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WATERLOO.

Waterloo Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe, et de l'autre la France.
Choc sanglant! Des héros Dieu trompait l'espérance.
Tu désertais, Victoire, et le sort était las.

O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

C'est ainsi que Victor Hugo, ce Napoléon des poètes, a eu la force de célébrer Waterloo ! Mais quel hymne de deuil ! quelle sombre et lugubre harmonie Jamais la lyre française n'a eu de plus lugubres accents.

Béranger, lui, ne voulut jamais que ce nom fatal, Waterloo, fût prononcé dans ses chansons :

Qui, dans Athènes, au nom de Chéronée,
Mêla jamais des sons harmonieux ?

Par la Fortune, Athènes détrônée,
Maudit Philippe, et douta de ses dieux.
Un jour pareil voit tomber notre empire,
Voit l'étranger nous apporter des fers,
Voit des Français lâchement leur sourire.
Son nom jamais n'attristera mes vers.

Le sentiment qui inspira le silence du chansonnier, nous le retrouvons à la fin des Mémoires du général de Ségur, qui a retracé les gloires et les malheurs de l'épopée impériale dans une prose dont parfois les allures sont épiques. « Que d'autres, s'écrie-t-il, disent les détails héroïques et merveilleux du retour de Napoléon de l'île d'Elbe, ses premiers efforts d'abord pour conjurer la coalition, puis pour se préparer à la combattre; enfin, depuis le lendemain de son arrivée, ses secrets et tristes pressentiments, sa foi perdue dans son étoile, et le désastreux résultat de ce troisième et dernier effort d'un incomparable génie contre son destin, dont l'inflexibilité voulut qu'à la grandeur de l'élévation s'égalât celle de la chute. Quelque dignes de mémoire que puissent être, sur ce sujet, les récits que m'ont faits des témoins tels que M. Mollien, mon père, Benjamin Constant, le maréchal Reille, Montyon, Turenne, le prince d'Eckmühl et d'autres encore, je l'avoue, le courage me manque pour retracer tant de douloureux détails. »

Hélas! cette funeste journée, nous ne pouvons la passer sous silence. Elle est le dénouement

du drame terrible dont nous venons d'essayer de décrire les péripéties. Longtemps nous avons hésité, la plume tombait de notre main. Cette bataille qui a été plus sombre que Crécy, que Poitiers, qu'Azincourt; cette défaite qui n'a pas plus été vengée par la France que Zama n'a été vengé par Carthage, cette grande catastrophe nationale, il faut la raconter.

Napoléon n'avait qu'environ cent vingt mille hommes à opposer aux deux cent trente mille dont se composaient les armées de Wellington et de Blücher. Cependant, il ne désespérait pas du succès, et il comptait renouveler la tactique qui tant de fois lui avait réussi. Attaquer séparément les deux armées ennemies, surprendre l'armée prussienne, puis tomber sur l'armée anglaise avant qu'elle ait eu le temps de rallier ses différents corps, tel fut son plan de campagne. Dans la nuit du 14 au 15 juin, un événement de mauvais augure se produisit le général de Bourmont, suivi de cinq officiers, partisans comme lui des Bourbons, avait passé à l'ennemi. « Leurs noms, dira plus tard l'empereur, seront en exécration tant que le peuple français formera une nation. Cette désertion avait fait augmenter l'inquiétude du soldat. » Le 15 juin, l'armée franchissait la Sambre, et, dans une proclamation ardente, Napoléon rappelait à ses troupes que ce jour-là était l'anniversaire de Marengo et de Friedland. Un succès d'avant-garde les encou

rageait. Les Anglais gardaient comme point de ralliement les Quatre-Bras; les Prussiens, Fleurus et Sombref. Le 16 juin, pendant que le maréchal Ney échouait aux Quatre-Bras, l'empereur gagnait, contre les Prussiens la sanglante bataille de Ligny. La lutte devint féroce, à force d'être opiniâtre. Il semblait que chacun eût rencontré son ennemi mortel, et se réjouît de trouver le moment de la vengeance. On ne demandait pas, on ne faisait pas de quartier. Blücher, qui avait eu un cheval tué sous lui, ordonna, en frémissant, la retraite. Mais l'échec de l'infatigable septuagénaire n'était pas une déroute. Les Prussiens, qui avaient encore plus de quatre-vingt-dix mille combattants, se replièrent en bon ordre, et le maréchal de Grouchy, que l'empereur chargea de les suivre, n'avait que trente-deux mille hommes. Napoléon s'étant reporté sur l'armée anglaise demeurée aux Quatre-Bras, Wellington évacua cette position, et se retira sur Mont-SaintJean, près de Waterloo. Derrière le Mont-SaintJean s'étend la forêt de Soignes. Le général anglais s'y adossa. Le caractère montueux du terrain, que la nature a fortifié, lui permit de se tenir sur une défensive formidable. De part et d'autre, les troupes étaient accablées de fatigue. Une température orageuse et une chaleur de trente degrés alourdissaient l'air. Dans l'aprèsmidi du 17 juin, le ciel, chargé d'épais nuages, finit par fondre en torrents d'eau. Au bout de

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quelques instants, tout le pays fut changé en un inextricable marécage. La pluie continua tout le jour, toute la nuit, toute la matinée du lendemain. Nuit solennelle, nuit terrible, cette nuit du 17 au 18 juin, qu'on a appelée de ce nom : Vigiles de Waterloo. » Les deux armées, en face l'une de l'autre, dans cette attente fiévreuse qui précède les batailles décisives. Point d'abri contre la pluie torrentielle. On enfonçait jusqu'à mi-jambes dans des flots de boue. Ni lune, ni étoiles. L'obscurité profonde, impénétrable. On s'égarait au milieu des haies vives. On se heurtait, on se culbutait dans les ravins. Des imprécations se mêlaient aux rafales. L'armée française se croyait déjà trahie.

Que doit-il se passer dans le cœur de Napoléon ? Que va-t-il risquer, ce grand joueur, dans la partie suprême ? Plus que sa vie : sa couronne et sa liberté ; plus que sa couronne et sa liberté : la fortune de la France. Tous ces hommes qui ne verront plus qu'un soleil, c'est pour lui, pour lui seul, qu'ils mourront. L'horizon est tout embrasé par les feux de bivouac, comme la veille d'Austerlitz. Mais ce ne sont plus là, comme en 1805, des lueurs de bon augure. Cela ressemble à un incendie bien plus qu'à une apothéose. Napoléon ne dort pas. Le 15 juin, il est resté dix-huit heures à cheval, et n'a pris que trois heures de sommeil avant la bataille de Ligny. Le 16, il est encore resté dix-huit heures à cheval.

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