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remonta aussitôt, elle le trouva assis sur une chaise de paille, ayant le visage défait, et tenant son coude appuyé sur une commode.

Le changement qui s'était opéré dans celui qu'elle venait de quitter cinq minutes auparavant était si grand, qu'elle recula effrayée. Qu'avez-vous, mon ami? s'écria-t-elle; vous trouvez-vous in

commodé?

Oui, dit Rousseau.

Qu'éprouvez-vous donc?

Une grande anxiété, et des douleurs d'entrailles.

Aussitôt Thérèse, feignant d'aller chercher un médicament quelconque, courut chez le concierge qu'elle pria d'aller dire au château que M. Rousseau se trouvait mal.

Madame de Girardin, à peine prévenue, accourt elle-même, et prenant un prétexte pour ne pas effrayer Rousseau, dont le visage allait toujours se décomposant, elle lui demanda si lui et sa femme n'avaient point été incommodés la nuit précédente par le bruit de la musique que l'on avait faite au château.

Rousseau comprit la délicatesse du procédé.

- Madame, dit-il, en faisant un effort sur lui-même pour cacher la violence de sa douleur, vous ne venez pas pour la musique. Je suis très-sensible à vos bontés, mais je me sens très-mal, et vous prie de m'accorder la grâce de me laisser seul avec ma femme, à qui j'ai beaucoup de choses à dire.

Madame de Girardin comprit à l'accent de Rousseau qu'il n'y avait point à insister, et se retira à l'instant même.

Alors, Rousseau dit à sa femme de fermer la porte à clé, et de venir s'asseoir près de lui.

Thérèse fit selon la recommandation de son mari, puis lui prenant la main:

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Vous êtes obéi, mon bon ami, lui dit-elle, me voilà; comment vous trouvez-vous?

- J'ai un frisson par tout le corps; donnez-moi votre autre main, et tàchez de me réchauffer.

Thérèse fit ce que demandait son mari.

- Oh! dit-il, comme cette chaleur m'est agréable!

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Vous me réchauffez, mais je sens augmenter mes douleurs d'entrailles; elles sont bien vives.

Voulez-vous prendre quelque chose?

Ma chère femme, faites-moi le plaisir d'ouvrir les fenêtres, que je voie une dernière fois la verdure. Oh! comme elle est fraîche, comme elle est belle! Que ce jour est pur, que la nature est grande! Mon Dieu! Pourquoi donc me dites-vous tout cela? répliqua Thérèse.

Ma chère femme, répondit tranquillement Rousseau, j'avais toujours demandé à Dieu de me faire mourir avant vous: mes vœux sont exaucés.

Que voulez-vous dire?

Voyez le soleil, dont il me semble que les rayons m'attirent; voyez cette lumière immense, voilà Dieu, voilà Dieu lui-même, Dieu qui m'ouvre son sein, Dieu qui m'invite à goûter cette paix éternelle et inaltérable que j'avais tant désirée! Ma chère femme,ne pleurez pas, vous avez toujours désiré me voir heureux: je vais l'être.. Thérèse fit un mouvement pour se lever.

-Oh! ne me quittez pas, continua Rousseau; je veux que vous restiez avec moi; je veux que seule vous me fermiez les yeux.

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Mon ami, mon bon ami! s'écria Thérèse, laissez-moi me lever, laissez-moi vous donner quelque chose. J'espère que ceci ne sera qu'une indisposition.

Mais Rousseau la retint.

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Non, non, dit-il, je sens dans ma poitrine des épingles aiguës qui me causent des douleurs très-violentes. Chère Thérèse, si jamais je vous causai quelque chagrin, si en vous attachant à moi je vous exposai à des malheurs que vous n'eussiez jamais connus sans cela, je vous en demande bien sincèrement pardon.

C'est moi, mon bon ami, c'est moi, au contraire, s'écria celleci, qui dois vous demander pardon des moments d'ennui que je vous ai causés.

Mais Rousseau ne l'écoutait plus; il était tout entier à un autre ordre d'idées.

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Oh! Thérèse, murmura-t-il, qu'on est heureux de mourir quand on n'a rien à se reprocher! Etre Éternel, l'âme que je vais te rendre en ce moment est aussi pure qu'elle l'était lorsqu'elle sortit de ton sein! Mon Dieu! fais-la jouir de ta félicité.

Puis, redescendant aux choses de la terre :

Ma femme, ajouta-t-il, j'avais trouvé en M. et madame de Girardin un père et une mère des plus tendres; dites-leur que j'honorais leurs vertus, et que je les remercie de toutes les bontés dont ils m'ont comblé. Vous ferez ouvrir mon corps après ma mort par les gens de l'art, et vous ferez dresser un procès-verbal de l'état dans lequel on le trouvera. Dites à M. et madame de Girardin que je les prie de permettre que l'on m'enterre dans leur jardin, et que je n'ai point de choix pour la place.

En vérité, je suis désolée, s'écrie madame Rousseau, que vous ne vouliez rien faire. Mon bon ami, au nom de l'amitié que vous avez pour moi, prenez quelque chose.

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que vous voudrez, Thérèse, pour vous faire plaisir.

Puis tout à coup :

Oh! s'écria-t-il, je sens dans ma tête un coup affreux; des tenailles qui me déchirent. Etre des êtres! Dieu!

Il resta longtemps les yeux fixés sur le ciel!

Puis reprenant:

- Ma chère femme, dit-il, embrassons-nous; et maintenant aidezmoi à marcher.

Il voulut se lever, mais sa faiblesse était telle, qu'il chancela.

Menez-moi vers mon lit, continua-t-il.

Il y parvint à grand' peine, se coucha un instant, voulut se relever presque aussitôt, fit deux pas dans la chambre, pu's tomba, heurtant de son front l'angle de la cheminée, et entraînant sa femme dans sa chute.

Thérèse voulut le relever; mais, le trouvant sans parole et sans force, elle appela au secours.

On accourut, on enfonça la porte, et on releva Rousseau.

Sa femme alors lui prit la main. Rousseau serra cette main une dernière fois, exhala un soupir, et mourut.

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