dieu, il » déclara que l'opinion du probabilisme étoit non-seu>>lement une opinion nouvelle, et par conséquent >> fausse, suivant la maxime de saint Vincent de Lérins, >> adoptée par toute l'Eglise, mais rejetée et rétractée >> par ceux qui l'avoient d'abord suivie. »>

Bossuet fit même lire devant l'assemblée un long passage de la dissertation que le cardinal d'Aguirre a placée à la tête de sa collection des conciles d'Espagne. On y voit ce cardinal déplorer avec les larmes de la douleur et du repentir le malheur qu'il avoit eu de suivre une telle opinion. Il rappela aussi l'exemple du cardinal Bellarmin, qui avoit réprouvé cette opinion, après l'avoir crue bonne, et celui du cardinal Pallavicini, qui avoit été encore plus loin, puisqu'après avoir professé le probabilisme, il consacra ses études et son zèle à se réfuter lui-même.

A ces grands exemples, si propres à faire impression sur l'esprit de ceux même qui n'auroient pas entrevu les dangers et toutes les illusions du probabilisme, Bossuet joignit l'autorité d'un grand nombre d'évêques de France, qui l'avoient formellement condamné par de savantes censures.

<< Il convint cependant que Rome 2 n'avoit point en>> core condamné cette opinion; que jusqu'à présent elle » s'étoit bornée à censurer les excès du probabilisme; >> mais qu'on devoit remarquer que le Pape avertissoit

'En tout lieu, en tout temps. 2 Journal manuscrit de l'abbé Le

>> lui-même qu'on ne devoit pas tirer à conséquence

>> son silence. »

Bossuet avoit dirigé avec tant d'intelligence et d'activité le travail de la commission pendant les deux mois qu'elle avoit consacrés à l'examen des propositions, et son rapport à l'assemblée offroit tant de précision et de clarté, que six jours suffirent pour la mettre en état de prononcer son jugement, après avoir pesé avec la plus scrupuleuse exactitude toutes les qualifications dont chacune d'elles étoit susceptible.

XI.- La censure est unanimement adoptée par l'assemblée. Dans la séance du 4 septembre, toute l'assemblée signa le préambule, la censure, les deux déclarations, la conclusion et la lettre circulaire à tous les évêques de France. Tous ces actes étoient l'ouvrage de Bossuet.

Ce qu'il y eut de plus remarquable encore, c'est que ce jugement fut porté à l'unanimité dans une assemblée dont tous les membres étoient divisés par des préventions opposées, et qui sembloient ne devoir jamais s'accorder sur une censure qui frappoit également tous les partis.

C'est peut-être une des circonstances de la vie de Bossuet, où il montra avec plus d'éclat combien il étoit supérieur à toutes les petites passions qui dégradent trop souvent des hommes et des caractères d'ailleurs estimables. Il réprima avec force la triste activité des jansénistes, qui, pour appeler sur eux l'attention publique, avoient tout-à-coup imaginé de sortir de ce long silence, qu'ils avoient tant demandé et qu'ils avoient obtenu. Il posa une digue inébranblable au torrent des opinions monstrueuses de ces casuistes, qui avoient déshonoré la morale évangélique; et tel est le caractère de justice et de vérité que Bossuet a donné à la censure de l'assemblée de 1700, qu'on lui accorde presque autant d'autorité parmi les théologiens, qu'aux décrets mêmes des conciles particuliers les plus révérés. La principale gloire en est certainement due à Bos

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