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On connaît ce vigoureux portrait qu'il a tracé des philosophes avec lesquels il avait vécu :

« Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais..... Fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment dans le cœur des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires... Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner, pour les vrais principes des choses, les inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n'est nuisible aux hommes je le crois comme eux; et c'est à mon avis une preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité.

» Je regardais tous ces graves écrivains comme des hommes modestes, sages, vertueux, irréprochables. Je me formais de leur commerce des idées angéliques, et je n'aurais approché de la maison de l'un deux que comme d'un sanctuaire. Enfin, je les ai vus; ce préjugé puéril s'est dissipé, et c'est la seule erreur dont ils m'aient guéri... Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu'il m'importait le plus de connaître; car, ardents missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n'enduraient point sans colère que, sur quelque point que ce pût être, on osât penser autrement qu'eux. »

On trouve dans les livres de Rousseau bien des traits semblables dirigés contre le philosophisme, et de hautes vérités exprimées avec une admirable éloquence. On ne peut le lire sans regretter qu'un aussi beau génie se soit abandonné trop exclusivement à la haine que lui inspiraient les abus de la société au sein de laquelle il était appelé à vivre. S'il eût été vraiment vertueux, et s'il eût combattu, au nom de la vertu, les vices dont il était témoin, en respectant les bases de l'ordre social, qui ne devaient pas être confondues avec eux, Rousseau eût dignement rempli la haute mission à laquelle il semblait appelé. Il avait en lui l'énergie, le talent,

l'éloquence d'un réformateur; mais il lui en manqua la vertu, qui seule aurait vivifié ses qualités éminentes.

J.-J. Rousseau n'est pas estimable; comme écrivain nous le préférons de beaucoup à Voltaire, dont l'esprit, continuellement railleur, finit par fatiguer. Rousseau a du moins le mérite d'avoir traité sérieusement les choses sérieuses. Il sera toujours apprécié, à ce titre, même des philosophes qui ne partagent pas ses erreurs; tandis que Voltaire ne peut être le héros que des hommes légers et sceptiques, qui croient répondre à des raisons par un dédaigneux sourire.

A côté de Rousseau nous placerons Montesquieu, qui a avec lui plus d'un rapport. Montesquieu n'a pas l'éloquence du philosophe de Genève; mais ses principes sont plus rapprochés des siens qu'on ne le pense ordinairement. Comme Rousseau, Montesquieu rend parfois hommage aux grandes vérités morales, et même au christianisme; mais si l'on veut lire avec attention les Lettres persanes, et même l'Esprit des lois, on y rencontrera des théories qui ne vont à rien moins qu'à la négation de la Révélation, et par conséquent au déisme. Il a bien dit que la Révélation était le plus beau présent que Dieu pût faire aux hommes; mais il a fait en même temps du christianisme un système qui ne pouvait convenir à certains climats. La religion comme la morale, selon Montesquieu, devait se modifier selon les zônes, et le meilleur était de rester dans la religion au sein de laquelle on était né. Les missionnaires catholiques avaient donc tort, d'après lui, d'aller prêcher le christianisme aux Orientaux, parce qu'il ne convenait point aux mœurs de ces peuples, et qu'il est toujours mal d'engager les hommes à changer de religion.

Tel est le système qui ressort des écrits de Montesquieu. On rencontre chez lui moins de déclamations, et plus de vérités de détail que dans la plupart des philosophes du xvII. siècle; il ne fut jamais affilié à l'école de Diderot ni à celle de Voltaire; mais il n'en doit pas moins être rangé parmi les écrivains hostiles à la Révélation.

pas

Il en est de même de Buffon. Cet illustre naturaliste n'était croyant. Seulement il voulait le paraître, parce qu'il pensait que c'était utile dans la position sociale où il était placé. Il n'eût pas voulu scandaliser ses vassaux de Montbart en n'allant point à la messe; sous ce rapport, il se rapproche trop de Voltaire. Les premiers volumes de l'Histoire naturelle attirèrent, en 1750, l'atten

tion de la Sorbonne. Une commission, nommée pour les examiner, releva quatorze propositions qu'elle jugea contraires à l'Écriture sainte, touchant la formation de la terre. Buffon, en ayant été averti, se hâta de protester de sa soumission à la Bible et à toutes les vérités révélées, et il évita ainsi la censure de la Sorbonne.

On a tout lieu de croire que ces déclarations n'étaient à ses yeux qu'un acte de pure convenance.

Quelques autres naturalistes cherchaient, à la même époque, à substituer leurs théories à la Bible, sur la formation de la terre. Nous nommerons seulement Robinet et de Maillet; ce dernier eut la fantaisie de faire porter à son livre son propre nom écrit à rebours : Telliamed. Dans ce livre, de Maillet avait pour but d'expliquer le monde sans Dieu. Ses systèmes, quoique absurdes, eurent une espèce de vogue et vinrent fortifier la tendance au matérialisme que Diderot et son école avaient imprimée à une partie de la société.

Nous pourrions citer encore un grand nombre de savants ou de philosophes qui appartenaient plus ou moins au philosophisme. Nommons seulement Condillac, qui enseignait le sensualisme, d'après Locke; Freret, qui attaquait la Révélation au nom de l'histoire; l'abbé de Prades, qui, dans une thèse devenue célèbre, soutint le Déisme en pleine Sorbonne; Marmontel, dont les romans favorisent l'incrédulité.

Les philosophes avaient les Jésuites pour auxiliaires puissants, dans la guerre qu'ils avaient déclarée à la Révélation et à l'Église, et il est facile de remarquer des rapports étonnants entre les opinions des uns et des autres. Seulement les Jésuites essayaient de donner leurs erreurs comme la doctrine de l'Église, et prétendaient défendre cette doctrine en la détruisant radicalement. Un coup-d'œil général sur l'ensemble de leurs opinions démontrera cette vérité qui, au premier coup-d'œil, pourrait paraître étrange à ceux qui n'ont jamais approfondi ces opinions.

Tout le christianisme est appuyé sur la doctrine du péché originel; sans cette dégénération de l'humanité, le Rédempteur n'est pas nécessaire; la venue du Fils de Dieu dans le monde est à peu près inutile. Posé la chute originelle, Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et les hommes, et Rédempteur de l'humanité, lui inspire par sa grâce une nouvelle vie; lui donne une nouvelle naissance; il restaure l'homme déchu dans son intelligence, en dissipant son ignorance par la révélation de sa doctrine; sa volonté par l'établissement des grands principes évangéliques; sa liberté par son se

cours ou sa grâce qui l'arrache à l'empire du mauvais principe ou

de Satan.

Tels sont les bases du christianisme et les branches principales d'où sortent tous les rameaux de la doctrine évangélique.

Les Jésuites établissent d'autres principes. D'après eux, Dieu aurait pu créer l'homme dans l'état où l'a réduit le péché originel, et qu'ils appellent l'état de pure nature. Si Dieu a pu le créer en cet état, il n'est pas radicalement mauvais ce qui est nier implicitement le péché originel. De ce principe, il suit nécessairement que l'homme, dans cet état de pure nature, où il est rentré par le péché, n'a un besoin absolu ni de la grâce, ni de la révélation divine. Il peut, par les propres forces de son libre arbitre, opérer le bien, et, par les seules forces de son intelligence, connaître les principales vérités qui lui sont nécessaires. Ses inclinations ne sont pas naturellement portées au mal; et ce n'est que par suite des préjugés, qu'on a souvent considéré comme mauvais ce qui est bon en soi. Delà les efforts des Jésuites pour relever outre mesure le libre arbitre de l'homme, et rendre moins nécessaire le secours du Rédempteur; de là leurs systèmes qui tendent tous à atténuer les vices qui découlent du péché originel, et à changer en bien ce qui est mal d'après les principes de l'Evangile.

A ce système général des Jésuites, se rattachent les erreurs particulières des Hardoin, des Berruyer, soutenues par la Compagnie, et qui n'allaient à rien moins qu'à ébranler le dogme des deux natures en Jésus-Christ, qui est le principe fondamental de la Rédemption et de tout le christianisme. Sous prétexte de concilier la foi et la raison, l'Évangile et la nature, les Jésuites inventèrent mille théories philosophiques et morales, qui portèrent un coup funeste à la Révélation elle-même; et, sans exagération, on peu dire qu'ils furent aussi nuisibles à la doctrine chrétienne que Voltaire et Rousseau.

Nous avons fait observer que, dès le principe, les solitaires de Port-Royal avaient aperçu les dangers de ce naturalisme qui tendait à s'insinuer dans la doctrine révélée, et de cette apologie exagérée que l'on s'efforçait de faire de la liberté et de la raison humaine. Ils prévirent les dangers qui en résulteraient pour la saine doctrine, et cherchèrent à s'opposer au torrent en s'établissant sur le terrain solide de la tradition catholique. De là les nombreux et savants ouvrages de cette docte école, dans lesquels on s'occupe uniquement d'exposer les vrais principes, la doctrine pure de l'Évangile.

Lorsqu'au xvIII. siècle, les maux prévus par l'abbé de SaintCyran et Arnauld se furent réalisés, les héritiers des traditions de ces grands hommes suivirent la route qu'ils avaient tracée pour s'opposer au torrent. Ils entrèrent peu en discussion avec les philosophes, mais, en revanche, ils s'appliquèrent à exposer la vraie doctrine de l'Église, et à l'opposer, dans sa noble simplicité, aux systèmes que l'on voulait mettre à sa place.

Parmi les ouvrages qui furent composés dans ce sens, par l'école de Port-Royal, il faut placer au premier rang l'Exposition de la doctrine chrétienne, par Mésenguy, et son Histoire de l'ancien Testament, ouvrages trop peu connus de nos jours, que l'on a cherché à déprécier par suite d'une haine systématique, et auxquels on n'a rien à comparer pour l'enseignement de la religion. Ces ouvrages de Mésenguy sont écrits avec une éloquence gracieuse et simple, un style pur, une science sans prétention. C'était surtout par de tels ouvrages que l'on devait combattre le philosophisme. Ceux qui nourrissaient leur esprit de la lecture des ouvrages de Mésenguy n'avaient rien à craindre des sarcasmes de Voltaire. Ils connaissaient trop bien la religion pour se laisser ébranler par des plaisanteries ou des sophismes qui ne pouvaient avoir aucune valeur à leurs yeux.

Mésenguy écrivit son Exposition de la doctrine chrétienne, au collége de Beauvais, sous les yeux de son ami Rollin, qui était à la tête de cet établissement.

Quoique Rollin n'ait rien écrit, précisément contre le philosophisme, il en fut cependant un des principaux adversaires par le caractère éminemment chrétien qu'il imprima à ses ouvrages et à l'éducation qu'il donnait dans son college. Rollin était le type du professeur chrétien. On ne pouvait allier plus de simplicité et de science. Sa tendresse vraiment paternelle pour les enfants confiés à ses soins, son désintéressement, sa piété, étaient admirables. Si, au lieu de persécuter cet homme illustre, sous prétexte de jansénisme, les Jésuites eussent copié ses principes dans l'éducation de la jeunesse, le philosophisme eût fait dans la société des recrues

moins nombreuses.

Duguet appartenait à la même école que Mésenguy et Rollin. Il défendit le christianisme comme eux, en l'exposant dans sa majestueuse simplicité. Son Traité des principes de la foi chrétienne est un des livres les plus solides que l'on ait composés sur ce sujet. Il n'y entre point en lutte directe avec le rationalisme: mais

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