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mille écus à prêter au trésor à 50 pour 100 d'intérêt; Colbert qui, depuis longtemps, suivait avec soin les progrès de la corruption, qui en savait toutes les ruses et toutes les faiblesses, et qui les dévoilait à Louis XIV; Colbert que le roi consultait d'abord en secret, tant était grand le besoin qu'il avait de lui, devait nécessairement, et au bout de peu de temps, obtenir ses entrées publiques au Conseil et y occuper la première place. Ses travaux spéciaux, ses antécédents, son caractère, son ardeur pour le travail, cette colossale fortune de Mazarin si habilement administrée pendant près de quinze ans, mais surtout la modestie des fonctions qu'il avait remplies auprès du cardinal, tout le désignait à Louis XIV, qui, sans doute, crut prendre en lui non un ministre, mais un premier commis. Fatigué d'obéir au cardinal Mazarin, qu'il ménageait tout en désirant se soustraire à son joug, Louis XIV éprouvait alors une extrême impatience d'exercer personnellement toutes les prérogatives de la royauté. «< Sire, lui avait dit l'archevêque de Rouen, le lendemain de la mort du cardinal, j'ai l'honneur de présider l'assemblée du clergé de votre royaume. Votre Majesté m'avait ordonné de m'adresser à M. le cardinal pour toutes les affaires; le voilà mort, à qui le roi veut-il que je m'adresse à l'avenir?

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A moi, Monsieur l'archevêque,» répondit Louis XIV 1. En même temps, il dit au chancelier Séguier et aux secrétaires d'État qu'il avait résolu d'être son premier ministre. Quant à Colbert, un des hommes qui avaient pris le plus de part aux dilapidations du surintendant, le financier Gourville, a dit : « J'ai toujours pensé qu'il n'y avait que lui au monde qui eût pu mettre un si grand ordre dans le gouvernement des finances en si peu de temps . » Après la mort de Mazarin, Colbert fut donc nommé successivement intendant des finances, surintendant des bâtiments, contrôleur général, secrétaire d'Etat ayant dans son département la marine, le commerce et les manufactures. Malheureusement, dans la conduite des affaires générales d'un grand pays, les bonnes intentions ne suffisent

1 Histoire de Louis XIV, par l'abbé de Choisy.

2 Mémoires de Gourville, LII, p. 529.

pas toujours; et, si cela est encore vrai de nos jours, quelles ne devaient pas être les difficultés il y a environ deux siècles. L'examen approfondi de l'administration de Colbert fera voir jusqu'à quel point ce ministre a partagé certaines erreurs de ses contemporains, l'influence qu'il a exercée sur le développement de la richesse et de la puissance du royaume, enfin s'il a été aussi utile qu'il eut toujours le vif désir de l'être à la classe la plus nombreuse et la plus intéressante de la nation. Cette administration touche à bien des points divers et importants: finances, commerce, manufactures, agriculture, marine, législation, négociations diplomatiques, police, approvisionnements, beaux-arts, constructions, elle embrasse tout. Je n'ai pas la prétention de la juger sous chacun de ces rapports. Je me contenterai, le plus souvent, d'exposer les faits avec une rigoureuse impartialité, en les éclairant au moyen des documents nouveaux que j'ai recueillis sur un très-grand nombre d'entre eux incomplétement connus jusqu'à ce jour.

CHAPITRE II.

Premières réformes de Colbert. Diminution des tailles (1661). — Création et composition d'une Chambre de justice. Des invitations de dénoncer les concussionnaires sont lues dans toutes les églises du royaume. Amendes prononcées par la Chambre de justice. - Réduction des rentes. Fermentation que cette mesure cause dans Paris. Remontrances faites au roi par le conseil de l'Hôtel de Ville (1662). — Comment elles furent accueillies. Résultats financiers des opérations de la Chambre de justice.

La première pensée de Colbert fut pour le peuple; sa première réforme porta sur l'impôt le plus onéreux au peuple parce qu'il le payait seul alors, sur les tailles.

en

Dans l'année même qui précéda sa disgrâce, Fouquet avait fait l'abandon de 20 millions restant dus sur celles de 1647 à 1656, et, par conséquent, irrécouvrables'. Il se proposait même de diminuer successivement cet impôt, principalement odieux aux habitants des campagnes, qu'il enchaînait, outre, à leur bourgade, par des dispositions d'une inconcevable rigueur. En même temps, Fouquet avait supprimé des péages nombreux établis sur la Seine et les rivières affluentes, péages particulièrement nuisibles au commerce et dont les propriétaires furent remboursés au prix de leurs acquisitions. Enfin, deux ordres du Conseil, en date du mois d'avril 1661, prouvent que Fouquet avait le projet, ainsi qu'il l'a dit plus tard pour sa justification, de réduire les dépenses abusives, telles que l'étaient un grand nombre de rentes

1 Recherches sur les finances, par Forbonnais, années 1660 et 1661.

2 « Un malheureux journalier qui ne possède aucun bien-fonds dans une paroisse, qui y manque de travail, ne peut aller dans une autre où il trouve une existence, sans payer la taille en deux endroits pendant deux ans, et pendant trois, s'il passe dans une autre élection » (Recherches sur les finances, année 1664).

émises dans les moments de détresse Ces mesures étaient trop conformes aux idées de Colbert pour qu'il ne s'empressât pas d'y donner suite. En 1661, la France payait environ 90 millions d'impôts, sur lesquels il en restait près de 35 à l'État, prélèvement fait des frais de perception et des rentes à servir. En outre, deux années du revenu étaient toujours consommées d'avance. Dès son entrée au Conseil et pendant toute la durée de son administration, Colbert s'attacha à diminuer l'impôt de la taille, qu'il trouva à 53 millions et laissa à 32 millions de livres. Ne pouvant y soumettre tous ceux qui possédaient, il voulut au moins le rendre aussi léger que possible, et préféra toujours demander aux impôts de consommation, qui pèsent sur tous, bien que dans des proportions inė– gales, les sommes nécessaires à l'entretien de l'État.

Mais, si le premier projet de la réduction des rentes date de l'administration de Fouquet, Colbert, qui l'avait peut-être inspiré, conduisit cette opération avec une vigueur dont son prédécesseur, compromis comme il l'était, n'eût certes pas été capable. Soixante ans auparavant, Sully ayant voulu réduire les rentes sur l'Hôtel de ville, les bourgeois de Paris, François Miron à leur tête, menacèrent de se révolter, et Henri IV jugea convenable de donner satisfaction à ces vieux ligueurs, déjà prêts à s'armer pour défendre leur magistrat et leurs rentes. En 1648, le cardinal Mazarin, à bout de ressources, avait fait une véritable banqueroute, et cette faute, un des nombreux prétextes de la Fronde, rendit plus tard les transactions des surintendants avec les financiers plus difficiles et surtout plus onéreuses que jamais. Ces précédents n'arrêtèrent pas Colbert. Imbu des principes du cardinal de Richelieu, porté par goût vers les mesures extrêmes, il reprit ce projet d'établir une Chambre de justice, dont il avait parlé au cardinal Mazarin dans le mémoire que Fouquet surprit en 1659, et n'eut pas de peine à le faire adopter par le roi. Il courait à cette époque parmi le peuple un proverbe très-expressif : L'argent du prince est sujet à la pince '. Colbert n'était pas

1 La Chasse aux larrons, par I. Bourgoin. Paris, 1616. C'est un pamphlet in-8 de quatre-vingt-seize pages pleines de lamentations et déclamations sur les pilleries, voleries et

homme à se mettre en quête des applaudissements populaires, mais fallait-il les fuir, si une occasion se présentait d'effrayer les concussionnaires par un rigoureux exemple, de réduire les rentes à un chiffre en rapport avec leur valeur réelle, de dégager le Trésor, et cela tout en satisfaisant les rancunes du peuple, toujours mal disposé, non sans motifs, contre les financiers, traitants et partisans 1? Un édit du mois de novembre 1661 institua donc une Chambre de justice. Les considérants de cet édit sont des plus instructifs, et quelques-uns méritent d'être cités.

« Un petit nombre de personnes, y est-il dit au nom du roi, profitant de la mauvaise administration de nos finances, ont, par des voyes illégitimes, élevé des fortunes subites et prodigieuses, fait des acquisitions immenses, et donné dans le public un exemple scandaleux par leur faste et leur opulence, et par un luxe capable de corrompre les mœurs et toutes les maximes de l'honnesteté publique. La nécessité du temps et la durée de la guerre nous avoient empeschés d'apporter les remèdes à un mal si dangereux : mais à présent que nos soins ne sont point divertis comme ils l'estoient durant la guerre, pressez par la connoissance particulière que nous avons prise des grands dommages que ces désordres ont apportez à notre Estat et à nos subjets, et excitez d'une juste indignation contre ceux qui les ont causez, nous avons résolu, tant pour satisfaire à la justice, et pour marquer à nos peuples combien nous avons en horreur ceux qui ont exercé sur eux tant d'injustice et de violence, que pour en empescher à l'avenir la continuation de faire punir exemplairement et avec sévérité tous ceux qui se trouveront prévenus d'avoir malversé dans nos finances et délinqué à l'occasion d'icelles, ou d'avoir esté les auteurs ou complices de la déprédation qui s'y est commise depuis plusieurs années, et des crimes énormes de péculat qui ont épuisé nos finances et appauvry nos provinces 2. »

forceneries des financiers. Il y a sur le frontispice un dessin assez caractéristique. Sur le premier plan on voit trois juges auxquels l'auteur présente sa demande d'établissement d'une Chambre de justice; au-dessus, Louis XIII, enfant, est assis sur un nuage d'où il lance des foudres; en face de lui deux financiers pendus à un gibet complètent cet agréable tableau. La Chasse aux larrons fait partie d'un volume appartenant à la Bibliothèque royale et indiqué sous ce titre : Chambre de justice de 1661, F. 2,953—2 sous chiffre. Ce volume renferme une grande partie des arrêts de la Chambre de justice et quelques manuscrits dont j'aurai occasion de parler plus loin, entre autres la liste de toutes les personnes qui ont été taxées par la Chambre, avec le montant de leur taxe, et un monologue, parodie du Cid, intitulé le Cid enragé. Le Cid n'est autre que Colbert. Voir aux pièces justificatives, pièce n. 3. 1 C'est le nom que l'on donnait à ceux qui prenaient en parti, c'est-à-dire affermaient les traites ou douanes de l'Etat.

2 Bibliot. roy. Chambre de justice 1661, F. 2,953-1 sous chiffre. Il y a à la Bibliot. roy. deux volumes renfermant des pièces relatives à la Chambre de justice de 1661. On trouve

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