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auraient voulu ne payer qu'à moitié ou même ne pas payer du tout les créanciers des gouvernements usurpateurs. Certains libéraux accusaient le ministre des finances de faire de l'agiotage. Les uns et les autres combattirent à la tribune le projet du baron Louis 1. La Chambre ne l'en vota pas moins, et de l'ouverture à la clôture de la discussion, la rente monta de 65 à 78 francs. Mais pour limiter les dépenses des six derniers mois de 1814 à la somme que Louis avait comprise dans l'arriéré de l'empire, il fallait faire de grosses économies. On réduisit le budget des différents ministères. Nombre d'employés furent remerciés; ils allèrent grossir la masse de mécontents que formait déjà le personnel administratif et judiciaire qui avait dû quitter les départements cédés par le traité du 30 mai.

Les principales réductions portèrent naturellement sur les services de la marine 3 et de la guerre. « Nous avons plus de soldats qu'il ne nous en faut, disait Louis, puisque nous manquons d'argent pour les

1. Moniteur du 24 août au 3 sept. Cf. Villèle, Mém. I, 278-280. 2. Rapp. de Huss, 27 et 31 mai. (Arch. nat. F. 7, 3200*.) Une lettre du comte de La Ferronnays du 9 juillet 1814 porte à 15,000 les employés renvoyés. (Arch. nat. F. 7, 3204.) Ce chiffre parait fort exagéré, du moins à cette date, car dans les derniers mois de 1814 et les deux premiers de 1815, il y eut encore des hécatombes de fonctionnaires subalternes (Rapp. de police, 7 déc. 1814, 7 janvier, 9 févr., 1 et 2 mars 1815). (Arch. nat. F. 7, 3739.) Sur la foule des mécontents créée par la réforme des employés, Cf. Wellington à Castlereagh, Paris, 4 oct. (Dispatchs, Supplément, IX.)

3. La marine fut pour ainsi dire abandonnée. Après avoir cédé sans discussion aux Alliés, par le traité du 30 mai, 31 vaisseaux de ligne et nombre de fregates, corvettes, etc., on mit en vente une partie des bâtiments dont ce traité stipulait le retour à la France. (Decrès à Caulaincourt, 20 mai 1815. (Arch. Aff. étrangères, 1802.) Cf. Rapp. de police, 20 août 1814. (Arch. nat. F. 7, 3783.) Des bâtiments qui étaient dans nos ports, la plupart furent désarmės. Les deux tiers des équipages furent envoyés en congé et l'on consomma tout l'approvisionnement sans rien remplacer. Au 20 mars 1815, il n'y avait à flot qu'un seul vaisseau, 11 frégates et 76 corvettes, flûtes, gabares et transports. Avec un tel budget, écrivait Decrès, la marine se serait affaiblie chaque année de la valeur de sept vaisseaux de 74. (Decrès à Napoléon, 26 mars et 15 avril 1815, et état de la flotte au 20 mars 1815. (Arch. nat. A F., IV., 1941,)

payer' ». Or, au mois d'avril, quand le ministre des finances tenait ce propos, l'armée, par suite des désertions en masse, comptait à peine 90,000 présents sous les armes, et les désertions ne s'arrêtaient point. On pouvait craindre que l'espérance des Alliés, d'un licenciement de l'armée française3, ne se trouvât bientôt réalisée. Heureusement, les nombreux prisonniers des forteresses d'Allemagne et des pontons d'Angleterre, et les garnisons de Hambourg, de Magdebourg, d'Anvers, de Mayence allaient combler les vides. On aurait encore trop de soldats vu les nécessités budgétaires. Le 12 mai, le roi rendit une ordonnance sur la réorganisation de l'armée. L'infanterie fut réduite de 206 régiments à 107; la cavalerie de 99 régiments à 61 5; l'artillerie d'environ 339 compagnies à 184; le train d'artillerie de

1. Marmont, Mém. VII, 6. 2. Vitrolles, Mém. II, 181. D'avril à mai, il y eut 180.000 déserteurs Rapport de Davout à Napoléon, s. d. (du 25 au 29 mars 1815. Arch. nat. AF. IV, 1936).

3. Metternich à l'emp. d'Autriche, 11 avril. (Metternich, Mém. II, 471-472). Beugnot à Louis XVIII, 13 mai. (Arch. Aff. étr., 646.)

4. Mars 1814; 130 rég. d'infanterie de bataille (nominalement il y avait sous l'empire 156 rég. d'infanterie, mais 26 n'avaient pas été formes en l'an XII ou avaient été détruits complètement depuis et non reformes). 32 rég. d'infanterie légère (nominalement il y avait 37 rég., mais, pour les causes énoncées ci-dessus, cinq n'existaient que sur le papier). 4 rég. 40 rég. de moyenne garde et de jeune garde. Septembre 1814: 90 rég. de ligne; 15 rég. d'infanterie légère; - 2 rég. de l'ex-vieille garde sous le nom de Corps royaux de Grenadiers de France et de Chasseurs de France. (Les hommes de la moyenne et de la jeune garde maintenus au service furent incorporés dans la ligne et l'infanterie légère.)

de vieille garde;

5. Mars 1814. 91 rég. de cavalerie de la ligne; 4 très forts régiments de la garde (sans parler des Polonais); 4 rég. de gardes d'honneur. Septembre 1814: 57 rég. de cavalerie de la ligne; 4 rég. de l'exgarde sous le nom de Chasseurs, Dragons, Chevau-légers et Cuirassiers de France (ce dernier régiment formé avec les ex-grenadiers à cheval). 6. Mars 1814 9 rég. à pied ayant chacun de 20 à 32 compagnies ; 6 rég. a cheval à 8 compagnies; 1 rég. à pied de la vieille garde à 6 compagnies; - 1 rég. à cheval à 6 compagnies ; 1 rég. à pied de la jeune garde à 14 compagnies.

Septembre 1814: 8 rég. d'artillerie à pied à 21 compagnies; cheval à 4 compagnies.

4 rég. à

32 escadrons à 81; le génie de 60 compagnies à 30. On licencia entièrement la classe de 1815. Les déserteurs des classes antérieures, « les absents sans permission » — ils étaient désignés par cet euphémisme sur les situations - furent considérés comme en congé limité. Les sous-officiers et soldats qui, à raison de leurs années de service, étaient susceptibles - d'obtenir leur libération, et qui en firent la demande, furent renvoyés définitivement dans leurs foyers. Enfin on donna un très grand nombre de congés illimités 3, de façon à atteindre ou plutôt à tomber au complet de paix déterminé par l'ordonnance royale, soit 201,140 hommes, officiers compris *. Mais on reconnut bientôt que le pauvre budget de la guerre serait encore insuffisant. Le général Dupont s'efforça de réduire l'armée aux trois quarts du complet de paix, en prescrivant de donner en masse de nouveaux congés ", même aux hommes qui n'en désiraient pas. Le pis, c'est qu'à cette époque où l'armée avait la vanité, assez naturelle, des beaux uniformes, des plumets et des chamarrures, on renvoyait les soldats en haillons.—«< Voyez la belle f... récompense après s'être bien battu pour son pays!

5

1. Mars 1814: 27 escadrons de la ligne; 6 escadrons de la garde. Septembre 1814 8 escadrons.

2. Mars 1814: 2 bataillons de mineurs à 6 compagnies; sapeurs à 9 compagnies; 3 compagnies de la garde. Septembre 1814: 3 régiments à 10 compagnies.

5 bataillons de

3. Ordonnances du roi, des 12 mai, 15 mai et 8 août. Journal militaire, 1814. Rapport de Davout à Napoléon, s. d. (du 25 au 29 mars 1815. Arch. nat. AF. IV, 1936).

4. Officiers et soldats infanterie : 144,795. Cavalerie: 36,037. Artillerie: 15,993. Genie: 4,315. (Ordonnances du 12 mai. Journal militaire.) - L'ex-garde impériale, la maison du roi, les vétérans, gendarmes, etc., n'étaient pas compris dans ces totaux.

A cause des

5. Circulaire de Dupont, 26 juillet 1814. (Arch. Guerre.) prisonniers qui venaient sans cesse combler les vides à mesure qu'on les faisait, il ne semble pas que l'on pût réduire l'armee aux trois quarts du complet de paix. Voir la situation generale du 15 septembre (Arch. Guerre), époque où d'ailleurs ces différentes mesures n'avaient pas encore produit tout leur effet.

disait un vieux hussard sur le seuil du quartier de l'Ave Maria. Jamais avec le Tondu nous n'aurions été traités ainsi. S'il faisait tuer les gens, il savait les récompenser. Mais le J... F... d'à présent n'est bon qu'avec les calotins '. »

La réduction de l'effectif imposait aussi celle des cadres et des états-majors. En exécution de l'ordonnance du 12 mai, les officiers qui, par l'ancienneté des services, les blessures ou les infirmités, avaien droit à la retraite, durent quitter l'armée. Tous les autres officiers qui excédaient le complet réglementaire furent mis en non activité avec un traitement de demi-solde. Les deux tiers des emplois qui deviendraient vacants leur étaient réservés, par rang d'ancienneté. Dix ou douze mille officiers de tout grade. généraux de division, capitaines, sous-lieutenants. furent ainsi écartés de l'armée pour un temps indéterminé 3.

Après les fanfaronnades et les secrets déchirements du départ, ils se trouvèrent comme perdus dans la vie civile. Où étaient le quartier, les camarades, la grande famille du régiment? où l'existence commune et la

1. Rapport de police, 20 juillet 1814. (Arch. nat. F. 7, 3738.) 2. Ordonnance royale du 12 mai (Journal militaire, 1814). - Aux termes de cette ordonnance, les officiers devaient être mis à la demi-solde à mesure que la nouvelle organisation de chaque régiment serait achevée. D'après une circulaire de Lebarbier de Tinan du 9 août (Arch. Guerre) et les dossiers des archives administratives de la Guerre, beaucoup d'officiers entrérent en demi-solde dès juillet et août. Mais pour la plupart, ce ne fut qu'à partir du 1er septembre. (Circulaire de Dupont, 27 août, Journal militaire. Il y en eut même en assez grand nombre qui, quoique sans emploi, restèrent dans les états-majors et les corps de troupe, avec la solde entière, jusqu'au 1er janvier 1815. (Circulaire de Dupont, 16 octobre; Arch. Guerre). Ordonnance royale du 16 décembre 1814, rendue sur le rapport de Soult (Journal militaire.)

3. On a porté à 14,000, à 20,000 et même à 30,000 le nombre des officiers mis à la demi-solde. D'après le procès-verbal de la séance du conseil des ministres du 15 juin 1814 (Arch. nat. AF * V2), il y en eut 11,000. Davout, dans un rapport à l'empereur de la fin de mars 1815 (Arch. nat. AF. IV, 1936), les évalue d'une façon générale à 12,000. Mais il y avait en outre beaucoup d'officiers mis d'office à la retraite.

vie réglée, si douces au moine et au soldat, malgré leur monotonie, leurs rigueurs et leurs servitudes ? Ces douloureux regrets venaient s'ajouter aux embarras de la fausse situation de ces officiers. L'armée les repoussait temporairement, et la société civile restait fermée pour eux. Ils ne pouvaient prendre aucune carrière, les uns parce qu'ils se sentaient incapables d'autre chose que de se battre, les autres pour ne pas renoncer à l'espérance, si lointaine qu'elle fût, de ressaisir leur épée. En attendant, ils vivaient dans le désœuvrement et la misère. Convenable pour les officiers généraux, à peine suffisante pour les officiers supérieurs, la solde de non-activité assurait tout au plus le pain aux officiers subalternes. Défalcation faite de la retenue de 2 1/2 pour cent, les capitaines touchaient 73 francs par mois, les lieutenants 44 francs, les souslieutenants 41 francs'. On recourait à la bourse des camarades qui avaient quelque fortune personnelle, puis, ce moyen épuisé, montres d'argent, épaulettes, vieux uniformes, armes allaient chez le brocanteur. Certains officiers à la demi-solde portaient pour tout vêtement leur longue capote d'ordonnance, dont ils avaient enlevé les boutons de cuivre, leurs grandes bottes et un caleçon; d'autres plus pauvres encore, qui habitaient à quatre ou cinq une méchante chambre sous les toits, se passaient tour à tour, pour sortir, l'unique chapeau et l'unique redingote de l'associa

tion.

Les officiers à la demi-solde et les officiers en retraite furent les plus actifs ennemis de la Restauration. Désœuvrés comme ils l'étaient, ils passaient leur vie sur

1. Circulaire ministérielle du 27 septembre 1814. (Journal militaire.) Cf. Coignet, Cahiers, 381, 384.

2. Souvenirs manuscrits du chef d'escadrons Bourgeois, aide de camp de Hullin, en mars 1814 et pendant les Cent Jours, grand'père maternel de auteur. Rapp. de Fouque, 23 novembre 1814. (Arch. nat. F. 7, 32004.)

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