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tout le bruit des marteaux, les fers rouges passant des forges aux enclumes, les étincelles jaillissant jusque sur les quais par les portes et par les fenêtres. Dans les rues, des promenades étranges, menaçantes, terribles, d'hommes armés de piques, de faux. De temps en temps de grandes clameurs s'élevant du Palais-Royal, ce centre révolutionnaire, et se répandant sur Paris comme des volées d'oiseaux de tempêtes; puis, dominant tout cela, la voix lugubre, lamentable, incessante du tocsin, répondant avec son monotone tintement aux cris mille fois répétés : Aux armes!

A deux heures du matin on vient donner l'alarme à l'Hôtel-deVille; quinze mille hommes, dit-on, descendent du faubourg SaintAntoine et marchent sur l'Hôtel-de-Ville, qui ne peut manquer d'être forcé.

Il ne le sera pas, répond aux messagers de mauvaises nouvelles M. Legrand de Saint-René.

- Et comment l'empêcherez-vous?

- En le faisant sauter à temps. Faites demander à l'abbé d'Ormesson cinq barils de poudre, et faites-les placer dans le cabinet contigu à la salle.

L'ordre est exécuté, les barils arrivent, et au premier baril qui paraît, les mal intentionnés pâlissent et se retirent.

Le jour paraît, se levant sur ce désordre vivifiant, sur ce tumulte organisateur.

M. de Bezenval est toujours aux Invalides.

A cinq heures du matin, un homme entre chez lui, les yeux enflammés, la parole brève et rapide, la tête splendide d'audace.

-Monsieur le baron, dit-il, il faut que vous soyez averti que toute résistance est inutile: les barrières de Paris sont brûlées à cette heure ou vont l'être; je n'y puis rien ni vous non plus. N'essayez pas de l'empêcher vous sacrifieriez des milliers d'hommes sans éteindre un seul flambeau.

« Je ne me rappelle point ce que je répondis à cet homme, ajoute M. de Bezenval; mais il pâlit de rage et sortit précipitamment. J'anrais dû le faire arrêter, je n'en fis rien. »

Cependant, les compagnies se forment; on dirait qu'il flotte dans

l'air une puissance d'agglomération qui presse les hommes les uns contre les autres. On a les volontaires de l'artillerie, les volontaires de la basoche, les volontaires de l'arquebuse; on a de la poudre, on a du salpêtre, on a même de l'artillerie, celle des gardes françaises; mais on manque de fusils.

M. Éthis de Corny, procureur de la ville, est chargé par le comité de demander à M. de Sombreuil les fusils en dépôt aux Invalides. Il part suivi de plus de trente mille citoyens.

Arrivé aux grilles, il est introduit; les citoyens restent au dehors. Il s'acquitte de sa mission; mais M. de Sombreuil nie avoir des armes. M. de Corny n'insiste pas, se laisse reconduire; mais au moment où on lui ouvre la porte et où le peuple devine ce qui vient de se passer, la porte est repoussée, trente ou quarante mille hommes se précipitent, les fossés sont franchis, les sentinelles désarmées, et l'on procède à la recherche des armes.

Écoutez le récit de l'horloger Humbert, acteur et témoin de cette scène incroyable :

« appris dans la matinée qu'on délivrait aux Invalides des armes pour les districts. Je retournai aussitôt en avertir les bourgeois de Saint-André-des-Arts, qui étaient assemblés vers midi et demi. M. Poirier, commandant, sentit la conséquence de cette nouvelle et se disposait à y conduire des citoyens. Je l'amenai comme de force avec cinq ou six bourgeois.

« Nous arrivâmes aux Invalides environ à deux heures, et nous trouvâmes une grande foule qui nous obligea de nous séparer. Je ne sais ce que devint le commandant ni sa troupe. Je suivis la foule pour parvenir au dépôt où étaient les armes.

« Sur l'escalier du caveau, ayant trouvé un homme muni de deux fusils, je lui en pris un et remontai. Mais au haut de l'escalier, la foule était si grande que tous ceux qui remontaient furent forcés de se laisser tomber à la renverse jusqu'au fond du caveau. Ne me sentant que froissé et non blessé par cette chute, je ramassai mon fusil qui était à mes pieds, et je le donnai à l'instant à une personne qui n'en avait point.

Malgré cette horrible culbute la foule s'obstinait à descendre,

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Comme personne ne pouvait remonter, on se pressait tant dans le caveau que chacun poussa les cris affreux de gens qu'on étouffe.

« Beaucoup de personnes étaient déjà sans connaissance. Alors, tous ceux qui, dans le caveau, étaient armés, profitèrent d'un avis donné de forcer la foule non armée, de faire volte-face en lui présentant la baïonnette dans l'estomac. L'avis réussit alors nous profitâmes d'un moment de terreur et de reculée pour nous mettre en ligne et forcer la foule de remonter.

« La foule remonta, et l'on parvint à transporter les personnes étouffées sur un gazon, près du dôme et des fossés. Après avoir aidé et protégé le transport de ces personnes, voyant l'inutilité de ma présence, armé de mon fusil, je cherchai, mais vainement, mon commandant. Alors je pris le chemin de mon district. J'appris en route qu'on délivrait de la poudre à l'Hôtel-de-Ville; j'y portai mes pas: on m'en donna en effet un quarteron, sans me donner de balles, n'y en ayant point, disait-on. »

A peine canons et fusils sont-ils aux mains du peuple, que l'on songe à les utiliser.

Vingt-six mille fusils sont répartis dans le peuple; des canons sont traînés à chaque poste; quatre sont conduits à la Bastille.

Au milieu de tout ce tumulte, les bruits les plus étranges, annonçant les nouvelles les plus impossibles, continuent de circuler.

On dit que le régiment Royal-Allemand est rangé en bataille à la barrière du Trône.

On dit que les régiments placés à Saint-Denis se sont avancés jusqu'à La Chapelle et menacent le faubourg.

On dit que l'ennemi est dans le faubourg; qu'il y massacre tout, femmes et enfants, et que le sang coule à ruisseaux dans la rue de Charonne.

On dit enfin que le gouverneur de la Bastille, M. de Launay, vient de mettre ses canons en batterie, et que l'on voit leurs gueules béantes menacer à la fois le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marcel et les boulevards.

Alors un cri retentit, qui, pareil à une traînée de poudre, court d'une extrémité à l'autre de Paris :

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Qui donc, ô mon Dieu ! quand l'heure des révolutions a sonné, qui donc porte ces nouvelles insensées qui donnent le frissonnement à tout un peuple?

Qui donc pousse le premier un de ces grands cris répétés par toute une nation?.

Vous seul le savez, mon Dieu!

Tout Paris d'une seule voix cria donc :

A la Bastille! à la Bastille!

CHAPITRE XVIII.

il y avait depuis plus de cinq siècles un monument qui pesait à la poitrine de la France, comme le rocher infernal aux épaules de Sisyphe. Selement, moins confiante que le Titan, la France n'avait jamais essayé de le soulever.

Ce monument, cachet de la féodalité, imprimé sur le plan de Paris, c'était la Bastille.

Certes le roi était trop bon, comme disait madame Duhausset, pour faire couper une tête.

Mais le roi faisait mettre à la Bastille.

Une fois qu'on était à la Bastille par ordre du roi, on était un homme oublié, séquestré, enterré, anéanti.

On y restait jusqu'à ce que le roi se souvînt de vous, et les rois ont toujours tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu'ils pensent, qu'ils oublient souvent de penser aux vieilles choses.

D'ailleurs, il n'y avait pas en France qu'une seule bastille; il y avait vingt bastilles, qu'on appelait le For-l'Évêque, Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie, Vincennes, le château de La Roche, le château d'If, les îles Sainte-Marguerite, Pignerol, etc., etc., etc.

Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s'appelait la Bastille, comme Rome s'appelait LA VILLE.

C'était la Bastille par excellence, elle valait à elle seule toutes les autres bastilles.

Pendant près d'un siècle, le gouvernement de la Bastille demeura dans une seule et même famille.

Cette famille régna presque aussi longtemps qu'une dynastie. A Châteauneuf succéda son petit-fils Saint-Florentin.

La dynastie s'était éteinte en 1777.

Pendant ce triple règne, nul ne peut dire le nombre de lettres de cachet qui fut signé.

Saint-Florentin en signa, à lui seul, cinquante mille.

Ce fut un grand revenu aboli, que la suppression des lettres de cachet.

On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de leurs fils; on en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de leurs maris. Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachet se vendaient cher.

Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes ces prisons d'État, et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.

En 1775, six de ces prisons seulement renfermaient trois cents prisonniers.

On se rappelle les principaux parmi ces prisonniers :
Le Masque de fer.

Lauzun.

Latude.

Les jésuites étaient confesseurs; ils confessaient les prisonniers pour plus grande sûreté.

Pour plus grande sûreté encore, une fois morts, on les enterrait sous de faux noms.

Le Masque de fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom de Marchiali.

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Mais au moins le Masque de fer et Lauzun avaient commis de grands crimes, eux.

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