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qui était fils du bonhomme, pour lui acheter des gens. Ce bon homme engagé partit, et étant arrivé, crut être bien, que d'être dans les mains de son propre tils; mais il fut bien trompé dans son attente, puisque ce fils dénaturé l'envoya travailler avec les autres ; et comme il n'en faisait pas autant qu'il voulait, il n'osa pas le battre, mais il le vendit à un autre habitant. »

Les Anglais traitaient leurs engagés avec plus de cruauté encore : ils étaient vendus pour sept ans, et au bout de ce temps il suffisait de les enivrer, de leur faire alors consentir un nouvel engagement, et leur esclavage durait sept ans de plus.

Cromwell fit vendre plus de trente mille Irlandais pour la Jamaïque et la Barbade; et il s'en sauva un jour plein un navire que les courants apporterent à Saint-Domingue. Ne sachant où ils étaient, sans vivres et sans ressources, ils moururent tous de faim; leurs os amoncelés se virent longtemps près le cap Tiburon, qui fut appelé l'anse aux Ibernois.

Les boucaniers montraient la même ardeur à courir au devant des Espagnols qu'à chasser le taureau sauvage. Les mêlées étaient furieuses, et l'adresse merveilleuse avec laquelle tiraient les boucaniers, causait de grandes pertes parmi leurs ennemis, qui ne pouvaient même tirer grand avantage de leur cavalerie contre des gens agiles, accoutumés à poursuivre des taureaux à la course, leur coupant le jarret pour ne pas user inutilement leur poudre.

Les lois des boucaniers entre eux étaient simples vivant presqu'en commun, les provisions de chacun, soit en viande boucanée, soit en poudre, étaient à la disposition de tous. Le vol était donc inconnu : les différends étaient rares, et en général ils étaient facilement accommodés. Mais si les querelles demeuraient trop opiniâtres, ils se faisaient raison eux-mêmes dans un duel régulier à coups de fusil. Les distances étaient prises; le sort décidait qui tirerait le premier. Quand il y en avait un qui succombait, ce qui était presque toujours le cas entre si bons tireurs, on jugeait si les règles du combat avaient été observées. Le chirurgien visitait la plaie pour

voir l'entrée de la balle, parce que le coup devait toujours être donné par devant. Si l'on trouvait que la balle était allée par derrière ou trop de côté, les témoins décidaient que les lois de l'honneur étaient violées. Aussitôt l'on attachait le coupable à un arbre, et on lui cassait la tête d'un coup de fusil. Cette justice sommaire s'accomplissait sans

murmure.

La nourriture des boucaniers se composait de tranches de vache qu'ils faisaient cuire après la chasse, le taureau ayant la chair trop dure. La viande était arrosée d'une sauce appelée pimentade, faite de jus de citron et de piment. L'usage du pain leur était inconnu; l'eau formait leur boisson habituelle, mais ils avaient un goût très-prononcé pour l'eau-de-vie, que leur apportaient les bâtiments hollandais.

Souvent il y en avait parmi eux qui faisaient diversion à leur vie de chasseurs, en allant faire sur un navire une course comme flibustiers, et ils se montraient aussi intrépides sur mer que dans les bois. Leurs feux de mousqueterie faisaient toujours sur les vaisseaux qu'ils attaquaient de terribles ravages.

Aussi les flibustiers et les boucaniers étaient-ils accoutumés à se considérer comme frères, et se portaient-ils mutuellement secours en toute occasion; aussi les habitudes des flibustiers rappelaient-elles, dans des travaux différents, une origine commune. Quelques détails à ce sujet ne seront pas saus intérêt.

Quinze ou vingt aventuriers s'associaient, sans distinction de nation, les Anglais se mêlant, volontiers aux Français pour ces sortes d'entreprises. Chacun était armé d'un bon fusil, d'un pistolet ou deux à la ceinture, et d'un sabre ou d'un coutelas. Après avoir choisi un chef, ils s'embarquaient sur un canot, ou sur une petite nacelle faite d'un tronc d'arbre qu'ils achetaient en commun. Quelquefois celui qui était chef l'achetait seul, à condition que le premier bâtiment pris lui appartiendrait en propre. Ayant des vivres pour quelques jours, sans autres vêtements qu'une chemise et un caleçon, ils se mettaient en route et allaient croiser devant l'embouchure de quelque rivière, d'où sortaient d'habitude les bar

ques espagnoles. Sitôt que l'une d'elles se présentait, ils sautaient à bord et s'en rendaient maîtres. Les marchandises trouvées à bord servaient à les vêtir, les vivres étaient mis de côté pour les provisions d'un long voyage. S'il n'y en avait pas assez, une descente subite sur quelque rivage contraignait les habitants à leur livrer des porcs ou des bœufs, qu'ils salaient et accommodaient.

Lorsque la barque n'était pas assez grande pour aller tenter aventure, on attendait l'apparition d'un vaisseau plus considérable, qu'on attaquait avec la même hardiesse et souvent avec le même succès. Alors on allait retrouver d'au

tres compagnons qui attendaient l'issue des premiers essais; l'équipage se complétait jusqu'à cinquante, cent et quelquefois cent cinquante hommes.

Les premiers apprêts achevés, on décidait en commun la nature de l'entreprise qu'on allait suivre, quel port ou quelle ville on attaquerait. Puis on faisait un contrat mutuel nommé chasse-partie, réglé entre le capitaine et quatre ou cinq hommes députés par l'équipage.

Les clauses de ce contrat étaient en général toujours les mêmes.

Si le bâtiment appartenait en commun à l'équipage, les bâtiments pris devaient aussi lui revenir.

Si le bâtiment appartenait au capitaine, on lui donnait le premier bâtiment pris, et son lot comme aux autres.

Si le bâtiment appartenant au capitaine se perdait, l'équipage s'obligeait à demeurer avec lui jusqu'à ce qu'on en eût repris un autre.

Au chirurgien était alloué deux cents écus pour son coffre de médicaments, soit qu'on fit prise ou non. Si on ne le satisfaisait pas en argent, on lui donnait deux esclaves. En cas de prise, il avait son lot comme les autres.

Le capitaine et les autres officiers n'avaient droit qu'à un lot; mais lorsque l'équipage jugeait que l'un d'eux s'était signalé, on lui accordait, d'un commun consentement, deux, trois, ou quatre lots. Il y avait des indemnités pour chaque blessure:

Pour la perte d'un œil, cent écus ou un esclave;

Pour la perte des deux, six cents écus ou six esclaves;

Pour la perte de la main droite ou du bras droit, deux cents écus ou deux esclaves;

Pour la perte des deux, six cents écus ou six esclaves;

Pour la perte d'un doigt ou d'un orteil, cent écus ou un esclave;

Pour la perte d'un pied ou d'une jambe, deux cents écus ou deux esclaves;

Pour la perte des deux, six cents écus ou six esclaves.

Si un membre n'était pas entièrement perdu, mais seulement privé d'action, il était considéré comme perdu, et l'indemnité était la même.

Après que la chasse-partie était signée du capitaine et des députés, chaque homme de l'équipage pren it un associé; les associés s'appelaient, comme chez les boucaniers, des matelots. Ils mettaient tout en commun, se tenaient toujours dans les combats l'un à côté de l'autre. Si l'un des deux succombait, son lot revenait à son matelot. La part de celui qui n'avait pas de matelot était, après sa mort, envoyée à ses parents, s'ils étaient connus; sinon, distribuée aux pauvres et aux églises pour dire des messes en sa faveur.

Ces associations ne se faisaient ordinairement que pour un voyage; quelquefois elles étaient pour la vie.

Les côtes où les flibustiers se tenaient de préférence étaient celles de Nicaragua, de Carthagène, de Cuba. Ils savaient parfaitement le genre de denrées que portait chaque bâtiment, selon les ports de leur départ et de leur destination. Les plus riches prises se faisaient sur les bâtiments qui venaient de la Nouvelle-Espagne par Maracaibo, où s'achetait le cacao. En allant, ils étaient chargés d'argent, en revenant, de cacao.

Ceux qu'on prenait au sortir de la Havane, portaient de l'argent et des marchandises destinées à l'Espagne : cuirs, bois de campêche, cacao, tabac; ceux de Carthagène étaient des caboteurs allant négocier dans les petites places où ne touchaient pas les gros vaisseaux d'Espagne. Enfin, les flibustiers pouvaient estimer presque toujours d'avance le volume de leur fret, et savaient à quel prix ils allaient risquer leur vie, dont ils faisaient au surplus fort bon marché.

La vie qu'ils menaient sur leur na

vire, en attendant prise, variait selon que la cambuse était plus ou moins garnie; vive et joyeuse, s'il y avait abondance de vivres et d'eau-de-vie, silencieuse et impatiente, si la pitance était maigre et la calebasse vide. La règle ordinaire était de deux repas par jour, s'il y avait suffisamment de vivres ; d'un seuf, dans le cas contraire. Du reste, chaque repas était toujours précédé d'une prière faite avec ferveur; car les flibus tiers se montraient très-rigoureux dans l'accomplissement de leurs devoirs religieux. Ils ne s'embarquaient jamais sans avoir recommandé au ciel le succès de leur expédition, et ne revenaient jamais du pillage sans remercier Dieu de leur victoire.

Du plus loin qu'on découvrait quelque vaisseau, et qu'on l'avait reconnu, après que chacun avait préparé ses armes, on se mettait en prière : les Francais, tous catholiques, chantaient le cantique de Zacharie, le Magnificat et le Miserere. Les Anglais, protestants, lisaient un chapitre de la Bible et chantaient des psaumes. Puis chacun se couchait à plat ventre sur le tillac. Un seul homme restait debout pour tenir la barre, et deux ou trois autres pour gouverner les voiles; et on se portait en pleine course sur l'Espagnol, sans se mettre en peine s'il tirait ou non, jusqu'à ce qu'on fut bord à bord. Alors tous les flibustiers se montraient à la fois, faisaient une fusillade bien dirigée, jetaient le grappin, s'élançaient sur le pont, et ne le quittaient plus qu'ils ne fussent pris ou victorieux.

Quand la prise etait riche, les flibustiers,satisfaits de leur voyage,regagnaient leur retraite. Pour les Anglais, c'était la Jamaïque, pour les Français, la Tortue: c'est là que se faisait le partage. Mais avant tout, on payait le chirurgien, les estropiés, et le capitaine, s'il avait déboursé quelque chose. Cela fait, tous les hommes de l'équipage étaient appelés à rapporter à la masse tout ce qu'ils auraient pris au-dessus de la valeur de cinq sous, et à l'appel chacun à son tour jurait, la main sur l'Évangile, qu'il n'avait rien détourné. Celui qui était convaincu de faux serment, chose assez rare, perdait sa part de la prise : elle profitait à tous les autres, ou on en faisait offrande à quelque église.

La justice la plus rigoureuse présidait à la distribution des lots: le sort décidait de tout, sans distinction de rang.

Alors cessait l'association, et commençaient des débauches proportionnées aux profits. Le jeu, les femmes, le vin engloutissaient en quelques jours, quelquefois en quelques heures, les riches dépouilles d'une campagne sanglante. Le flibustier, la veille chargé d'or, couvert de somptueux habits, se retrouvait nu et indigent les heures de fortune s'étaient écoulées dans une ivresse perpétuelle, dans un rêve de délices et de joies brutales, et il se réveillait sans autre ressource que son bon fusil, et encore ne lui restait-il pas même souvent de quoi acheter de la poudre. On se ferait difficilement idée des prodigalités de ces millionnaires d'un jour, qui dévoraient, sans se reposer, la charge d'un vaisseau et la rançon d'une ville.

Une fois leur ruine consommée, la raison leur revenait, mais sans qu'il leur en coûtât un seul regret pour la perte de leurs biens si rudement acquis, si facilement dissipés. La mer les avait enrichis; ils retournaient demander à la mer de nouveaux trésors, excités encore par les souvenirs de la vie joyeuse qu'ils venaient de mener. Alors recommencaient les associations, les courses, les privations, les combats, les bonnes captures, les mêmes excès, les mêmes détresses jusqu'à ce qu'une balle ennemie mit fin à cette vie agitée mais pleine d'émotions, sans prévoyance mais sans soucis, avilie de temps à autre par les débauches, mais toujours ennoblie par un courage héroïque.

Parmi ces aventuriers intrépides, des noms historiques nous ont été conservés: Pierre de Dunkerque, appelé par ses compagnons, Pierre le Grand, qui, avec un bateau monté par vingt-huit hommes, attaque et prend le vice-amiral espagnol, fort de quarante canons; Michel le Basque; le Languedocien Montbars, appelé par ses ennemis l'Exterminateur, parce que jamais il n'accordait quartier aux Espagnols; Alexandre Bras de fer, Roc le Brésilien, et tant d'autres, dont les aventures prodigieuses ressemblent à autant de romans.

Quelquefois les flibustiers faisaient

île, et les flibustiers en mer, apparut tout à coup au milieu des habitants, et fit pendre ou égorger tous ceux qu'il put saisir. Quelques-uns se réfugièrent sur des canots et allèrent rejoindre les boucaniers à Espanola.

de grandes expéditions de guerre, avec des flottilles composées de plusieurs vaisseaux, et ne craignaient pas d'attaquer ouvertement des villes considérables. L'Olonnais, ainsi nommé parce qu'il était né aux Sables d'Olonne, dans le Poitou, réunit à l'île de la Tortue sept navires portant ensemble quatre cent quarante hommes, fait une descente à Cuba, se di-riers français, et se retirèrent de la Tortue

rige ensuite vers la baie de Venezuala, prend les villes de Maracaibo et de Gibraltar, et revient avec des prises montant à plus de cinq cent mille écus. Les dégats qu'il fit dans la ville furent évalués à plus d'un million d'écus.

Morgan, flibustier anglais, s'empara du Port-au-Prince dans l'île de Cuba, de Porto-Bello dans l'isthme de Panama, de Maracaibo, et fit un butin immense. Dans une seconde expédition, il réunit seize cents hommes et vingtquatre bâtiments de toutes grandeurs. Les flibustiers les plus exercés, Français ou Anglais, le suivaient. Ils prirent l'ile Sainte-Catherine, défendue par dix forteresses, le fort Saint-Laurent à l'embouchure de la rivière de Chagre, gagnèrent ensuite Panama par terre, à travers des chemins épouvantables et après des privations inouïes, défirent une petite armée espagnole forte de deux mille hommes d'infanterie, de quatre cents de cavalerie et de six cents auxiliaires indiens, et s'emparèrent de la ville de Panama, qu'ils incendièrent. Un butin considérable fut recueilli dans cette expédition.

Ces audacieuses entreprises, sans cesse renouvelées, causaient des pertes immenses au commerce espagnol, et don. naient à la cour de Madrid de sérieuses inquiétudes. Si les flibustiers des Antilles, Francais ou Anglais, au lieu d'être abandonnés à leurs propres forces, eussent été appuyés par la métropole de l'une des deux puissances, il n'y a pas à douter que les possessions espagnoles dans le nouveau monde n'eussent été gravement compromises.

Aussi les Espagnols ne virent-ils pas sans crainte l'établissement des Français dans l'île de la Tortue. Le général de la flotte des Indes reçut ordre de détruire la nouvelle colonie. Il choisit pour ce dessein le moment où les boucaniers étaient à la chasse dans la grande

Les Espagnols crurent qu'ils avaient assez fait pour épouvanter les aventu

sans y laisser de garnison. Mais les anciens habitants réunis se joignirent à quelques aventuriers anglais, et, se placant sous la conduite de leur capitaine Willis, prirent de nouveau possession de la Tortue. Cependant le bon accord n'exista pas longtemps entre les deux nations. Willis attira dans l'île un assez bon nombre de ses compatriotes, et commença à parler en maître. Ce que voyant les Français, ils envoyèrent demander appui à M. de Poincy, gouverneur de Saint-Christophe. Celui-ci fit partir aussitôt un timonier de vaisseau avec quarante hommes. Cette troupe se grossit en route de cinquante boucaniers; et les Anglais, sommés d'évacuer l'île, se retirèrent sans résistance.

C'est à cette époque que les Français y firent de solides établissements. L'ile, bien gardée et bien cultivée, vit accroître sa population. Les flibustiers y débarquaient en foule, et s'élançaient de là pour maltraiter les Espagnols, qui ne pouvaient plus sortir de leurs ports sans courir risque d'être pillés. Trois fois ils essayèrent encore de déloger de la Tortue ces formidables pirates; mais ceux-ci, aidés des boucaniers, se maintinrent dans leur poste.

Les succès des cultivateurs de la Tortue, et les établissements des boucaniers dans la grande île espagnole, attirèrent enfin l'attention de la métropole. En 1665, un gentilhomme d'Anjou, Bertrand d'Ogeron, seigneur de la Bruère, fut nommé gouverneur de la Tortue et de la côte septentrionale d'Espanola, que nous nommerons désormais Saint-Domingue.

CHAPITRE IV.

Développement de la colonie de Saint-Domingue, jusqu'à la paix de Ryswick. - 1655

1697.

Les établissements des flibustiers et des boucaniers, qui ne vivaient que de

ANTILLES.

rapines et de butin, étaient déjà supportés avec impatience par les Espagnols. Cependant ces incommodes voisins ne cherchaient pas à faire des conquêtes. Mais lorsque la cour de Madrid vit sa puissante rivale prendre possession des terres qui touchaient à la grande colonie d'Espanola, elle conçut des alarmes qui n'étaient pas sans fonde

ment.

D'autres ennemis, d'ailleurs, la menacaient dans les Antilles. En 1655, une grande expédition, envoyée par Cromwell, se dirigea vers San-Domingo. Elle se composait de neuf mille hommes, sous les ordres de Penn et de Venables. Les habitants, épouvantés, s'étaient réfugiés dans les bois. Mais le débarquement, mal dirigé et mal combiné, fut fait à quarante milles de la ville. Les troupes, sans guides, errèrent à l'aventure pendant quatre jours, sans eau et sans subsistance. Les deux généraux étaient en mésintelligence; les soldats accablés par la chaleur, la disette et la fatigue. Les Espagnols reprirent courage, les attaquèrent dans les bois, les harcelèrent, et leur tuèrent tant de monde, qu'ils se rembarquèrent presque battre.

sans com

De là les Anglais se dirigèrent vers la Jamaïque, où ils furent plus heureux. Les troupes espagnoles en furent entièrement expulsées. Depuis ce temps la Jamaïque a toujours appartenu à l'Angleterre.

Lorsque d'Ogeron prit le gouvernement de la Tortue, quelques faibles établissements existaient déjà sur les côtes de Saint-Domingue. Des défrichements avaient été commencés du côté du port de Paix au nord; non loin de là, le port Margot comptait quelques habitants qui cultivaient le roucou et le tabac. Au sud, Léogane était devenu un lieu de retraite pour les flibustiers. Enfin d'Ogeron lui-même, qui, pendant plusieurs années, avait parcouru les Antilles, avait déjà tenté un établissement au petit Goave. Toutefois, la plus forte colonie était encore à la Tortue, où l'on ne comptait cependant que quatre cents cultivateurs.

A la même époque, la colonie espagnole se composait de quatorze mille hommes, non compris les esclaves. San-Domingo, environnée de murailles et défendue par

trois forteresses, avait cinq cents mai

sons.

Santiago, peuplée surtout de marchands et d'ouvriers, était, après San-Domingo, la ville la plus importante.

Ces fortes villes auprès des chétives cabanes des Français, cette population bien fournie auprès de quelques centaines d'hommes, semblaient n'avoir rien à redouter, et pouvoir d'un souffle exterminer de si faibles rivaux. Mais les colons espagnols, livrés à l'indolence, ne savaient ni profiter de leur supériorité, ni tirer parti de leur riche possession. Ils passaient toutes leurs journées à se faire bercer dans des hamacs par leurs esclaves; et leur frugalité paresseuse se contentait des produits spontanés du sol. Les Français, au contraire, entraînés par une activité exubérante, portaient à toutes leurs entreprises une ardeur qui ne doutait jamais du succès. Les uns ne vivaient que des souvenirs du passé; les autres étaient excités par les espérances de l'avenir. La colonie française avait pour elle la jeunesse et la vigueur; c'était un enfant robuste, grandissant à côté d'un vieillard dont il devait prendre la place.

La tâche de d'Ogeron était des plus difficiles, non-seulement parce qu'avec si peu de ressources il lui fallait tenir tête à l'ennemi extérieur, mais parce qu'il entreprenait de soumettre à une règle commune, à une discipline sociale, des hoinmes féroces, accoutumés à une indépendance absolue. Une opposition violente était facile à prévoir; mais d'Ogeron était décidé à se faire obéir, et les boucaniers le connaissaient pour un homme de résolution; car il avait, quelques années auparavant, en 1657, vécu au milieu d'eux, partageant leurs dangers et leurs fatigues, sans plus s'épargner que pas un. Aussi, l'estimaient-ils comine un hardi compagnon.

Toutefois, dès la première tentative, sa fermeté fut mise à l'épreuve. Pour mieux organiser la défense des établissements et accoutumer les colons à une hiérarchie régulière, il voulut les diviser par compagnies; chaque compagnie devait être guidée par un officier désigné par lui. Les habitants du petit Goave, qui n'avaient jamais pris conseil que d'eux-mêmes, virent dans les ré

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