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là que des orateurs montés sur des chaises, les uns ardents ct convaincus, les autres achetés, disait-on, par l'or du duc d'Orléans, haranguaient la foule; c'était là qu'on cherchait à corrompre les troupes, principalement les gardes-françaises, régiment formé d'enfants de Paris, qui avait toujours la ville pour garnison. L'Assemblée nationale partageait les terreurs de la capitale, et craignait pour elle-même en voyant Versailles entouré de troupes et la route de Paris fermée : elle se tenait en correspondance avec les meneurs du parti populaire, avec le Palais-Royal, avec les électeurs parisiens, qui, dès le 12 mai, avaient déclaré qu'ils resteraient assemblés pour soutenir les délibérations des états généraux. A la fin, elle voulut sortir d'incertitude, et dénonça ouvertement le pouvoir à la nation dans une adresse àu roi où elle demandait que la liberté fùt rendue à ses délibérations par l'éloignement des troupes. Le roi répondit sèchement qu'il avait fait venir des régiments pour prévenir les troubles, et que si les états généraux en prenaient ombrage, il les transférerait à Soissons. Ce fut le signal de la lutte, et la cour, craignant d'être prévenue, la commença.

Necker avait refusé d'assister à la séance du 23 juin, et son absence avait excité une vive colère parmi les privilégiés, qui demandèrent son renvoi; mais le ministre était si populaire que ce renvoi eût été un engagement prématuré d'hostilité, et on le garda pour couvrir de sa présence le complot formé. Lorsque la cour fut décidée à commencer ses vengeances, Necker reçut l'ordre de se démettre de ses fonctions, avec l'invitation de partir sur-le-champ et en secret pour Bruxelles. Le bruit de ce renvoi se répandit à Paris le lendemain et causa la plus vive agitation [12 juillet]; malgré les troupes répandues partout, des rassemblements se formèrent, surtout au Palais-Royal, où un jeune homme, nommé Camille Désmoulins, monta sur une chaise un pistolet à la main, et s'écria : « Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre. Le renvoi de Necker est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir même les bataillons étrangers sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes ! » Aux armes! crie la foule, qui s'empare des bustes de Necker et du duc d'Orléans et les porte en triomphe dans les rues les plus populeuses. Les troupes dispersent ce rassemblement, et le prince de Lambesc, à la tête d'un régiment de cavalerie, fait

une charge dans les Tuileries qui tue et blesse plusieurs personnes. Alors l'indignation est à son comble: on sonne le tocsin, on brûle les barrières, on pille les boutiques d'armuriers. Des brigands se mêlent au peuple, dévastent quelques maisons et augmentent la terreur. Les gardes-françaises sortent de leurs casernes où l'autorité les avait renfermées, et se portent la baïonnette en avant sur la place Louis XV, dont elles chassent les régiments étrangers. Le baron de Besenval appelle les troupes du Champ-de-Mars et veut se maintenir dans les Champs-Élysées; mais la plupart de ses soldats refusent de se battre, et il est obligé de se mettre en retraite devant le peuple et les gardes-françaises.

Pendant ce temps, les électeurs s'étaient rassemblés à l'Hôtel de ville, et cherchaient à arrêter le tumulte ou à le diriger : ils ordonnent la convocation des assemblées primaires des districts (1) et livrent les armes de l'hôtel à la multitude; ils se forment en municipalité provisoire avec le prévôt des marchands, Flesselles; ils décrètent la formation d'une garde bourgeoise de quarante-huit mille hommes, portant la cocarde bleue et rouge, couleurs de Paris, qui sortaient, après plus de quatre siècles, de l'opprobre où elles étaient tombées depuis Etienne Marcel.

Le lendemain, la milice bourgeoise se forme, et l'on y fait entrer les gardes-françaises et les soldats du guet; des corps de volontaires stationnent sur les places; les districts se réunissent; on dépave les rues; on ouvre des tranchées; on cherche partout des armes.

Le troisième jour [14 juillet], la foule se porte aux Invalides, où elle enlève vingt-huit mille fusils et vingt canons ; de là elle se dirige sur la Bastille, qui n'avait pour garnison que cent quatorze Suisses et invalides, et demande des armes. Elle est accueillie à coups de fusil, et un combat s'engage, Le gouverneur Delaunay avait reçu l'ordre de Besenval de tenir jusqu'au soir, et il repousse les parlementaires envoyés par l'Hôtel de ville. Après cinq heures de combat, où le peuple eut quatre-vingt-dix-huit tués et soixante-treize blessés, pendant que les assiégés n'avaient perdu qu'un seul homme, les gardes

(1) Paris avait été partagé, pour les élections, en soixante quartiers ou districts. qui formaient chacun une assemblée primaire.

françaises mirent leurs canons en battérie devant le pont-levis. La garnison demanda à se rendre; mais pendant qu'on pourparlait, un petit pont fut abaissé, et le peuple, se précipitant dans la forteresse, égorgea le gouverneur, trois officiers et plusieurs soldats. Alors, ivre de sa victoire, il s'en alla à l'Hôtel de ville, portant en triomphe les clefs de la Bastille; mais là il tourna sa fureur contre Flesselles, qui la veille l'avait plusieurs fois trompé en lui promettant des armes : il l'entraîna de l'hôtel sur la place de Grève, et le massacra. On avait trouvé, dit-on, dans les habits de Delaunay, un billet du prévôt qui l'engageait à tenir ferme, pendant qu'il amusait les Parisiens avec des cocardes. La ville s'attendait à être attaquée pendant la nuit par Besenval, qui rassemblait ses forces au Champ-deMars aussi l'on forma des barricades, on forgea des piques, on braqua les canons sur les quais; la garde bourgeoise fut tout entière sur pied; mais cette nuit-là même le camp du Champ-de-Mars fut levé précipitamment.

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Pendant ces trois jours, Versailles était dans l'agitation et la terreur. La cour tremblait que les Parisiens ne se portassent sur la ville; la reine et les princes visitèrent les soldats, et leur distribuèrent de l'argent et du vin; les avenues furent garnies de troupes, et toute communication rompue avec Paris. L'Assemblée nationale se trouva à la merci de ses ennemis, protégée seulement par la crainte qu'inspirait le bruit de la fusillade de la capitale. Cependant, dès qu'elle apprit les événements du 12, elle envoya une députation au roi pour lui demander l'éloignement des troupes et l'établissement d'une garde bourgeoise. Louis refusa durement. Alors l'Assemblée, redoublant de raison et d'énergie au milieu des dangers, décréta que Necker emportait son estime et ses regrets; qu'elle ne cesserait d'insister sur le renvoi des troupes et l'établissement d'une garde bourgeoise; que les ministres et conseillers du roi, « de quelque rang et état qu'ils pussent être, » étaient responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de l'Assemblée, de tous les malheurs présents et de ceux qui les suivraient; puis elle se déclara en permanence, et continua avec calme la discussion sur les travaux préparatoires de la constitution. La cour, à ce qu'on croit, répondit à ce décret en donnant des ordres secrets pour que, dans la nuit du 14 au 15, Paris fût attaqué sur sept points à la fois et

l'Assemblée nationale enlevée par trois régiments; le roi devait se transporter au parlement, y faire enregistrer sa déclaration du 23 juin, et pourvoir aux besoins du trésor par la banque. route. La prise de la Bastille fit manquer ce plan.

A la nouvelle de l'attaque de cette forteresse, l'Assemblée en voya successivement deux députations au roi, qui leur fit de vagues réponses le lendemain; et quand elle eut appris la victoire du peuple, elle se disposait à en envoyer une troisième chargée des imprécations de Mirabeau « contre les princes et princesses qui ont gorgé de vin les satellites étrangers ; » mais tout à coup l'on annonça l'arrivée du roi. Ce prince avait appris dans la nuit la prise de la Bastille par le duc de Liancourt, et il en fut terrifié : « Quelle révolte ! s'écria-t-il. - Dites quelle révolution, sire! » Sur les instances de ce fidèle serviteur, il écrivit au comte d'Artois pour lui annoncer qu'il révoquait ses ordres : « Résister en ce moment, lui dit-il, ce serait perdre la monarchie, ce serait nous perdre tous. » Puis il se rendit à l'Assemblée à pied et sans escorte, et il la rassura dans un discours simple et touchant, où il annonça qu'il avait ordonné l'éloignement des troupes. « Vous avez craint, dit-il aux députés : eh bien ! c'est moi qui me fie à vous... » Il fut vivement applaudi, entouré et reconduit par toute l'Assemblée, aux acclamations de la foule. Alors une députation de cent membres se rendit à Paris, qui s'apprêtait à soutenir un siége, pour lui annoncer la réconciliation du roi et de l'Assemblée, et elle fut accueillie avec le plus grand enthousiasme. Bailly et La Fayette faisaient partie de cette députation on offrit au premier la mairie de Paris, au second le commandement de la garde bourgeoise ou nationale. Tous deux acceptèrent, et, à leur retour, ils conseillèrent au roi de sceller, par sa présence dans la capitale, la paix avec son peuple. Louis y consentit malgré la reine et les princes, mais si bien convaincu qu'il ne reviendrait pas, qu'il fit, en s'en allant, ses dispositions pour la régence Il partit, accompagné d'une députation de l'Assemblée, et arriva à l'Hôtel de ville au milieu d'une multitude armée, sombre et silencieuse [17 juillet]. Le peuple ne se dérida qu'en lui voyant prendre la cocarde parisienne, à laquelle on ajouta la couleur royale: ce fut alors cette cocarde tricolore qui, suivant la prophétie de La Fayette, devait faire le tour du monde. Louis acheva la réconciliation en confirmant la formation de la garde

nationale et de la municipalité provisoire, en approuvant les nominations du général et du maire, enfin en légitimant toute la révolution que la force venait de faire.

- DÉSORDRES A PARIS ET

§ V. COMMENCEMENT DE L'ÉMIGRATION. DANS LES PROVINCES. NUIT DU 4 AOUT. Les journées de juillet furent le complément des journées de juin : au 17 et au 23 juin, l'Assemblée s'était emparée de la puissance législative; au 12 et au 14 juillet, le peuple s'empara de la puissance publique. L'autorité ainsi que la force se trouvèrent entièrement déplacées, et la nation eut désormais tous les moyens d'accomplir la révolution. Les partisans de l'ancien régime en furent terrifiés, et ils se partagèrent dès lors en deux grandes fractions: celle qui voulait faire la contre-révolution par l'intérieur, celle qui voulait la faire par l'extérieur. Dans la première étaient ces députés de la noblesse et du clergé qui jusqu'alors avaient protesté contre les travaux de l'Assemblée : ceux-ci, dans l'espoir d'entraver par leur vote la marche législative de la révolution, déclarèrent que, vu les circonstances impérieuses où l'État se trouvait, ils prendraient part dorénavant à tous les actes de l'Assemblée. Dans la seconde fraction étaient les instigateurs de la conspiration déjouée par l'insurrection, le comte d'Artois, le prince de Condé, le maréchal de Broglie, le duc de Polignac, le baron de Breteuil, etc. : ceux-là, qui avaient manœuvré de telle sorte qu'en deux mois et demi ils avaient usé toutes les ressources de l'ancien régime, craignant les vengeances populaires, et laissant le roi se tirer de l'abîme où ils l'avaient poussé, s'en allèrent lâchement à l'étranger éveiller l'attention des couronnes sur la révolution française [16 juillet].

Cependant Louis avait rappelé Necker, qui fut porté en triomphe jusqu'à Paris; il avait fait entrer dans son conseil des députés pris dans la majorité de l'Assemblée; il semblait marcher franchement dans le sens révolutionnaire: mais tout cela ne rendait pas le calme et la prospérité au royaume. L'insurrection avait brisé toutes les idées d'obéissance et de subordination. Paris était dans une agitation perpétuelle, et la famine en était la principale cause. Les électeurs s'étaient démis de leurs fonctions et les avaient transmises à cent vingt administrateurs élus par les districts; mais la nouvelle municipalité n'ayant aucune loi pour la guider, entourée d'obstacles, obligée de tout régler, police, subsistances, justice, armée, succombait à l'immensité

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