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c'est encore aujourd'hui, une question de dogme, et non une question d'application. L'Église est une, elle ne peut voir, dans les cultes chrétiens qui se sont séparés d'elle, que des violations de l'unité, violations qu'elle nomme tantôt schismes, et tantôt hérésies. Voilà son intolérance dogmatique; mais l'Eglise ne va pas jusqu'à demander aux pouvoirs publics de faire passer cette intolérance dans le domaine des faits.

Loin de là, elle concilie dans son propre domaine, au centre même de l'unité, la tolérance de fait avec l'intolérance de principe, et le premier temple que l'on trouve à la porte de Rome est un temple protestant 1.

A l'époque dont nous parlons, l'intolérance de fait n'existait pas seulement en Pologne, mais aussi, et à un degré mille fois plus odieux, en Angleterre, où neuf millions de catholiques étaient mis hors la loi; en Suède, en Norwége et en Danemark, où l'exercice du culte catholique était absolument interdit; en Russie et en Prusse, où la religion de l'État conduisait seule aux faveurs et aux emplois, et où on était absous de tous les crimes, pourvu qu'on embrassât la religion dominante. De telle sorte que l'intolérance de fait, sous ses formes diverses, n'était pas, comme on l'a souvent repété, la conséquence des principes catholiques, mais plutôt l'œuvre des pouvoirs civils, qui en avaient

1 Ces courtes réflexions sont extraites d'un chapitre que nous avons écrit sur l'intolérance attribuée à l'Eglise catholique.

fait la base du droit public de l'Europe. La situation de la Pologne, sous ce rapport, était donc en harmonie avec celle de la plupart des autres états: l'intolérance de fait y était fondée sur les mêmes principes, et faisait partie intégrante de la constitution politique. On doit même rendre cette justice à la Pologne, que chez elle l'intolérance avait des raisons d'être plus impérieuses qu'en aucun autre pays. En effet, comment, après la conversion de 1595, qui avait établi l'unité religieuse dans toutes les provinces soumises à la domination des rois de Pologne, et particulièrement dans celles qui avaient été convoitées depuis si longtemps par la Russie, comment, disons-nous, la nation polonaise n'aurait-elle pas considéré les priviléges accordés par la constitution à la religion dominante comme le palladium de sa puissance et de sa nationalité? Comment, d'un autre côté, aurait-elle pu méconnaître les nécessités de sa position géographique? Bornée au nord par la Moscovie schismatique et la Suède hérétique, à l'orient par les Tartares, à l'occident par l'Allemagne luthérienne, au midi par la Moldavie schismatique, la Pologne ne pouvait pas abolir les priviléges de la religion dominante sans détruire un des éléments de son unité et de sa sécurité: en ouvrant un libre accès à tous les cultes, elle aurait ouvert la porte à tous ses ennemis. Aucun droit n'était donc plus national,

1 « La Pologne ne peut pas se défendre par des forteresses de << pierre, mais par l'union de ses enfants, qui est une forteresse

plus nécessaire à l'indépendance de la patrie que cette primauté des citoyens catholiques'. A Dieu ne plaise que nous fassions ici l'apologie de l'intolérance et des priviléges! nous voulons seulement en renvoyer la responsabilité à qui elle appartient; nous voulons établir une vérité longtemps obscurcie par la mauvaise foi, et constater que l'intolérance de fait ne dérivait pas en Pologne du droit canon, mais du droit politique, de la position géographique, et surtout de l'antagonisme national et religieux que la scission du xv° siècle et la conversion du XVIe avaient définitivement établi entre le peuple russe et le peuple polonais.

<< vivante. La noblesse peut former un corps de 60,000 hommes de << cavalerie, laisser pénétrer l'ennemi dans ses états, attendre l'hiver <«< et le chasser.» (Note secrète de 1600.) Ces lignes, écrites par un nonce du Saint-Siége en Pologne, sont, pour ainsi dire, une prophétie de la campagne de 1812, et prouvent que l'auteur ne se trompait pas en voyant le salut de la Pologne dans son unité.

1 Les rois de Pologne juraient de maintenir les priviléges des catholiques, sous peine de déchéance. Voici le serment qu'ils prononçaient en recevant la couronne: Et si, quod absit, in aliquibus juramentum meum violavero, nullam mihi incolæ regni obedientiam præstare debebunt.

CHAPITRE II.

Influence de la philosophie du xvin' siècle sur la chute du royaume de Pologne.

La plupart des historiens, ayant méconnu cette solidarité traditionnelle des intérêts religieux et nationaux, n'ont vu dans le traité de 1773 qu'une question politique, et ont cherché les causes du partage de la Pologne dans ses propres lois, et dans les vues ambitieuses de ses voisins. Nous savons bien que le repos de la Pologne a été troublé par des vices constitutionnels, et notamment par le liberum veto, en vertu duquel un seul membre de la diète pouvait mettre en question la paix, la guerre et la législation, c'est-à-dire, tout ce qui intéressait la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat. Nous savons aussi que Catherine, pour alimenter les discordes civiles, avait placé sous sa garantie le maintien de ce liberum veto, qu'un mauvais génie avait introduit dans la constitution polonaise 1. Nous savons, enfin, que l'impératrice s'est appliquée à rendre tout gouvernement impos

1 Le liberum veto, dit un contemporain, était un abus qu'aucune loi n'autorisait, et en vertu duquel l'unanimité des votes était nécessaire pour augmenter les impôts, lever des troupes, contracter des alliances, faire la guerre ou la paix (Storia della guerra presente, t. X, p. 11).

sible à Varsovie1. Mais ce qui a donné, à la Russie et à la Prusse, une influence plus directe sur l'organisation intérieure de la Pologne, ce qui leur a permis d'en ébranler les institutions les plus fondamentales, c'est le droit qu'elles s'étaient arrogé, en vertu des traités d'Oliva et de Moscou, de protéger les dissidents polonais; c'est l'extension fatale et décisive donnée à ce droit par la propagation des maximes de liberté et d'égalité de tous les cultes, maximes au nom desquelles on attaquait les principes qui avaient prévalu pendant les siècles précédents, et au nom desquelles on transformait en crime de lèse-humanité les priviléges traditionnels que les raisons d'Etat, que les considérations les plus nationales avaient assurés aux catholiques. Les contemporains ont compris comme nous cette influence fatale des principes philosophiques sur l'existence de la Pologne, lorsqu'ils ont dit aux dissidents. « Le principe sur lequel vous fondez vos réclamations est la ruine « de toutes les lois; il ébranlera la nation sur ses «< bases, et la précipitera dans un abîme 2. Secondés par ce puissant auxiliaire, Catherine et Frédéric attaquèrent hautement les institutions nationales, appelèrent les puissances protestantes à soutenir en commun les prétentions des dissi

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The great point that Russia wanted to gain, was to make the governement as confused as possible, or rather unmake it as a government (Malmesbury, t. I, p. 19).

2 Rulhière, p. 406.

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