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galerie au retour de sa chapelle, et devant une travée qu'il désigna, et où il annonça qu'il se trouverait lui-même pour voir passer Sa Majesté.

Louis XVI accepta, et, curieux de connaître personnellement l'auteur des lettres qu'il lisait avec tant de plaisir, l'accueillit, l'introduisit dans son cabinet et le présenta à M. de Maurepas comme un jeune homme auquel il portait un grand intérêt et dont il voulait faire la fortune. Alors M. de Maurepas, qui ignorait tout, avoua tout stupéfait au roi que non-seulement M. de Pezay ne lui était pas inconnu, mais encore était son filleul. Or, ce n'était pas la première fois que M. de Maurepas faisait de semblables découvertes; il sentait de temps en temps le roi tiré par des fils inconnus dont l'origine lui échappait. Il rattacha tout ce que le roi avait dit ou fait depuis un an à ce qu'il crut devoir venir des instigations de M. de Pezay, et vit que le jeune homme avait eu en effet une grande influence directe sur Sa Majesté. Il n'en caressa pas moins le cher filleul, ne pouvant toutefois s'empêcher de s'écrier de temps en temps:

Comment, vous, mon cher Pezay, vous en relation directe avec le roi? Je vous en faits mon compliment bien sincère! Toutes choses qui voulaient dire .

Ah! mon cher filleul, vous vous êtes introduit sans me consulter dans la confiance d'un homme qui nous appartient, à ma femme et à moi! Vous me le paierez!

En attendant, M. de Pezay s'était attaché à éloigner M. l'abbé Terray du ministère, et il y avait réussi, quoiqu'on ne puisse pas dire dans quelle mesure il avait pris part à cette expulsion. Maintenant il manœuvrait pour approcher de ce même ministère Necker, son protecteur, son ami. Dans chaque nouvelle lettre il trouvait moyen de mettre non-seulement le nom, mais encore les théories du banquier génevois sous les yeux de Louis XVI. Ennemi de Turgot à mesure qu'il vantait son rival, il saisissait toutes les occasions de nuire au chef des économistes. Plus d'une fois, dit M. de Meillan dans ses Mémoires, le superbe Necker, enveloppé d'une redingote, est venu attendre chez M. de Pezay, au fond d'une remise, le moment où le favori devait venir de Versailles, pour savoir ce qu'il avait fait en sa faveur.

Enfin, un jour il lui annonça que l'heure était venue, que la faveur du roi passait des économistes aux banquiers, et qu'il était contrôleur général des finances.

Ce fut un grand événement que la chute de M. Turgot, honnête homme par excellence. Louis XVI éprouvait une grande sympathie pour le premier ministre véritablement honnète homme qu'il eût connu. D'ailleurs, M. Turgot ce n'était pas un homme, c'était tout un principe, avec ses doctrines, ses philosophes, ses poëtes; on voulait tout ramener au simple, au pur, au patriarcal. Voltaire vantait M. Turgot à toute l'Europe; Condorcet l'appuyait à l'Académie des sciences et dans ses brochures; le marquis de Mirabeau, dur et fier caractère, frondeur éternel, s'adoucissait pour lui, avouant que M. Turgot, comme lui, voulait non-seulement le bien, mais encore la perfection de l'humanité; l'économie politique était partout, même dans la littérature, même dans les vaudeviiles. Au théâtre on représentait les Moissonneurs et les Amours d'Été, Saint-Lambert faisait son poëme des Saisons, Delille traduisait ses Géorgiques, tout célébrait le bonheur de l'homme des champs, et, au défaut de cette poule au pot dont il était tant parlé, on avait la houlette et le tambourin, ces deux emblèmes du bonheur champêtre.

La chute de M. Turgot entrainait avec elle tous ces, beaux rêves bucoliques.

M. Turgot n'avait pas prévu cette chute; comme tout ministre, il se croyait indispensable au roi, qui venait de signer les provisions de son successeur. Il était à son bureau et travaillait, lorsque M. Bertin vint, au nom du roi, lui redemander son portefeuille, lui apportant en même temps une lettre de M. de Maurepas, lequel, Turgot était loin de l'ignorer, était depuis longtemps son ennemi. Cette lettre etait plutôt une raillerie qu'un compliment de condoléance.

La voici :

« Je m'empresse, Monsieur, de vous témoigner la part que ma<< dame de Maurepas et moi avons prise à l'événement qui vous est << arrivé.

« J'ai l'honneur d'être, etc. »>

M. Turgot répondit :

« Je ne doute pas, Monsieur, de la part que madame de Maure<< pas et vous avez prise à l'événement qui vient de m'arriver; mais <«< quand on a servi son maître avec fidélité, qu'on a fait profession « de ne lui cacher aucune vérité utile, et qu'on n'a à se reprocher <«< ni faiblesse, ni fausseté, ni dissimulation, on se retire sans honte, << sans crainte et sans remords.

« J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments que je vous dois, etc. » M. de Turgot se retira donc, entraînant avec lui M. de Malesherbes c'était l'élément profondément honnête du ministère. En recevant son portefeuille que lui rapportait Bertin, le roi murmura : Et cependant il n'y a que Turgot et moi qui aimions véritablement le peuple.

Le nouveau ministre, M. Necker, était envoyé de la république de Genève près Louis XVI. C'était un gros homme, dont la physionomie toute particulière et sans analogue dans les autres physionomies était plus singulière que spirituelle; sa coiffure elle-même ajoutait encore à l'originalité de la tête qu'elle était chargée de faire valoir : elle se composait d'un toupet fort relevé et de deux grosses boucles qui se dirigeaient de haut en bas. Comme les traits de sa figure, l'ensemble général du visage accusait l'orgueil, et ses moindres paroles étaient en harmonie avec le reste; ses manières étaient plus graves que nobles, plus magistrales qu'imposantes; l'emphase ruisselait de son style, la phrase de ses lèvres; c'était, sous ce rapport, une espèce de calque affaibli de M. de Buffon. En somme, esprit étendu, mais ambition plus vaste encore, prétendant non-seulement gouverner la France, mais la réformer, mais l'éclairer. Comme tous les hommes véritablement spéciaux, c'était sa spécialité, c'est-à-dire ses connaissances en finances, qu'il dédaignait le plus. D'ailleurs, homme moral, honnête dans ses relations privées, mais que l'on eût été disposé à croire plus vertueux, s'il n'avait constamment vanté la vertu.

Madame Necker, qui, de son côté, n'a pas été sans influence sur les affaires du temps, et qui, par conséquent, mérite une mention historique, madame Necker était une grande femme qui avait eu de la beauté, beauté qu'elle commencait à perdre à l'époque où nous

arrivons. Elle était maigre et ressentait les premières atteintes d'une maladie nerveuse, qui la conduisit à un si triste état, qu'au bout de quelques années elle en arriva à ne plus pouvoir rester cinq minutes dans la même position; aussi, au théâtre, par exemple, était-elle forcée de se tenir au fond de la loge, se balançant d'une jambe sur l'autre. Elle avait beaucoup de littérature et d'esprit, des manières réservées plutôt que nobles, une vertu sans conteste, une bienfaisance inépuisable, qui dépensait en bonnes œuvres une partie des sommes immenses que son mari gagnait dans sa banque. Dans la société intime, elle était aimable et gaie, disait-on; mais, dans le monde, elle était si préoccupée des succès de M. Necker, que toutes ses facultés en étaient absorbées.

Au reste, plus vive que tendre, plus exaltée que passionnée, plus enthousiaste que sensible, son goût était presque toujours gâté par sa disposition à l'engouement.

Sa fille, âgée de dix ans à cette époque, devait être, dix ans plus tard, la fameuse madame de Staël.

Mais entre M. Turgot et M. Necker un ministre intérimaire passa, dont il est bon que nous disions un mot; car ce ne fut point d'emblée que M. Necker entra au contrôle des finances.

Ce ministre était M. Clugny de Nuis, dans le nom duquel les Brestois, dont il avait été l'intendant de marine, avaient découvert cet anagramme :

Indignus Luce.

Si ce n'était pas un homme indigne de la lumière que M. Clugny de Nuis, comme disaient MM. les Brestois, c'était au moins un homme fort dissolu, comme disait tout le monde à Bordeaux, où il avait été intendant. Il avait vécu publiquement avec les trois sœurs. Cela, pouvait-on dire, était arrivé au roi avec les trois demoiselles de Mailly. Ma si veut le roi si veut la loi. Ce qui était une excuse d'omnipotence pour Louis XV n'en était donc pas une pour M. de Clugny.

Aussi, quand il s'était agi de se mettre bien avec le roi, dont la moralité répugnait aux alliances avec les hommes dissolus, M. de

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