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L'abbé de Rancé paroît avoir opposé une résistance sincère aux premières instances de Bossuet; il ne céda qu'à regret et par un sentiment de déférence au vœu d'un juge si éclairé en matière de religion. Ce fut en effet Bossuet qui présida lui-même à tous les détails de l'impression; et l'on voit par sa correspondance qu'il eut des préventions à combattre et des oppositions à vaincre, avant même que l'ouvrage fût devenu public. « Hier j'entretins amplement M. l'archevêque de » Paris de la commission que vous m'aviez donnée pour » lui. Je lui dis que j'avois lu le livre sans votre par»ticipation, et que j'avois cru absolument nécessaire de » l'imprimer, tant pour le bien qu'il pouvoit faire à >> l'Eglise et à tout l'ordre monastique, que pour éviter » les impressions qui s'en seroient pu faire malgré vous. » Par là il entendit la raison par laquelle vous n'aviez » pas pu le lui communiquer. Cela se passa bien. Je lui » ajoutai que vous parlicz avec toute la force possible de >> la perfection de votre état retiré et solitaire, mais » avec toutes les précautions nécessaires pour les mitiga» tions autorisées par l'Eglise, et pour les ordres qu'elle » destinoit à d'autres emplois. Tout cela se passa bien; » il reçut parfaitement toutes les honnêtetés que je lui » fis de votre part, et écouta avec joie ce que je lui >> dis sur les marques, non seulement de respect, >> mais encore de l'attachement et de la tendresse que » je vous avois vus pour lui. >>

Bossuet voulut même donner une espèce d'autorité à l'ouvrage, et le prémunir contre les attaques qui sembloient le menacer, en y attachant son approbation et celles de l'archevêque de Reims et de l'évêque de Grenoble, depuis le cardinal Le Camus.

Mais quelque imposant que fût un pareil témoignage, le traité de la sainteté et des devoirs de la vie monastique excita une discussion assez vive entre le savant Mabillon et l'abbé de la Trappe. Mabillon crut trouver dans l'interdiction que l'abbé de Rancé prononçoit contre les re'Lettre de Bossuct à l'abbé de Rancé, du 6 février 1683.

ligieux qui se livroient à l'étude des sciences, une espèce de censure contre la congrégation dont il étoit membre, et qui a élevé tant de monuments utiles à la religion et aux lettres.

Cette différence d'opinion entre deux religieux qui se rapprochoient plus dans leur amour pour la religion et l'Eglise, qu'ils n'avoient de conformité dans le caractère et dans le goût des mêmes études, produisit plusieurs écrits, où peut-être l'on mit des deux côtés un excès de chaleur *. Il eût été facile de prévenir, dès l'origine, une discussion sans objet et sans utilité, si l'on eût voulu observer avec Bossuet la sage distinction qu'il établit entre l'état solitaire et retiré auquel l'abbé de Rancé s'étoit voué, et qui étoit le seul pour lequel il avoit rédigé ses instructions, et les ordres religieux que l'Eglise a destinés à d'autres emplois. Peut-être l'abbé de la Trappe avoit-il trop négligé d'exprimer cette distinction; et Mabillon avoit pu se croire justement fondé à réclamer contre une opinion qui empruntoit une grande autorité du nom et des vertus du réformateur de la Trappe, et pouvoit jeter une espèce de défaveur sur tout l'ordre de saint Benoît.

IV. Lettre de Bossuet sur l'adoration de la Croix.

Ce fut dans un de ses voyages à la Trappe, que Bossuet eut occasion de voir le frère Armand, nouveau catholique. C'étoit un gentilhomme françois, réfugié en Hollande, où il s'étoit attaché au service du prince d'Orange. La lecture de quelques ouvrages de Bossuet avoit commencé par lui donner des doutes, et finit par le disposer à goûter sa doctrine. Il revint en France, fit abjuration, se retira à la Trappe, et fut admis à faire des vœux, après que sa vocation eut été longtemps éprouvée. L'abbé de Rancé s'étoit singulièrement attaché à ce

* Dom Thuilier, ami et confrère de Mabillon, en écrivant l'histoire de cette contestation, suppose tous les torts du côté de l'abbé de Rancé; et Dom Gervaise, ami et confrère de l'abbé de la Trappe, a prétendu montrer que son adversaire n'en avoit pas été entièrement exempt.

nouveau prosélyte, qui avoit beaucoup d'esprit, et qui avoit fait de grands sacrifices pour se réunir à la religion catholique. Il voulut même lui donner un témoignage de son affection paternelle, en lui faisant prendre le nom d'Armand *, à l'époque où il émit ses vœux solennels. L'abbé de Rancé le fit connoître à Bossuet, et l'autorisa à s'entretenir avec ce prélat sur des matières de religion. Il obtint ensuite permission de lui écrire, et de lui proposer ses doutes; c'est ce qui donna lieu à une réponse que Bossuet lui fit de Versailles le 17 mars 1691, et qui a été publiée sous le titre de Lettre de monseigneur l'évêque de Meaux, sur l'adoration de la croix1; elle fut imprimée en 1692.

Dans cette lettre, Bossuet montre l'intention que s'est proposée l'Eglise, en rendant de si grands honneurs au signe de la rédemption des hommes. « L'Eglise, en mon» trant la croix, a ramassé sous cette simple figure toutes » les merveilles de la mort de Jésus-Christ. Là, comme » dans un langage abrégé, tout ce que le Sauveur a fait » pour nous se retrace à notre cœur et à notre pensée. » Des volumes entiers ne rempliroient pas ce qui est » exprimé par ces deux signes, par celui de la croix, >> qui nous dit tout ce que nous devons à Jésus-Christ, et » par celui de nos soumissions, qui exprime au dehors » tout ce que nous sentons pour lui...

>> Quels honneurs, dit Bossuet, ne rend-on pas en » public au livre de l'Evangile...? Les protestants eux» mêmes prêtent leurs serments sur le livre de l'Evan» gile. Par ces honneurs on témoigne son attachement, » non pas à l'encre et au papier, mais à la vérité éter»> nelle qui nous y est représentée. Je n'ai encore trouvé » personne d'assez insensé pour accuser ces pratiques » d'idolâtrie. Je demande à présent, qu'est-ce donc que » la croix, sinon l'abrégé de l'Evangile, tout l'Evangile » sous un seul signe et sous un seul caractère...

>> Il ne faut qu'une seule chose pour confondre les es

* Armand étoit le prénom de l'abbé de Rancé.

1Œuvres de Bossuet, tom. vii. p. 470 et suiv.

>> prits contentieux; c'est que le culte extérieur n'est » qu'un langage pour signifier ce qu'on ressent au de» dans. Si donc à la vue de la croix tout ce que je sens » pour Jésus-Christ sé réveille, pourquoi à la vue de la >> croix, ne donnerois-je pas toutes les marqués exté>> rieures de mes sentiments...?

>> Les protestants traitent ce culte de superstitieux, >> parce qu'il n'est pas commandé; et ils sont si grossiers >> qu'ils ne songent pas que le fond de ces sentiments >> étant commandé, les marques si convenables que >> nous employons pour les exciter, ne peuvent être que >> louables et agréables à Dieu et aux hommes...

>> Voilà pour ce qui regarde les choses, après quoi c'est >> une trop basse chicane de disputer des mots. En parti» culier celui d'adorer a une si grande étendue, qu'il » est ridicule de le condamner sans en avoir déterminé » tous les sens. On adore Dieu, et en un certain sens on » n'adore que lui seul. »

Bossuet rapporte ensuite un grand nombre d'exemples de l'usage que l'Ecriture elle-même fait du mot adorer, sans qu'il se présente à l'esprit de qui que ce soit l'idée du même culte que l'on rend à Dieu, et qui doit être réservé à Dieu seul.

Bossuet s'explique ensuite avec sa raison supérieure et sa mesure ordinaire, sur le culte qu'on rend dans quelques lieux aux larmes et au sang de Jésus-Christ.

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<< Savoir, dit Bossuet, s'il reste quelque part ou de ce » sang ou de ces larmes, c'est ce que l'Eglise ne décide » pas. Elle tolère même sur ce sujet les traditions de cer»taines églises, sans qu'on doive trop se soucier de re» monter à la source. Tout cela est indifférent et ne regarde pas le fond de la religion. Je dois seulement >> vous avertir que le sang et les larmes que l'on garde » comme étant sortis de Jésus-Christ, ne sont ordinai» rement que du sang et des larmes qu'on prétend sor>> tir de certains crucifix dans des occasions particulières, >> et que quelques églises ont conservés en mémoire du >> miracle; pensées pieuses, mais que l'Eglise laisse

» pour telles qu'elles sont, et qui ne font ni ne peuvent >> faire l'objet de la foi. »

Malheureusement celui à qui cette instruction si sage et si raisonnable étoit adressée, ne persévéra pas dans les sentiments qui lui avoient mérité l'estime de Bossuet et l'affection de l'abbé de Rancé.

Prêt à se renfermer dans les soins qu'alloit exiger de lui le gouvernement de son diocèse, Bossuet crut devoir rendre publics deux ouvrages qu'il avoit composés avant d'être nommé évêque de Meaux. Le premier est la relation de sa Conférence avec le ministre Claude. On a vu les raisons qui le forcèrent à faire imprimer cette Relation en 1682, et qu'il ne s'y détermina que pour rétablir la vérité des faits, dont le ministre Claude s'étoit singulièrement écarté dans le récit qu'il en avoit fait de vive voix et par écrit.

V.- Traité de la communion sous les deux espèces.

Le second ouvrage que Bossuet fit imprimer en 1682, est son Traité de la Communion sous les deux espèces 1.

Jurieu avoit fait paroitre en 1681 un écrit sur la matière de l'Eucharistie. Il y attaquoit l'usage qui a prévalu dans l'Eglise catholique de ne donner la commu→ nion aux laïques que sous une seule espèce. Bossuet crut devoir réfuter cet ouvrage; le sujet n'étoit, pour ainsi dire, que la discussion de quelques faits historiques; par cette raison même elle étoit plus propre à faire impression sur l'esprit de la multitude. On se rappeloit encore l'espèce de fureur avec laquelle les hussites et les Bohémiens avoient combattu pour la communion sous les deux espèces.

Luther, qui leur succéda, se montra bien éloigné d'attacher la même importance à cette controverse. Lors même qu'il eut levé l'étendard de la révolte contre l'Eglise romaine, il ne parloit jamais qu'avec horreur de Jean Hus et de Jérôme de Prague. I méprisoit souverainement Carlostadt, et tous ceux qui regardoient la › Œuvres de Bossuet, tom. vIII. p. 226.

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