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DE L'INFLUENCE

DES TEMPS ET DES LIEUX

EN MATIÈRE DE LÉGISLATION.

DISSERTATION SUR LES DIFFÉRENCES QUE DOIVENT APPORTER DANS LES LOIS LES CIRCONSTANCES DES TEMPS ET DES LIEUX, OU SOLUTION DE CE PROBMÈME. LES MEILLEURES LOIS ÉTANT DONNÉES, COMMENT LE LEGISLATEUR DOIT-IL LES MODIFIER D'APRÈS LES CONSIDÉRATIONS TEMPORAIRES ET LOCALES? ›

Après avoir dirigé nos recherches vers le système de lois civiles et pénales qui aurait le plus haut degré possible de perfection abstraite, il est naturel de se demander comment on devrait procéder pour établir ce corps de lois dans un pays donné, à une époque fixe. Je suppose que les lecteurs qui auront eu la patience de me suivre jusqu'au bout dans cette longue carrière pourraient me tenir à peu près le discours suivant :

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«Dans les différentes études auxquelles vous a vous êtes livré pour former le meilleur système « de législation, il est impossible que vous n'ayez «eu en vue un pays plutôt qu'un autre, une période «de temps déterminée, avec tout l'ensemble de ses « circonstances actuelles, la population, l'étendue, «les arts, les sciences, les richesses, la religion, « le caractère et les habitudes de la nation que « vous aviez plus particulièrement présente à l'esprit dans vos spéculations politiques. Il est probable que le pays auquel vous rapportiez vos méditations était celui où vous avez reçu le jour, soit par cette affection naturelle qui unit le cœur « à la patrie, soit parce que vous aviez une con« naissance plus profonde de sa situation, et que "nos pensées ne se développent qu'à l'occasion des objets qui nous entourent. Mais les lois que vous proposez pour votre pays sont-elles également bonnes pour tout autre? N'y aurait-il aucun inconvénient à les transplanter chez un peuple

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Je ne me dissimule pas combien cette question est importante, et combien elle est difficile à résoudre; il serait même absurde de tenter une solution particulière pour chaque peuple, parce qu'il faut connaître à fond toutes les circonstances dont on a parlé. Mais il est possible de donner un exemple, et d'indiquer les principes généraux d'après lesquels on doit se diriger dans les applications locales.

On doit me permettre les fictions les plus présomptueuses. Je vais m'arroger le pouvoir suprême. Je commence, en vertu de cette autorité plénière, à donner à l'Angleterre ce système de lois que je n'avais fait jusqu'à présent qu'offrir à la discussion. des philosophes. Après cela, sans m'arrêter dans mes conquêtes législatives, je vais chercher sur le globe entier un peuple où je puisse établir mes institutions. Prendrai-je la Chine? Mais les rapports qu'on nous en a faits se contredisent tellement que je ne saurais où asseoir mes idées? Sera-ce le

Canada? Il est soumis à l'Angleterre, et j'aurais une grande facilité à y transplanter mes lois; mais ce pays ne diffère pas essentiellement du mien, et quand j'aurais résolu, par rapport à lui, le problème en question, on croirait que j'ai voulu éluder la difficulté plutôt que la vaincre. Tout bien pesé, je donne la préférence au Bengale: là tout diffère, climat, mœurs, langage, religion; c'est un autre monde, et je ne pouvais trouver un exemple plus riche en instruction, un contraste plus évident et plus propre au développement de tous les principes qu'on doit suivre dans la transplantation des lois. Je ne me refuserai pourtant pas à des digressions, quand elles serviront à éclaircir mes raisonnements, et à confirmer mes maximes.

Je dois avertir encore qu'il ne s'agit ici que d'une vue générale, nullement d'exactitude et de précision. Si le procédé que je développe est bon, il sera facile de l'appliquer à toutes les lois, à toutes les circonstances. Les détails seraient infinis, mais les principes se réduisent à un petit nombre.

CHAPITRE PREMIER.

PRINCIPES A SUIVRE DANS LA TRANSPLANTATION DES LOIS CHEZ DIFFÉRENTES NATIONS.

Tel système de lois étant établi en Angleterre, nous cherchons les principes d'après lesquels nous devons modifier ces lois, pour les adapter au Bengale.

Nous avons déjà vu que l'objet de toute bonne loi peut se réduire à une seule expression, PRÉVENIR UN MAL. Le mal, en dernière analyse, de quelque nature qu'il soit, c'est tout ce qui est peine ou perte de plaisir. Mais le catalogue des peines et des plaisirs est-il différent chez différentes nations? N'est-il pas certain que la nature humaine est la même partout, et ne semble-t-il pas que des êtres de la mème espèce, ayant en commun les biens et les maux, peuvent être gouvernés par les mêmes lois? Ce qui est bon pour les uns, ne sera-t-il pas bon pour tous, puisqu'ils sont tous les mèmes? Certainement l'humanité est une la sensibilité

Voyez dans ce vol. chap. 1x, pag. 25.

Voilà une admirable utilité du catalogue des circonstances qui influent sur la sensibilité. Montesquieu en avait pris plusieurs en considération, dans le but d'approprier les lois des différents pays aux différents besoins de leurs habitants: plaçant, il est vrai, en première ligne les circonstances que j'ai nommées du second ordre, parce qu'elles n'agissent

fait de tous les peuples de la terre une seule famille; nous sommes tous également gouvernés par la peine et le plaisir, et nous avons les mêmes facultés, les mêmes organes pour la souffrance et la jouissance. Mais si le sentiment est le même partout, les causes qui affectent le sentiment peuvent varier et varient réellement. Le même événement, qui produit de la peine ou du plaisir dans un pays, peut n'avoir pas un effet du même genre ou du même degré dans un autre. La sensibilité est soumise à l'influence de deux circonstances qu'il faut toujours observer; la première est l'état et la condition de la personne, la seconde est l'état et la condition de la chose qui agit sur la personne. Je ne répète pas ici ce qui a été l'objet d'un chapitre particulier. On peut voir tout le catalogue des circonstances qui influent sur la sensibilité 1. C'est là qu'on trouvera tous les principes qui doivent diriger le législateur dans la manière de modifier les lois, pour les adapter aux lieux et aux temps.

Il faut, pour l'exactitude de l'opération, qu'il ait constamment deux classes de tableaux sous les yeux. La première classe renfermera des détails relatifs aux lois qui lui servent de modèle, par exemple le catalogue des délits, des justifications, des aggravations, des atténuations, des exemptions, des peines, le catalogue des titres du code civil et du code constitutionnel. La seconde classe renfermera une table générale des circonstances qui influent sur la sensibilité, une autre table qui indique les dispositions morales, religieuses, antipathiques ou sympathiques du peuple auquel il veut adapter les lois en question; une autre table des productions du pays, naturelles ou artificielles, des poids, des mesures, des monnaies, de la population, du commerce, et ainsi de suite. Je dis qu'il faut avoir ces tables matériellement sous les yeux, et ne point se fier à la mémoire et à l'esprit, si l'on veut être sûr de ne rien omettre d'essentiel.

Après avoir crayonné ce plan, je procède à marquer les modifications nécessaires, en suivant l'ordre des sujets du code que nous avons supposé pour modèle. Je ne veux que montrer l'esprit de cette méthode dans un petit nombre d'applications, et l'on verra qu'il ne s'agit, quand on a sous les yeux les divers tableaux dont j'ai parlé, que d'un travail de manœuvre pour approprier ce code britannique aux circonstances du Bengale 2.

que par le medium de ces autres circonstances que j'ai désignées à cause de cela comme étant du premier ordre. Avant Montesquien, eût-on chargé un Européen de faire des lois pour une contrée lointaine, il n'en eût pas été embarrassé prenant, selon son humeur ou son état, la Bible ou les Pandectes pour règle unique, il aurait trouvé là tout ce qu'il cherchait, sans s'inquiéter des mœurs et de

1. Injures corporelles simples. Elles sont peu susceptibles de modifications par la différence des lieux. Ces délits seront les mêmes à Londres et à Calcutta. La sensibilité physique, quoique différente pour le degré, est la même en nature par toute la terre. Cependant une blessure dans un pays chaud et malsain peut avoir des conséquences plus dangereuses que dans un pays salubre et froid. Dépouiller une personne de ses habits en Sibérie on dans l'Indostan, ce ne serait pas le même délit : ce peut n'ètre qu'un jeu dans le climat brûlant, et un homicide dans le climat glacé.

2. Injures corporelles irréparables. On aurait à examiner, sous ce chef, si l'on doit jamais tolérer l'émasculation. Cet usage serait moins déraisonnable dans un pays où les eunuques sont réputés nécessaires à la garde de la fidélité conjugale, que dans ceux où ils ne servent qu'à l'amusement des amateurs de musique.

3. Emprisonnement injurieux. Bannissement injurieux. Les effets de ces actes diffèrent beaucoup selon les climats, les mœurs, la religion.

Plusieurs centaines de prisonniers anglais, renfermés pour une seule nuit dans un étroit cachot à Calcutta, après avoir souffert des tourments inouïs, par la chaleur étouffante et la privation d'air, périrent presque tous dans ce court intervalle.

Peut-être que le même nombre de personnes renfermées pendant une nuit d'hiver dans une prison de Sibérie, auraient pu y rester le même temps sans souffrir aucun inconvénient remarquable.

L'emprisonnement infligé à un gentou pourrait, dans certaines circonstances, entraîner pour lui la séparation d'avec sa caste, malheur plus affreux pour lui que la mort. Le bannissement aurait le mème effet, s'il l'empêchait de se livrer aux purifications rituelles de sa loi. L'un et l'autre de ces moyens coercitifs pourraient blesser sa conscience, et seraient d'une tout autre gravité pour lui que pour un Européen.

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En faisant une échelle de la sensibilité religieuse, vous trouverez au sommet le gentou, plus bas le mahométan, au-dessous le juif, le chrétien grec, le catholique romain, tous exposés à souffrir par des causes semblables, selon leurs notions des devoirs religieux: le mahométan, s'il est privé de ses ablutions légales, ou forcé à une diète contraire à son jeûne; le juif, s'il est contraint de manger des viandes immondes ou de violer le sabbat ; le grec et le catholique, s'ils sont obligés la religion de la contrée qu'il avait à servir. Depuis Montesquieu, il faut à un législateur un peu plus de travail et de documents: il faut qu'il connaisse le peuple,

de rompre leur carème ou privés d'entendre la messe; et même un protestant dévot peut souffrir en quelque degré, s'il ne peut participer, à certaines époques, à la communion spirituelle. Autant de circonstances qui demandent des égards particuliers dans le choix des peines qu'on leur inflige.

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4. Injures mentales simples. Tel spectacle, discours, offensant au plus haut degré pour les habitants d'une contrée, serait indifférent à ceux d'une autre. Les sectateurs de chaque religion, et principalement le vulgaire, sont exposés à avoir peur de quelques agents invisibles : agents dont les noms et les attributs sont d'une grande diversité, et dont la puissance est attachée aux syllabes mèmes de leur nom.

L'âme d'un gentou peut être remplie d'une terreur inexprimable à la seule idée d'une visite de Peshush, tandis qu'un chrétien ignorant craint les sorciers, les diables, les saints, les revenants, les vampires.

Les précautions à prendre, pour empêcher les impesteurs de jeter dans les âmes des terreurs religieuses, doivent varier selon la nature des opinions. A Londres, on enferme les prophètes qui ont des révélations sur la fin du monde, et l'on a peu de fous de cette nature quand on se borne à les traiter doucement comme tels.

Les superstitieux de toutes les sectes ressentent comme une injure très vive la plus légère marque de mépris pour les objets de leur vénération. Cette sensibilité religieuse, d'autant plus facile à blesser qu'elle porte sur des objets moins connus, est particulièrement le siége des passions irascibles. Les chrétiens se représentent une des personnes de la Trinité sous la forme d'une colombe, image qui ne devait inspirer que la douceur; mais, pendant des siècles, ils ont condamné au supplice du feu ceux qui ne croyaient pas à cette colombe.

Il y a bien d'autres délits de cette classe purement locaux.

Parmi les gentous et les mahométans d'un rang élevé, qu'un homme passe dans l'appartement d'une femme mariée, cela suffit pour constituer aux yeux du mari une injure irrémissible. Demander simplement à lui faire visite, c'est un affront en parler, c'est une impolitesse. Voilà des genres d'offenses qui n'existent pas pour les Européens.

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Les différences de castes dans l'Indostan fournissent un fonds considérable d'atténuations et d'aggravations aux différentes classes de délits.

Si un paria touche une personne d'une tribu les usages, les préjugés, la religion, le climat, et bien d'autres choses, avant que de se mêler de lui donner des lois.

supérieure, il la déshonore : l'homme touché tire son sabre et tue le malheureux sur la place. Cet homicide, commis sans remords, est aussi légitime dans les Indes que s'il avait lieu pour la défense de soi-même.

Un préjugé si fort, tout injuste, tout féroce qu'il est, exigerait de la part du législateur une grande condescendance. Il faut de l'art pour l'adoucir ou le combattre; mais il vaudrait mieux lui céder tout à fait que de se compromettre inutilement et d'exposer les meilleures lois à devenir odieuses.

5. Délits demi-publics. Différentes contrées sont sujettes à différentes calamités, selon la position, le climat, la nature des produits, les moyens de défense, etc. De là résulte nécessairement une grande variété dans les lois de police.

Dans les pays qui renferment les levains de la peste, et dans ceux qui sont exposés à cette contagion, il est des précautions nécessaires auxquelles correspondent des délits purement locaux. Ce sera un délit, par exemple, de passer d'une ville dans l'autre, d'aborder dans un port, de sortir d'un vaisseau avant le temps prescrit, de désembarquer un ballot de marchandises, etc.

La Grande-Bretagne, avec son gouvernement actuel, son étendue, ses ports nombreux, son commerce, ne pourrait pas être exposée au fléau de la famine par le monopole et les combinaisons des associations mercantiles. Mais on ne devrait pas s'appuyer de l'exemple de l'Angleterre quand il s'agirait d'une île moins étendue, moins fertile, peu commerçante, et soumise à un régime différent. Cette famine du Bengale, qui, en 1769, fit périr plusieurs millions d'hommes, nous croyons, pour l'honneur de l'humanité, qu'elle n'eut d'autre cause que l'inclémence des saisons et l'imprudence involontaire du gouvernement, qui avait changé sans précaution, sans mesure, tout le système de l'administration ; mais il n'est que trop certain que les hommes en place auraient pu amener le même fléau à la suite de leurs combinaisons pour s'enrichir par la rareté et la cherté des denrées.

Dans les pays maritimes où les côtes sont basses et composées d'un terrain mou et sablonneux, croissent souvent différentes sortes de plantes, surtout de l'espèce des roseaux, qui, par le nombre et l'entrelacement de leurs racines, rendent le sol plus tenace et plus capable de résister au mouvement des eaux. Les lois de plusieurs peuples européens ont défendu la destruction de ces plantes, qui forment une digue naturelle : il est bien clair que de telles lois seraient superflues dans des situations différentes.

Dans les provinces de Flandre et de Hollande,

l'extrême vigilance, nécessaire pour se garantir des incursions de la mer, a occasionné plusieurs règlements dont on n'aurait pas besoin dans une position plus élevée.

Dans les villes où la froideur du climat exige que les maisons soient épaisses, et où la cherté du terrain fait qu'on les bâtit à plusieurs étages, le danger des écroulements nécessite des précautions légales, qui n'ont pas lieu dans ces contrées brûlantes où une maison ordinaire n'est presque qu'un large parasol.

Dans un climat chaud, des eaux stagnantes seraient malsaines: cel objet demandera des règlements qui ne seraient pas nécessaires dans une région tempérée.

La Sicile et d'autres parties de l'Italie souffrent beaucoup par la chaleur excessive du siroco. Quelques provinces de l'Orient sont affectées de la mème manière par le samiel, et même plusieurs voyageurs disent que le premier souffle de ce vent est souvent fatal à ceux qui le respirent. Ainsi, dans ces contrées, si un bois, un coteau, une muraille, mettent à couvert un voisinage contre ce terrible fléau, la destruction de ces sortes d'abris peut être prévenue par des peines qui seraient sans motif dans d'autres climats.

Un puits est d'une valeur inestimable dans les déserts de l'Arabie. Enfermer ou faire perdre les eaux d'une seule source, ce serait exposer des milliers d'hommes à périr de soif, et rendre peut-être impraticable la communication d'un district avec

un autre.

Ce serait presque un aussi grand mal de détruire, dans les solitudes de la Sibérie, le petit nombre d'hôtelleries qui sont préparées aux voyageurs. Il doit donc y avoir une police relative à cet objet, qui n'exige aucune précaution dans les pays peuplés..

6. Délits réflectifs ou envers soi-même.

Dans les climats du Nord, l'excès du vin rend les hommes stupides; dans ceux du Midi, il les rend furieux. Là, il suffira de réprimer l'ivresse comme un acte de grossièreté; et là, il faudra la contenir par des moyens plus sévères, comme un acte de méchanceté. La religion de Mahomet, en prohibant les liqueurs enivrantes, compense un peu les malheureux effets qu'a produits sa barbarie. 7. Délits contre la réputation.

Ces délits varient selon l'état des opinions et des mœurs. Entre mille traits qui font connaître les mœurs des Grecs, on peut juger, par celui que " Xénophon raconte de lui-même 1, que les égarements de l'amour, relativement au sexe, n'avaient

A Anabasis.

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