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faite, Sophie est forcée de fuir. Le 25 janvier 1776, elle arrive à Dijon, et redemande sa place au foyer de la famille.

Mirabeau l'y suit; mais à peine arrivé, il est dénoncé par la mèré de Sophie, arrêté et conduit au château de Dijon.

Le 25 mai, il se sauve du château de Dijon comme il s'est sauvé du château de Joux, et regagne la Suisse pour la seconde fois. Pendant son emprisonnement, Sophie avait été reconduite à Pontarlier.

Cette fois, c'est à Sophie de suivre Mirabeau, comme Mirabeau l'a suivie la nuit du 23 août 1776; elle escalade les murs du jardin à l'aide d'une échelle, et va rejoindre Mirabeau aux Verriers.

Le 17 septembre suivant, ils partent pour la Hollande, car le marquis a obtenu un ordre d'incarcération au fort Saint-Michel, qui lui paraît assez sûr quoique Montgommery s'en soit sauvé.

Le 26, ils arrivent à Rotterdam. Le 7 octobre ils s'arrêtent à Amsterdam, et descendent chez un tailleur.

Il faut vivre, et vivre de cette plume qui, au dire du bailli, dévore le papier. Heureusement l'Essai sur le Despotisme a été imprimé à Neuchâtel. Mirabeau n'est pas tout à fait inconnu en Hollande. En travaillant depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, Mirabeau arrive enfin à gagner un louis par jour.

Pendant ce temps, une procédure s'instruisait contre Mirabeau et contre madame de Monnier.

Le 10 mai 1777, un jugement du bailliage de Pontarlier déclare Mirabeau atteint et convaincu de rapt et de séduction, le condamne à avoir la tête tranchée, ce qui sera exécuté par effigie sur un tableau; le condamne en outre à cinq livres d'amende envers le roi et à quarante mille livres pour réparations civiles, dommages et intérêts envers le marquis de Monnier.

Quant à Sophie, elle est condamnée à être enfermée sa vie durant dans la maison de refuge de Besançon, et à y être rasée et flétrie comme les filles de la communauté.

Le 14 mai 1777, Mirabeau et Sophie sont arrêtés. C'est la troisième personne de sa famille qu'incarcère le marquis : les recherches de la police, il le dit lui-même, lui ont coûté vingt mille livres.

Alors il est content, heureux, satisfait. Il écrit au bailli :

<< Tant que santé et volonté me dureront, je serai Rhadamante, parce que Dieu m'y a condamné. Il y a quatre jours que je rencontrai Montpesat, que je n'avais pas vu depuis vingt ans. — Votre procès avec madame la marquise, me demanda-t-il, est-il fini? — Je l'ai gagné. - Et où est-elle ? Au couvent. — Et mademoiselle votre fille, où est-elle? - Au couvent. - Et monsieur votre fils, où est-il ? - Au couvent. Vous avez donc entrepris de peupler les couvents? - Oui, Monsieur; et si vous étiez mon fils, il y a longtemps que vous y seriez. »

Sophie est conduite à Paris dans une maison de discipline, rue de Charonne.

Mirabeau est enfermé au donjon de Vincennes.

Le 18 novembre 1778, il demande à M. de Maurepas d'aller faire la guerre en Amérique.

Cette demande n'obtient pas même de réponse.

Pendant sa captivité, Mirabeau perd à la fois le fils qu'il a de sa femme, et la fille qu'il a de Sophie.

Enfin, le 13 décembre 1780, après trois ans de captivité, Mirabeau, sur les instances de sa mère, sur les démarches de sa sœur, sort de Vincennes. Dans cet intervalle, il a écrit et publié : Les Lettres à Sophie.

L'Erotica Biblion.

Ma conversion.

Le Rubicon.

Le Libertin de qualité.

Les Lettres de cachet.

Les Prisons d'État.

Reste à solliciter les lettres d'abolition.

-Ce sera chose facile, dit le marquis. Tous les cabinets sont de beurre, et les puissances de carton.

Malheureusement, pour l'obtention de ces lettres, il faut le concours de Mirabeau, et Mirabeau s'y refuse absolument. Sophie sera absoute avec lui, ou il restera sous le coup du jugement.

Cela était d'autant plus beau de la part de l'ex-prisonnier, qu'il

croyait avoir quelques reproches à faire à Sophie après ses deux premières années de réclusion au couvent de Sainte-Claire, à Gien.

Madame de Monnier avait été autorisée à recevoir quelques personnes; elle avait alors reçu un M. de Rancourt, qui avait singulièrement éveillé la jalousie de Mirabeau.

Mirabeau avait, en conséquence, fort insisté pour que les visites cessassent, et les visites n'avaient pas cessé.

Aussi une fois sorti de Vincennes, Mirabeau veut une explication. Il arrive à franc-étrier à Nogent-sur-Vernisson, y prend les vêtements et la boîte d'un colporteur, et sous ce déguisement entre dans le pavillon d'un jardin isolé, où l'attend Sophie.

Là une explication a lieu, explication orageuse à la suite de laquelle les deux amants, qui doivent tant de malheurs à leur amour, s'aperçoivent que leur amour est éteint.

Au mois de mars suivant, M. de Monnier meurt et Sophie est libre. Pendant ce temps, Mirabeau est à Londres, où il publie ses Considérations sur l'ordre de Cincinnatus et ses Doutes sur la liberté de l'Escaut.

Mirabeau avait quitté Paris plein de griefs contre sa femme et contre le gouvernement.

Ses griefs contre sa femme, nous les trouvons consignés dans cet article des Mémoires secrets :

20 Avril.

« On ne peut se dissimuler que le mémoire de madame de Mirabeau, signé d'elle seulement, et auquel était jointe la consultation. de six avocats, publié à Aix le 6 avril 1783, ne contienne des griefs puissants s'ils étaient prouvés.

« Elle y propose la vie entière de son mari comme un moyen de séparation.

<< Il n'a jamais connu de devoirs, s'est joué de la bonne foi, de l'honneur, de la vertu ; il n'a respecté ni les liens du sang ni ceux de la nature.

« Il a attenté à la propriété d'autrui et son caractère féroce a menacé la société.

« Flétri par des décrets, par des procédures, par des sentences infamantes, il a toujours été dans des maisons de force ou sous la main de la justice; il a souscrit une transaction flétrissante qui exclut toute idée d'absolution.

« Il a été mauvais fils, mauvais époux, mauvais père, mauvais citoyen, sujet dangereux.

« Mauvais fils, il a attenté à l'honneur de son père par d'infames libelles.

« Mauvais mari, il a accablé sa femme de soupçons et de coups, et profané la sainteté du mariage par des crimes.

« Mauvais père, des exemples funestes, un nom vil et dégradé, voilà ce qu'il préparait à son fils.

« Mauvais citoyen, sujet dangereux, il est infâme et flétri. »

Enfin, la consultation dit qu'un homme qui rassemble tous les vices, qui ne respecte rien et qui, couvert d'opprobre et d'infamie, les ferait partager à sa femme, n'a pas le droit de la réclamer.

Le mémoire n'est pas doux, comme on le voit.

Il est vrai, comme le dit la note, que six avocats se sont réunis pour le rédiger.

O sombre, sombre avenir que nul, nul humain ne peut sonder, il eût bien étonné ces six avocats du barreau d'Aix, un des barreaux les plus renommés de la France; il eût bien étonné ces six avocats, celui qui leur eût dit que huit ans plus tard l'enthousiasme de la France inventerait le Panthéon comme le seul sépulcre digne de renfermer le cadavre de ce mauvais fils, de ce mauvais époux, de ce mauvais père, de ce sujet dangereux.

Maintenant, voilà où Mirabeau en était avec le gouvernement :

43 Mai.

« M. le comte de Mirabeau n'ayant pu obtenir la permission de dis tribuer son mémoire, mémoire dont plus de deux mille exemplaires

ont été saisis, en a porté ses plaintes à M. le garde des sceaux, avec lequel il a eu une conversation très-vive à ce sujet. N'ayant pu faire revenir ce chef de la justice, M. le comte de Mirabeau a pris le parti d'écrire une lettre très-forte au roi, où il se plaint du déni de justice de M. de Miroménil. Il est en même temps parti pour le pays étranger, où il va faire réimprimer son mémoire, précédé de sa conversation avec le garde des sceaux, auquel il joindra sans doute d'autres anecdotes. >>

Soyez tranquille, Mirabeau n'est pas pour longtemps en pays étranger, et à la première lueur des éclairs révolutionnaires nous le verrons reparaître,

CHAPITRE XI.

Un grand ennemi public, d'autant plus terrible qu'il était inattendu, avait ouvert les portes de cette fameuse année 1784, où nous venons de constater tant d'apparitions nouvelles et inattendues.

C'est le froid.

Le 5 décembre 1783, cet immense vautour aux ailes blanches s'abattit sur la France et se cramponna à Paris.

Du 5 décembre au 20 janvier, on s'étonne : la rivière est prise, les charrettes le plus lourdement chargées y passent, la glace s'amoncelle dans les ruisseaux, la neige encombre les rues; mais on a déjà vu tout cela. Il y a des souvenirs de vieillards qui racontent des calamités semblables.

A la fin de janvier, on cesse de s'étonner, on s'inquiète.

A la date du 31 janvier, les Mémoires secrets sèment l'alarme : Depuis longtemps, disent-ils, on n'avait eu à Paris un hiver aussi rigoureux, surtout par la durée. Il gèle depuis deux mois presque constamment, et une neige abondante couvre les toits et les rues. Il est d'usage que les princes devant leurs palais et les grands sei

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