Les journées d'octobre furent le complément de celles de juillet: en transportant le roi dans le foyer révolutionnaire et sous la surveillance du peuple, elles devaient rendre désormais impossible toute tentative pour arrêter la révolution par la force. Elles changèrent entièrement la situation des partis : le mouvement crut la révolution terminée et sauvée; la résistance fut pleine de terreur, et l'émigration devint telle que trois cents députés demandèrent des passe-ports à l'Assemblée, qui finit par les refuser; plusieurs même des hommes modérés, tels que Mounier et Lally-Tollendal, désespérant de la liberté, donnèrent leur démission et jurèrent de « ne plus mettre le pied dans cette caverne d'anthropophages. » Les royalistes ne voulurent pas attribuer au peuple ces journées si bien empreintes de ses passions, si naturellement engendrées par sa défiance et sa misère : ils en chargèrent le duc d'Orléans, et prétendirent qu'on l'avait vu avec Mirabeau courir dans les groupes pour exciter la fureur populaire. Ce fut même l'opinion de la garde nationale. Une procédure fut instruite à ce sujet, et elle lava les deux personnages; mais La Fayette força le duc d'Orléans à s'exiler pour quelque temps en Angleterre. La révolution était si bien en tous lieux, en toutes choses, elle éclatait par tant de points différents, par des causes si diverses, qu'on ne pouvait croire qu'elle fût sans direction, et l'on personnifiait le génie révolutionnaire qui inspirait le peuple dans le duc d'Orléans. Cependant ce prince n'avait ni le talent, ni le pouvoir, ni même la volonté de jouer ce grand rôle ; il laissait compromettre son nom par ses amis, qu'on voyait dans tous les mouvements populaires; mais son ambition était sans constance, sans plan de conduite, sans idées arrêtées; il put, en répandant de l'or, exciter quelques émeutiers subalternes, mais ce n'est pas avec des millions qu'on enfante une révolution tellement préparée par les siècles précédents qu'elle semblait inévitable. Il n'était pas besoin d'or pour soulever ce peuple irritable et défiant: il ne fallait que la parole sanglante de Marat ou de Desmoulins; il ne fallait que ce terrible cri de guerre contre le gouvernement qui avait laissé faire le pacte de famine : Du pain! CHAPITRE II. Achevement Travaux de l'Assemblée constituante. Fuite et arrestation du roi. - de la constitution. § I. DESORDRES DANS TOUT LE ROYAUME. CLUB DES JACOBINS. OMNIPOTENCE DE L'ASSEMBLÉE. Les journées d'octobre, triomphe de la force populaire sur la puissance royale, n'étaient pas faites pour rendre du crédit et du nerf au gouvernement : aussi vit-on partout s'accroître le désordre. La guerre des chaumières contre les châteaux continuait; les tribunaux étaient impuissants; les troupes refusaient d'obéir; aucune autorité n'était respectée. Mais l'enthousiasme révolutionnaire ne faisait que s'accroître au milieu de toutes ces agitations: partout les gardes nationales se fédéraient « pour faire respecter les décrets de l'Assemblée constituante, » au cri de : « Vivre libres ou mourir!» La foi religieuse, unique passion du peuple pendant tant de siècles, faisait place, chez lui, à la foi révolutionnaire, sentiment nouveau, aussi spontané, aussi dévoué, aussi inflexible, qui devait le porter, comme le premier, à de grandes choses, mais en même temps le rendre aussi impitoyable contre les résistances contre-révolutionnaires qu'il l'avait été jadis contre les oppositions hérétiques. « Il est difficile de se figurer le mouvement qui agitait la capitale de la France: elle sortait du repos et du silence de la servitude, elle était comme surprise de la nouveauté de sa situation, et s'enivrait d'enthousiasme et de liberté (1). » Une fièvre de discussion s'était emparée de tous les esprits on lisait avec une confiance avide et entière les journaux dont les murs étaient placardés; on briguait avec ardeur toutes les fonctions publiques; on courait aux assemblées des districts; on allait applaudir Mirabeau à la salle du Manége; et comme les émotions de la tribune nationale ne suffisaient pas, on cherchait, dans les clubs, des tribunes plus accessibles et plus populaires. Les clubs commençaient à prendre une grande extension; mais nul n'avait plus de faveur que celui des Amis de la constitution. Fondé d'abord à Versailles par les députés bretons, (1) Mignet, t. 1, p. 63. il se transporta, en même temps que l'Assemblée, à Paris, et tint ses séances dans le couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré. Il admit alors dans son sein des personnes étrangères à l'Assemblée nationale, eut sa tribune, son public, ses journaux, et devint le centre de tous les mouvements de Paris. Nul ne put prétendre à une renommée de patriote sans appartenir à ce club: c'était là qu'on faisait les motions les plus révolutionnaires, que Mirabeau et Barnave venaient s'inspirer avant de monter à la tribune nationale, qu'on dévoilait les manœuvres de la cour. Ce club s'affilia les sociétés patriotiques des provinces, et il forma avec elles une vaste confédération qui rivalisa d'influence avec l'A ssemblée nationale, entrava souvent le pouvoir légal, mais donna une grande énergie à la révolution, dont il devint le foyer et le directeur. L'Assemblée constituante voyait avec chagrin les désordres du royaume ; mais elle craignait, en y portant remède, de comprimer l'élan révolutionnaire: « Les maux dont on nous rend compte, disait Robespierre, député d'Arras, sont tombés sur des hommes qu'à tort ou avec raison le peuple accuse de son oppression et des obstacles apportés chaque jour à sa liberté. » Elle se hâtait de travailler à la constitution, croyant que l'anarchie cesserait avec l'état de provisoire légal où l'on se trouvait; mais à mesure qu'elle avançait, elle rencontrait un débris de l'ancienne société à renverser, une question accidentelle à résoudre, un fait pour lequel il fallait prendre une décision préalable. C'est ainsi qu'après une émeute à Paris, causée encore par la disette, et dans laquelle un boulanger fut pendu par la multitude, elle décréta la loi martiale, qui autorisait les municipalités à dissiper par la force les attroupements séditieux. C'est ainsi qu'Avignon et le comtat Venaissin s'étant révoltés contre l'autorité pontificale et ayant demandé à revenir à l'unité française, il fallut décréter l'envoi de troupes dans ce pays, et plus tard sa réunion à la France [1790, 11 juin]. C'est ainsi que des troubles ayant eciate à Saint-Domingue, où les hommes de couleur réclamaient les droits politiques, il fallut décréter que l'état des hommes de couleur serait laissé à l'initiative des assemblées coloniales: décision qui amena la guerre civile dans les colonies. L'Assemblée était accablée de travaux : elle devait expliquer les détails d'exécution de ses décrets, pourvoir provisoirement à la conservation des choses qu'elle n'avait pas encore examinées, répondre aux plaintes, aux demandes, aux dénonciations des villes, des corps, des individus. Le pouvoir exécutif était suspendu de fait; il semblait qu'il n'y eût pas de ministres ; et les ordonnances royales, pour être obéies, devaient passer par la bouche de l'Assemblée. SYSTÈME ÉLEC § II. DIVISION DE la France en dépARTEMENTS. TORAL. Cependant la constitution s'élevait peu à peu sur le terrain nivelé an 4 août, et les résolutions de cette nuit fameuse devenaient le point de départ d'une organisation politique, où les existences particulières, soit d'individus, soit d'institutions, allaient disparaître dans l'unité nationale. Il fallait d'abord mettre cette unité dans le sol en effaçant le nom de ces provinces qui semblaient encore autant de nations que la dynastie des Capétiens avait rassemblées, sans les fondre, dans son unité monarchique. Un décret partagea la France en quatre-vingt-trois départements à peu près égaux en population et en étendue, ct subdivisés en districts, cantons et communes [1790, 15 janv.]. On ne tint compte, dans cette division, ni des coutumes, ni des souvenirs, ni des existences locales: on prit le sol pour base unique; on enleva aux provinces leurs priviléges, leur parlement, leur administration séparée; on effaça même leurs noms historiques, qui rappelaient des idées d'indépendance, et on leur donna des noms tout physiques, qui annonçaient qu'il n'y avait plus ni duchés ni pays d'états, ni Bretons ni Provençaux, ma:s seulement une France et des Français. Ce fut l'œuvre capitale de l'Assemblée: elle complétait la destruction du régime féodal, rompait pour jamais la chaîne des temps anciens, réunissait les forces du pays dans une puissante centralisation; enfin elle était l'acte constitutif de cette unité nationale, poursuivie avec lant de persévérance depuis Hugues Capet, et atteinte après huit siècles de combats. L'Assemblée mit tout le système politique en harmonie avec la division départementale, et, pour cela, elle confia l'administration du département à un conseil de trente-six membres et à un directoire exécutif de cinq membres, celle du district à de semblables autorités subordonnées à celles du département, celle de la commune à un conseil et à une municipalité subordonnés aux autorités du district. C'était là la base matérielle du système nouveau; la base morale fut l'élection de tous ces pouvoirs par le peuple. Les citoyens actifs, c'est-à-dire ceux qui payaient une contribution de trois journées de travail, choisissaient, parmi les citoyens qui payaient une contribution de cent cinquante à deux cents journées, des électeurs qui nommaient les députés à l'Assemblée nationale, les administrateurs de département, de district, de commune, et, comme nous le verrons, les juges, les évêques, les curés. Au moyen de la division départementale et de l'élection universelle, tout l'ancien ordre social se trouva anéanti; mais en même temps commença la lutte des pouvoirs détruits contre le nouveau régime, lutte dont nous allons suivre les résultats dans l'ordre des faits plutôt que dans l'ordre des temps. § III. CHANGEMENTS DANS L'ORDRE JUDICIAIRE. BIENS DU Clergé. VENTE DES ASSIGNATS. Les parlements furent abolis; et, à leur place, trois ordres de tribunaux furent créés dont les membres étaient temporaires et élus : un tribunal criminel par département, un tribunal civil par district, un tribunal de paix par canton. En outre, on établit une cour suprême chargée de veiller à la conservation des formes judiciaires. Le jury fut admis en matière criminelle. A ces grands changements, les existences provinciales, dont les parlements avaient été si longtemps les défenseurs, se ranimèrent les pays d'états prirent un air de révolte: Mounier essaya de soulever le Dauphiné; les parlements de Rennes, de Metz, de Bordeaux, de Toulouse, protestèrent contre les décrets de l'Assemblée. Mais la magistrature était tombée si bas dès le commencement de la révolution, qu'elle fut bientôt réduite à se soumettre ou à confondre sa résistance avec celle du clergé et de la noblesse, résistances autrement redoutables, et qui allaient engendrer la guerre civile et la guerre étrangère. L'Assemblée ne s'était encore occupée des finances qu'accidentellement; elle avait autorisé le ministère à faire deux emprunts, de 30 et de 80 millions; mais ces emprunts n'avaient pas été remplis; elle avait décrété l'établissement d'une contribution patriotique, fixée au quart du revenu; mais on comptait peu sur le produit de cet impôt. Cependant la crise financière devenait effrayante: les impôts ne rentraient pas; tous les services étaient en souffrance; les besoins s'accroissaient à mesure que les ressources diminuaient; «la hideuse banqueroute, disait Mirabeau, était là, prête à nous consumer. » La révolution pouvait avorter par le déficit : il fallait, par quelque |