Page images
PDF
EPUB

désert. Cerné près du village de Nemours (l'ancien Djemma-Ghazahouat) par les généraux Lamoricière et Cavaignac, il envoya vers le premier un de ses officiers chargé d'offrir sa soumission; comprenant bien qu'il ne pouvait plus résider ni sur le sol ni dans le voisinage de l'Algérie, l'émir demandait à être conduit soit à SaintJean-d'Acre, soit à Alexandrie. Lamoricière promit que ce vœu serait accompli. Le 23 novembre, près du marabout de Sidi-Ibrahim, Abd-el-Kader, suivi de sa déira et de ses derniers compagnons, vint se remettre entre les mains du général français. Deux jours après, le 25, conduit à Nemours, où s'était rendu le duc d'Aumale, Abd-el-Kader dit au prince : « J'aurais voulu faire plus tôt ce que je fais aujourd'hui; j'ai attendu l'heure marquée par Dieu. Le général m'a donné une parole à laquelle je me suis fié. Je ne crains pas qu'elle soit violée par le fils d'un grand roi comme le roi des Français. » Puis, en signe de soumission, il offrit au duc le cheval sur lequel il était arrivé, le dernier qu'il possédât.

Le prince ratifia les engagements pris par Lamoricière. Celui-ci les avait-il pris témérairement? La demande du chef arabe était très-admissible. Puis, Lamoricière ne pouvait, ne devait pas manquer l'occasion de délivrer définitivement l'Algérie d'un ennemi qui, sans être désormais en état de la reconquérir, eût encore pu lui causer de grands dommages. Abd-el-Kader n'était pas si complétement enveloppé par les troupes françaises qu'il lui fût impossible de s'échapper avec ses cavaliers; mais il lui eût fallu abandonner sa mère, ses femmes, ses enfants, les malades, les vieillards. Il aima mieux s'en remettre à la parole d'un général et d'un prince français, en s'engageant, de son côté, à une expatriation perpétuelle.

Par une ironie de la fortune, sa carrière militaire et politique venait finir près de ce marabout de Sidi-Ibrahim, au village de Djemma Ghazaouat, là même où, deux ans auparavant, ses armes avaient eu une de leurs plus éclatantes victoires, tristement souillée, depuis, par le massacre d'une grande partie des prisonniers faits en ce jour.

Conduit d'abord à Mers-el-Kébir, Abd-el-Kader fut embarqué, le 25 décembre, pour Toulon, où il arriva le 27. Il fut installé au fort Lamalgue, pour attendre les ordres de transport à Alexandrie. Le même navire apportait en France et la nouvelle de la soumission de l'émir et sa personne. Le gouvernement déclara ne pouvoir envoyer Abd-el-Kader à Saint-Jean-d'Acre, la Turquie n'ayant pas

reconnu la conquête de l'Algérie. Pour Alexandrie, il fallait demander à l'Égypte si elle consentirait à accueillir et à surveiller cet hôte qu'on ne pouvait lui imposer. Avant que la question fût faite au Caire, la monarchie de Louis-Philippe était renversée. Le gouvernement provisoire ne crut pas pouvoir prendre une décision. L'Assemblée nationale, saisie, en 1849, d'une demande pour la mise en liberté de l'émir, passa à l'ordre du jour, se fondant sur ce que, par le massacre des prisonniers français, Abd-el-Kader s'était mis hors du droit des gens, comme si ce massacre, quelque horrible qu'il fût, n'était pas couvert par la parole de Lamoricière et la ratification du duc d'Aumale, stipulant au nom de la France.

Transféré tour à tour au château de Pau, puis au château d'Amboise, Abd-el-Kader ne quitta la France qu'en décembre 1852, après cinq années d'injuste captivité, pour aller établir sa résidence à Brousse, sur les côtes de la Syrie.

§ V. LETTRES. Indépendamment de l'Histoire des Girondins par Lamartine, l'année 1847 vit commencer la publication de deux grandes et sérieuses œuvres, les deux Histoire de la Révolution française, l'une, par Michelet, l'autre par Louis Blanc. Chacune contient des recherches curieuses, des études remarquables. Il est à regretter que certaines divergences d'appréciation aient amené entre les deux éminents écrivains une polémique d'un caractère trop agressif.

En 1847, Alexandre Dumas fit représenter, au Théâtre-Historique, le Chevalier de Maison-Rouge, qui, remettant en relief, comme le livre de Lamartine, des choses et des hommes de la Révolution, contribua à exciter l'opinion publique. Ce drame contenait un chant patriotique (Mourir pour la patrie), qui devint, au 24 février, aussi populaire que la Marseillaise.

Frédéric Soulié meurt en 1847.

§ VI. INDUSTRIE. Plusieurs lignes de chemin de fer ont été ouvertes en 1847: Amiens à Boulogne et Rouen au Havre (13 et 20 mars); chemin atmosphérique de Saint-Germain (24 avril); ligne d'Orléans à Vierzon et à Bourges (27 juillet); Creil à Compiègne (21 octobre).

CHAPITRE XXVI

Le 24 février. Lettres. Industrie.

Les banquets. Session de 1848.

-

Tandis que

§ I. LES BANQUETS.

de lamentables scandales mettaient à nu sous les yeux du pays le triste état moral de la société sous le gouvernement de Juillet, de graves incidents se multipliaient qui menaçaient sérieusement la situation politique de la royauté constitutionnelle.

Reconnaissant l'impossibilité d'obtenir d'une majorité servile la réforme la plus inoffensive, les députés de l'opposition résolurent de poser la question en dehors du Parlement, devant l'opinion publique qui, dans les pays libres, doit faire prévaloir sa pensée, devant les électeurs qui font les députés. Ils s'arrêtèrent à l'idée de banquets organisés sur un aussi grand nombre de points que possible, auxquels, sous la présidence de députés, assisteraient et d'autres députés et des citoyens invités ou ayant souscrit à ces réunions. Ce n'était pas une innovation. Les assemblées de ce genre étaient tout à fait dans les habitudes nationales; en 1846, M. Guizot lui-même n'avait pas dédaigné de s'asseoir à un banquet, à Lisieux, et d'y haranguer les électeurs.

Le chef de l'opposition constitutionnelle, M. Odilon Barrot, convoqua chez lui tous les députés adversaires du ministère pour s'assurer de leur concours dans la campagne qu'on allait ouvrir. Les légitimistes refusèrent de s'associer à la conquête d'une réforme qui pouvait consolider la dynastie qu'ils combattaient. Les radicaux (on appelait ainsi les républicains depuis que les fois de septembre avaient rayé de la langue française le mot républicain), les radicaux consentirent à seconder une tentative qui n'exigeait d'eux aucun sacrifice de doctrine et dont le succès même pouvait être un pas de plus vers l'avénement de leurs idées. Les opposants dynastiques déclarèrent que, si l'expérience échouait, si les fautes du gouvernement conduisaient, dans un avenir prochain, à la république, nul d'entre eux n'était inféodé à la monarchie et que la république ne les aurait pas pour ennemis.

Dans une réunion subséquente, où prirent part des députés du centre gauche, on résolut de libeller une pétition pour la réforme électorale et parlementaire, but commun vers lequel tendaient

toutes les nuances d'opinion, de propager cette pétition à l'aide des banquets et de constituer un comité central chargé de la direction de tout le mouvement réformiste. La rédaction de la pétition fut confiée à Pagnerre.

Un premier banquet eut lieu, à Paris, le 9 juillet 1847, dans le jardin du Château-Rouge, à Montmartre. Quatre-vingt-six députés y assistèrent; douze cents convives garnissaient les tables. MM. de Lasteyrie, Recurt, Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, Senard, Marie, Pagnerre, Gustave de Beaumont, Chambolle et d'autres portèrent des toasts et prononcèrent des discours où la politique du gouvernement fut censurée avec véhémence.

M. Thiers, tout en adhérant de grand cœur au mouvement réformiste, qu'il promettait d'appuyer, et au banquet, crut devoir ne pas prendre part à cette réunion, où serait attaqué l'ensemble de la politique d'un gouvernement sous lequel il avait été président du conseil. La fraction extrême du parti républicain, dont la Réforme était l'organe, improuvait la campagne des banquets ni M. LedruRollin, ni Flocon ne parurent au Château-Rouge.

Le banquet parisien du 9 juillet eut un grand retentissement et produisit un effet considérable sur l'opinion publique; les députés de l'opposition, se répandant dans les départements, organisèrent de tous côtés des banquets réformistes, auxquels concoururent de nombreux souscripteurs, et qui émurent profondément l'esprit des populations. L'extrême gauche, après en avoir d'abord repoussé l'idée, s'y rallia promptement. Dans plusieurs villes, les souscripteurs républicains se trouvant en majorité, exercèrent sur les réunions une influence décisive. Ainsi, à Lille, où M. Odilon Barrot devait y assister ainsi que M. Ledru-Rollin, celui-là ayant voulu introduire dans le programme un toast à la monarchie constitutionnelle, celui-ci, d'accord avec les souscripteurs, repoussa le toast; M. Odilon Barrot ne parut point.

Dans plusieurs villes, les banquets furent exclusivement républicains.

Une de ces manifestations, à laquelle une circonstance fortuite donna quelque chose de dramatique, frappa fortement les esprits; c'est le banquet présidé à Mâcon par Lamartine, bien que ce banquet ne fit pas partie de la campagne réformiste à laquelle le grand orateur restait étranger, et qu'il ne dût même pas avoir de signification politique, étant offert par ses amis de Mâcon à l'écrivain pour le féliciter du grand succès de son livre sur les Girondins.

L'œuvre historique n'est pas sans défauts, mais elle venait de remettre d'une façon saisissante, devant les yeux de la génération présente, les actes et les acteurs grandioses de la Révolution. En parlant de ce livre, il était inévitable que Lamartine en vînt à aborder les questions de politique actuelle qui occupaient tous les esprits et, pour ainsi dire, emplissaient l'air.

Plus de trois cents personnes étaient réunies sous la tente du banquet lorsque éclata un violent orage. Tout le monde se serra au centre de la tente et, sous la pluie, à la lueur des éclairs, au fracas de la foudre, entonna la dernière strophe de la Marseillaise. L'orage passé, le banquet eut lieu. Le maire de Mâcon adressa à Lamartine une allocution où il n'était question que de l'Histoire des Girondins. Lamartine répondit par une de ces magnifiques improvisations qui lui étaient familières, où l'on remarqua surtout le passage suivant, presque prophétique : « Si la royauté trompe les espérances que la prudence du pays a placées, en 1830, moins dans sa nature que dans son nom; si elle s'isole dans son élévation constitutionnelle; si elle ne s'incorpore pas entièrement dans l'esprit et dans l'intérêt légitime des masses; si elle s'entoure d'une aristocratie électorale au lieu de se faire peuple tout entier ; si elle se défie de la nation organisée en milices civiques et la désarme peu à peu comme un vaincu; si elle caresse l'esprit militaire à la fois si nécessaire et si dangereux à la liberté; si, sans attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle corrompt cette volonté et achète, sous le nom d'influence, une dictature d'autant plus dangereuse qu'elle aura été achetée sous le manteau de la Constitution; si elle parvient à faire d'une nation une vile meute de trafiquants, n'ayant reconquis leur liberté que pour la revendre aux enchères des plus sordides faveurs; si elle fait rougir la France de ces vices officiels et si elle nous laisse descendre, comme nous le voyons en ce moment, dans un procès déplorable (procès Teste et Cubières), si elle nous laisse descendre jusqu'aux tragédies de la corruption; si elle laisse affliger, humilier la nation et la postérité par l'improbité des pouvoirs publics, elle tomberait, cette royauté, soyez-en sùrs! Elle tomberait, non dans son sang, comme celle de 89, mais elle tomberait dans son piége. Et, après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, nous aurions la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris!... »

« La révolution du mépris! >> ce mot, incessamment répété pen

« PreviousContinue »