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M. de Muy, afin que M. de Muy pût l'aider de ses conseils, si jamais lui, M. le dauphin, montait sur le trône. M. de Muy, de son côté, dans cette conviction où il était d'être appelé un jour à jouer un grand rôle, s'y était préparé par des voyages et des études. Ainsi avait-il visité les différentes provinces, avait-il étudié les besoins locaux et les différents modes d'administration qui pouvaient être appliqués à ces besoins. En outre, comme officier général, il était fort respecté dans l'armée, Le seul reproche que l'on pût faire à M. de Muy était de suivre d'une façon un peu trop puérile les pratiques les plus outrées de la religion. Avec tout cela, M. de Muy était un homme extrêmement sévère en matière de discipline. Il avait présidé le fameux conseil tenu à Lille le 12 juillet 1772, où trentetrois officiers du régiment Royal - Comtois avaient été cassés et condamnés à des détentions plus ou moins longues, pour cause d'insubordination envers deux chefs, MM. de La Motte-Geffard, lieutenant-colonel, et M. de Chesnault, major; et au moment même où nous sommes arrivés, un déserteur ayant été condamné à mort à Cambrai, M. de Muy poursuivait l'exécution de la sentence, malgré les prières de l'archevêque et la bonne volonté que paraissait avoir le roi de faire grâce.

M. de Muy était menacé de la pierre. Sentant depuis plusieurs mois les douleurs devenir plus fréquentes, il consulta un feuillant trèsrenommé pour la taille, nommé frère Côme, et se fit sonder par lui.

Il fut reconnu qu'effectivement M. de Muy avait une pierre, mais non adhérente, et quoique cette pierre n'empêchât point et ne pût point encore empêcher de longtemps le ministre de monter à cheval et surtout d'aller en voiture, M. de Muy, en véritable général d'armée, ne voulut pas permettre à un ennemi, si tolérant qu'il fût, de prendre chez lui une semblable position. Il déclara donc à frère Côme qu'il voulait se faire opérer sur-le-champ. En effet le voyage de Fontainebleau approchait, et voulant suivre le roi et demeurer journellement à ses ordres, M. de Muy n'avait pas de temps à perdre.

En conséquence, sa résolution prise, le maréchal écrivit au roi qu'il allait se faire opérer, et que dans trois semaines il serait à son service ou dans le tombeau.

Quant à frère Côme, le maréchal prit rendez-vous avec lui pour le 9 du mois d'octobre, jour de la Saint-Denis.

Le matin du jour indiqué, frère Côme se rendit chez le maréchal avec un médecin de ses amis qui d'habitude l'assistait dans ses opérations. A son grand étonnement, il rencontra dans le corridor M. le maréchal de Muy en grand costume de cour et cordon bleu en sautoir.

Pardon, Monseigneur, dit frère Côme, mais vous avez donc changé d'avis?

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Non, mon père, répondit le maréchal; mais je vais à la messe, et après la messe je suis à vos ordres. Attendez-moi au lieu que je vous ai indiqué. Prenez garde que madame la maréchale ne vous voie, et dans une heure je suis à vous.

En effet, au retour de la messe, M. de Muy se déshabilla, et, se couchant, s'apprêta à subir l'opération.

Elle fut cruelle, et dura sept minutes, la pierre étant friable et s'étant brisée en huit morceaux. Pendant ce temps inouï, le maréchal ne jeta pas un cri, ne poussa pas même une plainte; ne parlant que pour dire à l'opérateur : « Courage, ne vous lassez pas; je sais souffrir. >>

Pendant ce temps, une scène terrible se passait dans les antichambres madame de Muy, qui n'était point instruite de la résolution de son mari, et que celui-ci avait même visitée en allant à l'église, madame de Muy, sachant qu'il était rentré, avait, mue par un de ces pressentiments du cœur dont on ne peut se rendre compte, demandé à le voir; puis, dans la réponse qui lui avait été faite, croyant remarquer quelque hésitation, elle s'était acheminée vers la chambre de son mari. Mais dans le salon qui séparait ses appartements de ceux du maréchal elle avait trouvé deux domestiques de garde qui l'avaient arrêtée : le hasard avait fait justement que, dans ce salon même, l'opérateur avait laissé son manteau de moine. Par ce manteau, madame de Muy reconnut que frère Côme était là; elle devina le but dans lequel le feuillant avait été appelé, et poussa de tels cris qu'ils furent entendus de la chambre où se faisait l'opération. Le maréchal, le pansement achevé, la fit entrer aussitôt, et alors, avec

la fermeté qu'il avait constamment montrée, il lui annonça l'état dangereux où il se trouvait, et l'urgence qu'il y avait en tout cas lui à recevoir les sacrements.

pour

Le maréchal fut donc administré le même soir; le lendemain il était mort.

C'était une grande affaire que le remplacement de M. de Muy au département de la guerre; nul ne savait qui on allait nommer, et le roi disait lui-même : « Cette nomination surprendra beaucoup de monde, car le futur ministre sera un homme auquel on ne songe nullement. >>

Ce qu'il y avait de curieux, c'est que ce futur ministre non-seulement n'avait pas sollicité le ministère, mais ignorait parfaitement lui-même la faveur qui l'attendait aussi, presque à la même époque, écrivait-il à l'abbé Dubois, aumônier du cardinal de Rohan :

Cernay, en Alsace, 24 décembre 1774.

« J'ai l'honneur de vous écrire sur du mauvais papier, parce que « la pauvreté m'accable et qu'il ne me reste pas de quoi en avoir de <«< meilleur. J'ai essuyé une banqueroute de plus de cent mille écus, << et je me vois, dans toute l'étendue du terme, le plus pauvre des « ermites. M. de Blouet, ministre du roi à Copenhague, m'a jeté « dans cet abîme. J'ai malheureusement pris confiance dans un << homme qu'il m'avait très-singulièrement recommandé, et au frère « duquel j'avais fait la fortune. Enfin, la Providence l'a voulu, ses «< jugements sont justes, et je mets toute ma confiance en elle. J'ai « commencé par acquitter tout ce que je dois; tout sera payé dans « le courant de janvier ou au commencement de février. Ensuite « j'ai payé et renvoyé mes domestiques; mais alors, quel spectacle << douloureux et respectable! tous voulaient rester à mon service « pour rien: ç'a été là mon plus grand déchirement de cœur. Heu<< reusement ma pauvre femme supporte ce désastre avec une pa<< tience et une résignation héroïques : et qu'elle est respectable à << mes yeux et devant Dieu! Le digne major me propose de prier << M. le cardinal de Bernis d'écrire au cardinal de Rohan. Vous con

« naissez les grands et les gens en place... Je réfléchirai sur tout «< cela quand ma tête sera un peu tranquille. Vous voyez que j'avais << bien des raisons de ne pas aller à Saverne; mon malheur s'annon« çait depuis l'été, il doit m'excuser auprès du cardinal. Je lui écris « une lettre de nouvelle année, et j'y touche légèrement cet article; << mais faites-le valoir convenablement. Mille compliments à votre « frère. Je lui écrirai dès que je pourrai. Je vous souhaite à l'un et « à l'autre mille bonheurs et ce que vous pouvez désirez. Qu'est-ce << que la vie de l'homme sur cette malheureuse terre? peines et mal<< heurs! La religion seule et la vertu peuvent y adoucir nos maux. « Vous connaissez la sincérité de tous les sentiments tendres et dis« tingués que je vous ai voués pour la vie.

« Pourrez-vous procurer une bonne condition à la femme de «< chambre de ma femme? elle a un petit garçon de sept à huit ans « qu'il faudrait aussi nourrir. C'est une très-digne femme ; je lui << donnais par année deux cent vingt livres, et je nourrissais son << enfant. Si vous pouvez l'aider, vous ferez une grande charité et « m'obligerez infiniment.

« Le comte DE SAINT-GERMAIN. »

Ce nouveau ministre de la guerre, ce successeur de M. de Muy, cet homme auquel on ne songeait nullement, comme disait Louis XVI, c'était donc M. le comte de Saint-Germain.

En effet, comment le roi avait-il pu songer à cet ancien militaire presque oublié, retiré à Cernay en Alsace, n'ayant pas un ami en cour?

Nous allons vous le dire.

Comme le dit le comte de Saint-Germain dans sa lettre, après avoir quitté le service du Danemark, qu'il avait pris de l'agrément de la France, après avoir converti les bienfaits de Sa Majesté Danoise en une somme de cent mille écus, le comte de Saint-Germain avait placé cette somme sur un banquier de Hambourg, lequel avait semblé n'avoir attendu ce dernier versement que pour faire banqueroute. Le banquier avait donc failli et laissé le comte de Saint-Germain dans l'état où sa lettre nous le montre. Alors il était arrivé une de

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ces choses qu'on ne rencontre que dans la fraternité des camps : les officiers du régiment Royal-Alsace, compatriotes de M. de SaintGermain, s'étaient réunis pour lui faire up sort; mais alors le ministre de la guerre, ce même M. de Muy qui venait de mourir, prétendit qu'il ne pouvait permettre l'effet d'une pareille générosité, attendu qu'elle était injurieuse au roi, qui aurait l'air en la tolérant de laisser mourir de faim ses anciens serviteurs: ce qui était vrai, mais ne devait pas être constaté. Il réprimanda donc ces braves gens d'une action qui eût certes mérité les éloges d'un homme moins sévère que M. de Muy, et leur annonça que M. le comte de SaintGermain n'avait plus besoin de rien, jouissant désormais et à toujours d'une pension de dix mille livres que venait de lui accorder Sa Majesté. Mais Sa Majesté, tout au contraire de son ministre, avait le cœur bon et facile : cette action de vieux soldats l'avait profondément touchée; elle avait jugé que l'homme qui en était l'objet était digne non-seulement des dix mille francs qu'elle lui avait accordés, mais encore d'une attention toute particulière; et comme, dans sa reconnaissance, le comte de Saint-Germain avait adressé au maréchal de Muy des mémoires sur la guerre, que celui-ci avait mis sous les yeux de Sa Majesté, Sa Majesté avait, dans l'honnêteté de son cœur et dans la droiture de son esprit, songé à M. le comte de SaintGermain, et en avait écrit à M. de Maurepas, qui se trouvait à Fontainebleau. M. de Maurepas était arrivé à Paris; il avait pensé que l'affaire ferait du bruit d'un bon côté. On en avait délibéré en conseil; l'unanimité des voix ministérielles s'était rangée à l'avis du roi, et M. de Saint-Germain, dans sa retraite, avait reçu tout à coup, au moment où il s'en doutait le moins, l'avis qu'il était ministre au département de la guerre.

Ce choix, qui eut des suites assez graves par les réformes que le comte de Saint-Germain tenta d'introduire, et qui n'étaient pas toutes d'un philanthrope, témoin l'adoption de la schlague dans l'armée, et la suppression des invalides, causa en effet l'étonnement promis par le roi, et le bruit attendu par M. de Maurepas.

Au reste, voici en deux mots ce qu'était M. le comte de SaintGermain.

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