Page images
PDF
EPUB

Ce fut sur ces entrefaites, comme nous avons dit, que la reine devint grosse pour la deuxième fois. Le bruit de cette grossesse se répandit dans les premiers mois de l'année 1781.

La reine accoucha, le 22 octobre, du premier dauphin.

Il faut que cette naissance ait, au milieu de la joie générale qu'elle occasionna, soulevé de bien affreux noëls, de bien atroces vaudevilles, puisque nous lisons dans le journal de Bachaumont :

49 avril 1782.

<< Actuellement que la fermentation qu'ont occasionnée lés noëls abominables qui ont couru Paris cet hiver est rassise, ils sont moins rares, et on se les communique par cet attrait pour la nouveauté, quelque exécrable qu'elle soit. Il y a vingt couplets; ils semblent être faits à l'occasion de la naissance du dauphin. L'auteur, qui n'épargne pas ce qu'il y a de plus sacré, après avoir plaisanté la Divinité même, après avoir, dans ses calomnies atroces, enveloppé toute la famille royale, excepté madame la comtesse d'Artois et Mesdames, tombe sur les hommes et les femmes de la cour. Entre ces derniers, figurent le duc d'Orléans, le duc de Chartres, M. de Maurepas, M. Amelot, M. de Castries, M. de Miromesnil, M. de Monteynard, M. de Puyseques; le premier médecin Lassone; M. le duc de Coigny, en faveur duquel on renouvelle les soupçons détestables répandus dans les pamphlets venus de chez l'étranger, La princesse de Lamballe, madame la duchesse Jules, la comtesse Diane, madame de Fleury, madame d'Ossun, la vieille maréchale de Luxembourg, madame de Fougières, enfin la princesse d'Hénin qui ferme la marche, sont les femmes nommées de la manière et avec les anecdotes les plus diffamantes. Le jugement qu'on en a porté comme ouvrage de littérature est très-juste; il n'y en a aucun qui ne soit d'une méchanceté noire, et peu où il n'y ait quelque sel, quelque tournure qui puisse annoncer de l'esprit dans son auteur. Du reste, ils sont assez corrects, et d'un homme qui a l'habitude du couplet. >>

Pendant quelque temps, on s'étonna que l'auteur de cette œuvre

abominable ne fût point poursuivi; mais bientôt, on ne s'étonna plus. Le bruit se répandit, et nul ne vint le contredire, pas même celui auquel on les attribuait, que ces couplets étaient du comte de Provence lui-même.

CHAPITRE IV.

L'obligation que nous nous sommes imposée de développer les causes de la haine populaire contre Marie-Antoinette nous a mis dans la nécessité de suivre la reine jusqu'à l'accouchement du dauphin, et de laisser en arrière quelques événements de la plus haute importance. Ces événements sont la mort de Voltaire, la mort de Rousseau, la déclaration d'indépendance de l'Amérique et la retraite de M. Necker. Il y a deux hommes qui passèrent sur le dix-huitième siècle : unis pour le but, désunis dans les moyens. Flambeaux ou torches, l'avenir en décidera: l'un avait pour mission de renverser le trône, l'autre avait pour mission de renverser l'autel. L'un écrivait l'Émile, le Contrat social, l'Origine de l'inégalité parmi les hommes, la Profession de foi du vicaire Savoyard; l'autre écrivait le Dictionnaire philosophique, la Pucelle, les Lettres sur les miracles et le Testament du curé Meslier. Tous deux minaient la vieille société : l'un avec la douce conviction qu'il était un architecte, l'autre avec la satisfaction satanique de savoir qu'il était un destructeur. Ces deux hommes, qui s'étaient haï toute leur vie, peut-être parce qu'ils avaient la conviction que la postérité ne séparerait ni leurs œuvres ni leurs noms; ces deux hommes enfin, qui devaient mourir à trois mois de distance l'un de l'autre, ces deux hommes étaient JeanJacques Rousseau et Arouet de Voltaire.

Jean-Jacques, homme d'instinct plutôt que de prévoyance, n'avait pas deviné toute l'influence que son œuvre devait avoir sur l'avenir. Hardi théoricien, mais àme tendre et timide, il eût, certes, reculé devant la mise en pratique de ses utopies, surtout s'il eût été

forcé de les appliquer lui-même. Robespierre et Saint-Just, ces deux vivantes personnifications de ses rêves, l'eussent à coup sûr épouvanté, s'il eût pu les voir apparaissant au seuil de cette terrible année 1793, que la main du Dieu vengeur avait d'avance écrite à l'encre rouge sur le livre fatal du destin.

Voltaire, au contraire, avait tout prévu, tout deviné. Voltaire avait mesuré la profondeur de chaque coup qu'il avait porté, et le coup porté il avait longuement prêté l'oreille au retentissement qu'il produisait; de sorte que, dans son ardent amour de la destruction, il n'avait qu'un regret: c'était de ne pas pouvoir assister, comme Samson, à la chute du temple, dût-il, comme Samson, être écrasé sous ses débris.

Voltaire, le premier, alla rendre compte de sa mission à Dieu. Depuis quelque temps, si l'on peut s'exprimer ainsi, il avait l'inquiétude de la mort. Il y avait quarante ans déjà que Voltaire parlait de son agonie, et plaisantait agréablement en vers et en prose sur son trépas prochain. Cette fois, la sommation du destin se faisait instante et périlleuse. Absent depuis vingt ans de Paris, il touchait à sa quatrevingtième année. Sa décrépitude était complète, et il ressemblait, personnifiant en lui-même l'œuvre accomplie par lui, à la statue de la Destruction. Depuis quelque temps il occupait ses loisirs à deux choses à réhabiliter les morts, lutte honorable et qui est le beau côté de la philosophie de Voltaire, et à marier les vivants. Comme avocat des morts, Voltaire s'était fait le défenseur de Calas, de Sir

de La Barre, de Montbally et du général Lally-Tollendal, dont nous avons raconté le supplice en Grève. Comme faiseur de mariages, entre toutes les jeunes filles, dont il se déclarait de temps en temps le parrain, il venait de conduire à l'autel la fille de son ami, mademoiselle Rénée de Varsicourt, à laquelle il avait donné le nom de Belle et Bonne, que la postérité lui conserva, et sous lequel elle n'est pas moins connue que sous celui de marquise de Villette, que lui apporta son mari.

Au milieu de toutes ses œuvres philanthropiques et patriarcales, l'orgueil du philosophe de Ferney, cet orgueil qu'il tenait en droite ligne de Satan, son aïeul, avait reçu une rude atteinte que n'avaient

[ocr errors][merged small][ocr errors]

pu adoucir ni l'ambassade de Catherine ni les lettres de Frédéric : Joseph II était venu à Genève et avait passé à un quart de lieue du philosophe sans lui faire la moindre visite: c'était dur.

D'autant plus dur, que Voltaire s'était fait autrefois l'avocat de la maison d'Autriche, et avait essayé de la faire relever de cette accusation, répandue à tort ou à raison, d'avoir des empoisonneurs à gages. Ce qui était un échec pour Voltaire était partie gagnée pour le clergé français.

L'impression fut si forte sur Voltaire, que, de rage, il se mit au travail, et fit ce jour-là, dit son historien, un acte tout entier de sa tragédie d'Irène. La vengeance était d'autant plus cruelle, que ce n'était point sur l'empereur qu'elle devait retomber.

Irène finie, Voltaire l'envoya à Paris, avec une autre tragédie, oubliée encore un peu plus qu'elle aujourd'hui, avec Agathocle.

Puis, cédant tout à coup aux différentes voix qui l'appelaient, à celle de la marquise de Villette peut-être, à celle de son cœur certainement, il partit tout à coup pour Paris, au milieu de l'hiver le plus rude, risquant ce reste de vie qui semblait le tourmenter et qu'il voulait voir s'éteindre non pas dans la solitude de Ferney, mais dans le tumulte et dans le scandale parisien. Il fallait plus qu'un lit pour que Voltaire mourût à sa guise, il fallait un théâtre.

A peine descendu, Voltaire court à pied chez M. d'Argental, qu'il n'avait pas vu depuis quarante ans. Il pouvait prendre une voiture; mais le grand homme était pétri de petites vanités, et il avait celle des octogénaires, qui prétendent marcher comme des jeunes gens, Il courut donc chez M. d'Argental, ce qui d'ailleurs lui donnait le temps de préparer, pour son entrée, un mot à effet.

- J'ai interrompu mon agonie pour venir vous embrasser, dit-il, Et il se jeta dans ses bras.

Le lendemain de son arrivée, les comédiens français allèrent lui rendre leurs hommages.

Messieurs, leur dit Voltaire, je ne vis que par vous et pour vous, Au reste, l'adoration était telle pour l'auteur d'Irène et d'Agathocle, qu'en l'abordant mademoiselle Clairon se mit à genoux. Le même jour, Turgot, perclus de goutte et de rhumatismes, sou

tenu par deux laquais qui l'aidaient à marcher, se présenta chez Voltaire. En apercevant, Voltaire courut à lui et le prenant par la main :- Permettez, Monsieur, dit-il, que je baise cette main qui avait signé le salut de la France; vos pieds sont d'argile, mais

votre tête est d'or.

Deux heures après c'était le tour de Vernet, le peintre de marine. Dans son enthousiasme il voulait absolument baiser les mains de Voltaire.

--

Que faites-vous, Monsieur? s'écria celui-ci; si vous me baisez les mains, songez-y, je serai forcé de vous baiser les pieds.

Le lendemain parut Franklin, le fondateur de la liberté américaine, lui amenant son petit-fils.

Mon enfant, dit Franklin, mettez-vous à genoux devant ce grand homme et demandez sa bénédiction.

Le jeune homme obéit, et Voltaire abaissa la main sur sa têle en disant :

God and Liberty.

Mais, dit madame Denis, M. Franklin parle français; exprimez-vous en français, afin que nous puissions prendre part à la conversation.

Ma nièce, répondit Voltaire, excusez-moi; je n'ai pu résister au plaisir de parler la langue de la liberté à l'homme qui l'a fondée en Amérique.

L'Académie envoya une députation, et suivit en corps ses députés. Il est vrai que c'était le prince de Beauvau qui portait la parole.

Bientôt l'arrivée de Voltaire à Paris fut la nouvelle de tout Paris; on ne parlait partout que de cette arrivée. Dans les cafés, dans les promenades, dans les spectacles, les hommes s'abordaient et se demandaient Savez-vous où on peut le voir? Comment se porte-t-il? Hélas! le grand homme se portait assez mal.

[ocr errors]

Les répétitions d'Irène, qu'il suivait avec une assez grande exactitude, attendu que la première représentation de cette pièce devait être pour lui un prétexte de triomphe, le fatiguaient horriblement : pendant une des répétitions, Voltaire se brisa un vaisseau dans la poitrine.

« PreviousContinue »