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La formation de la Maison militaire n'était pas le moindre des griefs de l'armée. Non seulement ces six mille soldats d'antichambre, comme on les appelait', ayant tous au moins le grade de sous-lieutenant, irritaient les vrais officiers par leurs épaulettes si facilement obtenues; mais, de plus, ils les menaçaient par leur intrusion prochaine dans les cadres des régiments 2. L'ordonnance du 12 mai réservait les deux tiers des emplois vacants aux officiers à la demisolde et le dernier tiers au choix du roi, c'est-à-dire aux vieux émigrés et aux jeunes royalistes de la Maison militaire. Pour les officiers en activité, l'avancement devenait donc à peu près nul, car ils pouvaient espérer tout au plus une promotion sur neuf vacances. La plupart risquaient de rester avec le même grade jusqu'à leur retraite. Quant aux sous-officiers, et partant aux soldats, ils se retrouvaient, non par le fait des lois, mais par la force des choses, dans l'état de servage perpétuel dont les avait affranchis la Révolution. Désormais, il leur était interdit d'aspirer à l'épaulette. Les élèves des écoles militaires et les gardes du corps, chevau-légers, mousquetaires noirs ou gris - ces pseudo-officiers auxquels la garnison de Paris, qui les détestait, refusait de porter les armes - allaient suffire à toutes les sous-lieutenances.

Les désertions en masse s'étaient arrêtées; les mutineries et les séditions des premiers jours de la royauté s'apaisaient peu à peu. Quelques gouverneurs de divisions militaires, jaloux d'affirmer et leur zèle royaliste et leur influence sur leurs subordonnés, vantaient même l'excellent esprit des trou

1. Rapp. de police, 11 juillet. (Arch. nat. F. 7, 3738.)

2. Marmont, Mém. VII, 40-41, 44-46.

3. Journal militaire, 1814.

4. Rapport de police, 11 juillet. (Arch. nat. F. 7, 3738.) Fleury de Chaboulon, Mém. I, 38-39.

pes'. C'est qu'ils prenaient le retour à la discipline pour une conversion et la soumission pour de la sympathie. L'armée s'était résignée à accepter les drapeaux blancs, décorés ou non de cravates brodées par la duchesse d'Angoulême. Mais ces étendards inconnus, qu'on lui remettait solennellement dans des cérémonies où tonnait le canon et où prêchaient les missionnaires, ne lui faisaient pas oublier les aigles. Plusieurs régiments éludèrent l'ordre de verser à l'artillerie les drapeaux de l'empire. De vieux soldats en brûlèrent la hampe et la soie, et burent les cendres dans du vin. L'aigle fut conservée à la caserne comme un palladium 3.

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Le soldat porte la cocarde blanche au shako, mais au fond du havre-sac il garde, ainsi qu'une relique, sa vieille cocarde tricolore. Il ne craint même pas de l'en sortir quand se présente une belle occasion. Le 27 juillet, à Riom, des soldats du 72° de ligne qui font la haie sur le passage de la duchesse d'Angoulême, ont la cocarde proscrite. Le 5 octobre, à la revue passée à Landau par le duc de Berry, presque toute une compagnie du 38 porte aussi cette cocarde, ce qui attire au capitaine une punition de trente jours de prison. Les troupes sont au service de Louis XVIII, mais elles ont le culte de Napoléon et ne doutent pas de revoir « le Tondu » avec son petit chapeau et sa redingote grise 5. Le refrain

1. Oudinot à Dupont, Fontainebleau, 28 juillet. Augereau au même, Lyou. 8 août. Soult au même, Rennes, 16 août. Jourdan au même, Rouen, 26 août. (Arch. Guerre.)

2. Correspondance générale, août-decembre. (Arch. Guerre.)

3. Interrogatoire de La Bédoyère (Dossier de La Bédoyère. Arch. Guerre.) D'Hauterive à Talleyrand, Paris, 14 nov. (Arch. Aff. étr., 680.)

L'ordre de fondre les aigles est du 14 oct. (Procès-verbaux de conseils des ministres. Arch. nat. AF. * V2.)

4. Dupont à général Simmer, 26 août. Général de Verrières à Dupont, Landau, 6 oct. (Arch. Guerre).

5. Rapports de police et lettres des préfets, juillet-décembre. (Arch. nat. F. 7,

des étapes et des chambrées, c'est : « Il reviendra.. >> On annonce sans cesse dans les casernes que l'empereur a quitté l'île d'Elbe. Tantôt il est débarqué en France, tantôt il révolutionne l'Italie, tantôt il lève des troupes chez les Turcs. On dit encore qu'il arrive comme généralissime de l'armée autrichienne pour faire reconnaître les droits du roi de Rome 1.

Chaque jour dans quelque garnison, on entend : Vive l'empereur! « Il faudrait sévir, écrit le 20 juin le comte de Champagne, commissaire du roi dans la 6° division militaire, contre les soldats qui profèrent des cris séditieux et insultent aux emblèmes royaux. Les exemples se multiplient au lieu de disparaître.» En juillet, l'appel de onze heures du 1er chasseurs à cheval (régiment du roi) se termine régulièrement par des Vive l'empereur! C'est aux mêmes cris que le 22 juillet des dragons défilent rue du Bac, que le 30 août s'assemblent les sapeurspompiers de la ville de Paris, que durant des mois, dans les provinces, des régiments prennent les armes, se rendent aux champs de manœuvres ou traversent les villes. Le 8 juillet, les habitants de Hesdin répondent aux vivats des cuirassiers du 7° en criant : Vive le roi ! Les cavaliers furieux les dispersent à coups de plat de sabre. Le 22 juillet, un détachement d'infanterie, de passage à Orgon, apprend les insultes que l'empereur y a subies en allant à l'île d'Elbe. Les soldats commencent à saccager le

3738, 3739.) J. P. Brès à son oncle, Paris, 4 juillet. Duchesse d'Orléans au roi des Deux-Siciles, 17 nov. (Arch. Aff. etrang., 675.)

1. Corresp des préfets et Rapports de police, 3, 9, 11, 16 juillet, 16 et 19 août, 25 oct. (Arch. nat. F. 7, 3738, F. 7, 3773.) Kellermann à Dupont, Strasbourg, 21 oct. Rapport au même, Paris, 23 nov. (Arch. Guerre.) 2. Rapport à Dupont, 20 juin. (Arch. Guerre.)

3. Lettres de préfets et rapports de police, 2, 3, 10, 11, 16, 23, 26 juillet, 10, 14, 15, 24, 30 août, 4 septembre, 4, 11, 24 octobre. (Arch. nat. F. 7, 3738 et 3773.) Beugnot à Dupont, 23 juillet. Rapports à Dupont, 26 juin, 16 et 23 juillet, 16 et 23 août, 29 sept., 8 oct., 8 nov. (Arch. Guerre.)

bourg. Les habitants s'arment, la poudre parle, le sang coule. Le 6 septembre, à Bordeaux, pendant une revue de départ, un bataillon se forme pour défiler. Au commandement: En avant! marche! les hommes font front, posent leurs armes à terre, et d'une seule voix crient: Vive l'empereur! 1

La vieille garde, fidèle comme elle l'avait toujours été, au devoir militaire, ne se laissait pas entraîner à ces actes d'indiscipline. Mais sa tristesse profonde et continue décelait ses sentiments. Les regrets et les rancunes que ces vieux soldats renfermaient stoïquement en eux-mêmes leur rongeaient le cœur. Dans les revues des différentes garnisons, le duc de Berry avait entendu, mêlés à de rares acclamations, plus d'un vivat séditieux. A Metz et à Nancy, les grenadiers et les chasseurs gardèrent un silence farouche. Quelques-uns de ces vétérans réclamaient leur congé. Le prince interpella un chasseur décoré qui comptait vingt-huit ans de services: - « Tu n'as plus que deux ans à faire pour avoir ta retraite. Pourquoi veux-tu quitter l'armée? » — « <«< Monseigneur, répondit le vieux soldat, c'est parce que notre père n'est plus là *. »

Le 15 août, on fête bruyamment la saint Napoléon

1. Lettres à Beugnot du Préfet du Nord, 8 juillet; du sous-préfet d'Arles, 24 juillet; du Préfet de la Gironde, 7 sept. (Arch. nat. F. 7, 3773; F. 7, 3738.)

2. Général Dumonceau à Dupont, Metz, 26 août. (Arch. Guerre.) En avril, en mai, et en juin, la vieille garde avait bien crié comme les autres corps Vive l'empereur! A bas Louis XVIII! (Agenda du général Pelet.) Maison à Dupont, 28 juin. (Arch. Guerre.) Sous-préfet de Fontainebleau a Beugnot, 23 juin. (Arch. nat. F. 7, 3773). Mais elle était rentrée vite dans le devoir.

3. Procureur du roi à Beugnot, Fontainebleau, 5 juillet. (Arch. nat. F. 7, 3773.) Rapp. général sur l'esprit des troupes de la 16° division militaire. (Arch. Guerre, à la date du 24 mars 1815.)

4. Rapport général précité. Général de Verrières à Dupont, 6 octobre. (Arch. Guerre.) Rapports de police et lettres des préfets, 20, 21, 22 oct., 4 novembre. (Arch. nat. F. 7, 3739.)

5. Rapport général de police, 4 novembre. (Arch. nat. F. 7, 3739.)

dans les casernes de Cherbourg, de Brest, de Besançon, de Sarlat, de Montpellier, d'Arras, de Boulogne, de Landau, de Luxembourg. A Metz, les canonniers veulent tirer une salve; à Paris, les officiers boivent «< au Tondu » chez Véry et autres restaurateurs; à Rouen, le quartier de cavalerie est illuminé'. Dix jours plus tard, pour la saint Louis, le ministre de la guerre et les municipalités s'efforcent d'exciter l'enthousiasme des troupes en ajoutant à l'ordinaire. A Paris, chaque soldat reçoit 80 centilitres de vin; à Belfort, une livre de pain, une livre de viande et un litre de vin; à Strasbourg, on donne de l'eau-devie'. La troupe mange bien et boit bien, mais ses sentiments n'en sont guère modifiés. Après avoir vidé nombre de futailles et assisté à un feu de joie en l'honneur du roi, la garnison de Périgueux brûle toutes les barriques vides en disant : « — Voilà un feu de joie pour l'empereur qui est b.... plus beau que l'autre. » A Dôle, un royaliste orne sa demeure d'un grand transparent représentant une aigle abattue sous une fleur de lys, avec cette légende Aquila rapax sub humile flore cadit. Bien que peu latinistes, les hussards comprennent. Ils brisent à coups de pierres le transparent et toutes les vitres de la maison. Le plus curieux, c'est que le préfet du Jura donne tort au royaliste « qui a offensé l'armée dans un symbole qui lui est cher1». A Paris, les soldats choisissent tout justement le jour de la saint Louis pour effacer la nouvelle inscription placée

1. Jourdan à Dupont, 15 août. Rapport des bureaux au même, 23 août. (Arch. Guerre.) Corresp. des Préfets, 15, 16, 17 août. Rapp. général de police, 23 août. (Arch. nat. F. 7, 3738, F. 7, 3773, F. 7, 3203.)

2. Etat sommaire des distributions accordées par la ville de Paris (daté du 3 août). Rapport de Kellermann, 1er sept. Jourdan à Dupont, 26 août. (Arch. Guerre.) Rapport de police, 26 août. (Arch. nat. F. 7, 3773.) 3. Préfet de la Dordogne à Beugnot, 26 août. (Arch. nat. F. 7, 3773.) 4. Préfet du Jura Beugnot, 26 août. (Arch. nat. F. 7, 3773.)

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