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suivant, Mme de Sévigné écrivait encore : « On a pris à l'aventure vingt-cinq ou trente bourgeois que l'on va pendre. » Enfin, sa lettre du 30 octobre 1675 résume énergiquement les scènes de désolation qui furent la terrible conséquence du pillage de quelques bureaux de papier timbré.

« Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de 100,000 écus sur les bourgeois, et, si on ne trouve pas cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue et défendu de les recueillir sous peine de la vie; de sorte qu'on voyoit tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer et pleurer au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture ni de quoy se coucher. Avant hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré; il a esté écartelé après sa mort et ses quartiers exposés aux quatre coins de la ville. Il dit, en mourant, que c'étoient les fermiers du papier timbré qui luy avoient donné 25 écus pour commencer la sédition, et jamais on n'a pu en tirer autre chose. On a pris soixante bourgeois, on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne point leur dire d'injures et de ne point jeter de pierres dans leur jardin 1. »

Puis enfin, le 3 novembre, Mme de Sévigné écrit : « Les rigueurs s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus. »

Quant au Parlement de Bretagne, il fut transféré à Vannes pendant quelque temps; double punition qui frappait à la fois les membres de cette Compagnie et la ville de Rennes, « car, disait encore Mm de Sévigné, Rennes sans Parlement ne vaut pas Vitré. »

On aura remarqué que ce malheureux violon qui fut roué

1 « M. de Chaulnes n'oublie pas toutes les injures qu'on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon.» (Lettre de Mme de Sévigné du 16 octobre.) - On trouve dans les Lettres adressées à Colbert un grand nombre d'autres pièces relatives au soulèvevement de la Bretagne; je me suis borné à donner quelques extraits des plus importantes. Il y avait eu aussi au Mans, à la même époque, un commencement de révolte. Aussitôt, on écrasa la ville au moyen d'une garnison considérable qui fut logée chez les habitants et nourrie par eux. A ce sujet, l'évêque du Mans écrivit à Colbert vingt lettres des plus pressantes pour se plaindre de ce qu'on avait exagéré ce mouvement et pour lui exposer l'état de détresse où se trouvait la ville par suite des mesures de rigueur qu'on avait prises contre elle. Mais ces lettres demeurèrent pendant longtemps sans résultat. (Biblioth. roy., Mss.)

à Rennes avoua qu'il avait reçu 25 écus des fermiers du papier timbré pour commencer la sédition. Ces fermiers avaient-ils fait une affaire onéreuse, et désiraient-ils que leur bail fût résilié? Qui sait ? Ce qui fut constaté, c'est que beaucoup de receveurs, s'attendant à être pillés, déclaraient des sommes plus fortes qu'ils n'avaient en réalité dans leurs caisses; ce qui est certain encore, c'est qu'un receveur de Nantes ayant accusé 250,000 livres, et sa caisse ayant été mieux gardée qu'il ne l'espérait, on n'y trouva, vérification faite, que 64,000 livres. Il est fâcheux que M. de Lavardin, qui signala ce fait à Colbert dans sa lettre du mois de juin 1675, n'ait pas fait connaître en même temps si cet honnête receveur avait été roué ou pendu; et, en vérité, il faut convenir que celui-là le méritait bien.

Telles furent ces terribles penderies de Guyenne et de Bretagne. Il est aisé de comprendre, d'après ce qui se passa dans ces deux provinces, que l'exécution des édits sur le papier timbré, sur la vente du tabac, sur la marque de l'étain, etc., dut rencontrer dans tout le royaume une opposition sourde, mal comprimée, et d'autant plus excusable que le défaut des débouchés des produits du sol, joint aux charges de la guerre et à l'anéantissement du commerce qui en résultait, rendaient les nouveaux impôts véritablement très-difficiles à acquitter.

CHAPITRE XIX.

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Elle est

État déplorable de la marine française à la fin du seizième siècle. organisée par le cardinal de Richelieu. - Son dépérissement pendant la minorité de Louis XIV. Situation dans laquelle la trouve Colbert.— Premier essai du régime des classes. - Recensement de la population maritime du royaume à diverses époques. - Matériel de la flotte en 1661, en 1678, en 1683, etc. - Prétentions de la France à l'égard des puissances maritimes d'un ordre inférieur. Lettre de Colbert relative au caractère de Duquesne. La vieille et la nouvelle marine. - Lettre de Colbert sur un rapport de M. d'Estrades concernant la bataille navale de Solsbay en 1672. Colbert félicite Duquesne d'un avantage signalé que celui-ci a ́remporté sur l'amiral hollandais Ruyter. Ordonnance de la marine de 1681. Lettre de Colbert constatant la part qu'il prit à cette ordonnance. - Principes de Colbert sur les principales questions de l'administration maritime.

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Le premier essai d'organisation de la marine royale eut lieu, en France, sous le ministère du cardinal de Richelieu. Auparavant, la Hollande, l'Angleterre, l'Espagne, la Turquie, Gênes et Venise avaient une marine puissante; malgré son admirable position, « flanquée de deux mers quasi tout de son long, » écrivait en 1596 le cardinal d'Ossat au secrétaire d'Etat Villeroy, la France seule comptait à peine quelques vaisseaux mal équipés. Pourtant, à la même époque, d'après ce cardinal, les plus petits princes d'Italie, «< encores que la pluspart d'eux n'eussent qu'un poulce de mer chacun, avaient néantmoins chacun des galères en son arsenal naval. » Quatre ans après, le cardinal d'Ossat écrivait au même ministre qu'il faudrait, << entre autres choses, soliciter et diligenter la construction des galères dont on avoit parlé et escrit tant de fois, lesquelles ne seroient jamais si tost faites comme la seureté, commodité, authorité et réputation de la France le requé

roient, à fautes desquelles il en falloit mendier d'unes et d'autres, à l'occasion du passage de la royne. » Enfin, le cardinal insistait de nouveau, en 1601, dans la prévision de la paix, sur la nécessité « d'employer à la confection d'un bon nombre de galères, à Marseille et à Toulon, la somme que le roy auroit dépendu en un, deux ou trois mois de guerre, ce qui seroit une chose de grande seureté, commodité, ornement et réputation à la couronne de France, et mettroit fin à la honte que c'est un si grand royaume flanqué de deux mers de n'avoir de quoy se deffendre par mer contre les pirates et corsaires, tant s'en faut contre les princes 1. »

Voilà dans quel état de détresse se trouvait la marine française lorsque le cardinal de Richelieu revint pour la seconde fois au pouvoir. Tandis que la ville de La Rochelle, alors en pleine révolte, avait une flotte de soixante-dix voiles, Louis XIII se trouvait réduit à emprunter à l'Angleterre quelques bâtiments dont les équipages refusèrent de combattre leurs coreligionnaires. Mais cet état de choses ne dura pas longtemps, et bientôt après le roi comptait cinquante-six bâtiments en mer. Quoique privée de marine, la France avait alors plusieurs amiraux, investis chacun, d'une autorité très-étendue, source perpétuelle de conflits. Richelieu fit supprimer la charge d'amiral, et fut nommé grand-maître et surintendant général de la navigation et du commerce. Deux ans après, en 1628, le code Michaud, qui renfermait cent trente-deux articles relatifs à l'armée de terre, et trente et un à la marine, fut publié. En même temps, Richelieu faisait inspecter le littoral de l'Océan et de la Méditerranée, améliorait les anciens ports, en créait de nouveaux, établissait un Conseil du commerce, favorisait la navigation. Déjà, depuis longtemps, mieux éclairé sur le but de sa noble mission, le clergé tendait à s'y livrer exclusivement; la dernière phase de sa transformation s'accomplit vers le milieu du XVIIe siècle. Un archevêque de Bordeaux, doué tout à la fois d'une grande bravoure et d'une extrême modestie, Henri d'Escoubleau de Sourdis, fut cependant

1 Lettres du cardinal d'Ossat, p. 202, 560 et 617, citées dans le Précis hist, de la marine française, par M. Chassériau.

enlevé par le premier ministre à son diocèse, nommé lieutenant général de l'armée navale, et remporta sur les flottes de l'Espagne, toujours supérieures en nombre, des avantages signalés. En 1640, quelques démonstrations opportunes et des négociations habilement conduites par de Sourdis assurèrent la prépondérance maritime de la France dans la Méditerranée. Ainsi, grâce à la main puissante de l'illustre ministre dont Colbert ne parlait qu'avec respect, dans l'espace de dix-huit années, le littoral du royaume s'était agrandi par l'incorporation du Roussillon, les premiers règlements sur la marine avaient été promulgués, les arsenaux approvisionnés, les colonies lointaines fondées; enfin, le pavillon français pouvait se montrer sur toutes les mers avec des forces suffisantes pour y être respecté 1.

Par malheur, les troubles de la Fronde ne permirent pas de maintenir la marine sur le pied où le cardinal de Richelieu l'avait laissée. Fouquet aurait bien voulu, à la vérité, lui faire une part plus grande dans les dépenses de l'Etat ; mais des intérêts plus urgents, plus immédiats, absorbaient Mazarin, et, quand Colbert arriva au ministère, la France était loin d'avoir en mer les cinquante-six bâtiments de guerre improvisés en quelque sorte par Richelieu, et avec lesquels il avait réduit La Rochelle et repoussé les Anglais.

En 1643, à la suite de quelques avantages remportés sur la flotte d'Espagne par la flotte française, Mazarin avait fait frapper une médaille sur laquelle on grava ces mots : Omen imperii maritimi — présage de l'empire des mers. Ce qui fera à jamais la gloire de Louis XIV et de Colbert, ce qui fut de la part de tous deux un trait de génie, c'est d'avoir compris que la France devait, sous peine de déchoir et de compromettre jusqu'à son indépendance, devenir une puissance maritime du premier ordre, exercer sur les mers une influence morale et matérielle égale à celle de l'Angleterre et de la Hollande, et ne jamais reconnaître, ainsi que l'écrivait, en 1671, le ministre à l'ambassadeur de France à Londres, la prétendue

1 Précis histor. de la marine, etc.

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