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tranfport. Il créoit des images en attendant qu'il put créer des idées. Cette progreffion eft dans la nature, & on l'a remarquée dans les nations comme dans les hommes. Ce goût de la poefie lui demeura toujours, & peu temps avant fa mort il fit des vers françois à la Cour de Suède. C'eft une reffemblance qu'il eut avec Platon, & que Léibnitz eut avec lui. Il aimoit auffi beaucoup l'Hiftoire, & paffoit les jours & les nuits à lire; mais cette paffion ne devoit pas durer long-temps. On a une première avidité qu'on fe hâte de fatisfaire; on veut connoître tous les faits, toutes les opinions, tout ce qu'on a fu, tout ce qu'on a dit avant nous. Bientôt on fe dégoûte, on laiffe là les livres, on revient fur foi-même, & on n'étudie plus que la natúre telle a été la marche de Defcartes. Il étoit encore à la Fléche en 1610, lorfque le cœur du plus grand & du meilleur des Rois, affaffiné dans Paris, y fut porté pour être dépofé dans la Chapelle des Jéfuites. Il fut témoin de cette pompe cruelle, & nommé parmi les vingt-quatre Gentilshommes qui alfèrent au-devant de ce trifte dépôt. Il étudioit alors en philofophie. Il y fit des progrès qui annoncèrent fon génie; car au lieu d'apprendre il doutoit. La logique de fes Maîtres lui parut chargée d'une foule de préceptes ou inu→ tiles, ou dangereux; il s'occupoit à l'en féparer, comme le Statuaire, dit-il lui-même, travaille à tirer une Minerve d'un bloc de marbre qui eft informe. Leur métaphyfique le révoltoit par la barbarie des mots & le vuide des idées; leur phyfique par l'obscurité du jargon, & par la fureur d'expliquer tout ce qu'elle n'expliquoit pas. Les mathematiques feules le fatisfirent; il y trouva l'évidence qu'il cherchoit par-tout. Il s'y livra en homme qui avoit befoin de connoître. Quelques Auteurs prétendent qu'il inventa, étant encore au College, fa fameufe analyfe. Ce feroit un prodige bien plus étonnant que celui de Newton, qui à vingt-cinq ans avoit trouvé le calcul de l'infini. Quoi qu'il en foit de cette particular té, Defcartes finit fes études en 1612.Le fruit ordinaire de ces premières études eft de s'imaginer favoir beaucoup. Defcartes étoit déja affez avancé pour voir qu'il ne favoit rien. En fe comparant avec tous ceux qu'on nommoit Savans, il apprit à méprifer ce nom. De-là au mépris des fciences il n'y a qu'un pas. Il oublia donc & les lettres, & les livres, & l'étude ; & celui qui devoit créer la philofophie en Europe, renonça pendant quelque temps à toute efpèce de connoiffances. Voilà à peu près tout ce que nous avons des premières années de Defcartes. Aujourd'hui que l'on s'occupe beaucoup de l'éducation, & que l'efprit humain, après cinq ou fix mille ans, commence enfin à chercher les moyens de former des hommes, il ne feroit peut-être pas inutile de raffembler tout ce qu'on peut favoir fur l'éducation des Hommes célèbres. Ce feroit une espèce de phyfique expérimentale fur les ames qui auroit fon utilité. Tous ces faits réunis & comparés pourroient conduire à des principes ; & peut-être à la fin pourroit-on former

un fyftême, complet qui auroit fes règles générales & particulières felon les Gouvernemens, les Religions, les climats, la fotce ou la foibleffe des organes, la trempe des caractères & des efprits, les rangs des citoyens, & les différens buts de chaque éducation. Mais peut-être eft-on encore auffi éloigné d'un pareil fyftême, qu'on l'eft du fyftème général du monde. Tout ce qui tient à l'homme eft prefque auffi inconnu, que tout ce qui tient à la nature.

Page 13. (s) Il étoit impoffible que Defcartes demeurât dans. l'inaction. Il faut un aliment pour les ames ardentes. Dès qu'il eut renoncé aux livres, il s'abandonna aux plaifirs. En 1614, il fit à Paris l'effai d'une liberté dangereufe; mais fon génie lui donna bientôt une fecouffe en fens contraire. Tout à coup il rompt avec fes amis & fes connoiffances. Il loue une petite maifon dans un quartier défert du Fauxbourg Saint Germain, s'y enferme avec un ou deux domestiques, n'avertit perfonne de fa retraite, & y paffe les années 1615 & 1616 appliqué à l'étude, & inconnu prefqu'à toute la terre. Ce ne fut qu'au bout de plus de deux ans qu'un ami le rencontra par hafard dans une rue écartée, s'obftina à le pourfuivre jufques chez lui, & le rentraîna enfin dans le monde. On peut juger par ce feul trait du caractère de Descartes, & de la paf-. fion que lui infpiroit l'étude. Il eft rare que ceux qui ne font pas capables de chofes extrêmes, faffent jamais rien de grand.

Page 13. (6) Les voyages de Defcartes méritent, je crois, une at tention particulière dans fon hiftoire. Tous les grands Philofophes de l'antiquité ont voyagé. Thalès employa fa jeuneffe à parcourir l'Afie & à s'inftruire en Egypte. Solon recueillit des connoiffances chez tous les peuples favans. Pythagore étudia fous Phérécide & fous Thalès, voyagea dans l'Egypte, dans la Chaldée, dans l'Inde,' parcourut Délos, la Crète, tout le Péloponèfe & les principales Villes d'Italie. Platon, après avoir vu plufieurs Villes de Grèce, fit le voyage de Memphis, y féjourna long-temps, obferva une partie de l'Orient, & revint par l'Italie. Démocrite imita ces exemples, & rapporta de fes voyages des connoiffances innombrables.

Parmi nous, il femble que les voyages foient moins nécef

faires. Toutes les connoiffances font raffemblées dans les livres; & l'imprimerie a répandu les livres par toute la terre. Avec ane bibliothèque, on trouve l'univers fans fortir de chez foi. Mais cet univers, compofé de la main des hommes, reffemble-t-il affez à l'univers réel ? Les idées acquifes par une réflexion froide & lente au fond d'un cabinet, font-elles auffi vives & auffi fortes que celles qui naîtroient du grand spectacle du monde ? L'homme qui lit, croit fur parole; l'homme qui voit, juge par lui-même ; il interroge la nature, & peut lui arracher des fecrets qu'elle avoit cachés jufqu'alors. D'ailleurs, il en eft des livres par rapport à la nature, comme des copies par rapport aux grands tableaux. Les traits s'altèrent en

paffant par différentes mains. Pour bien peindre, il faut être près de Ton modèle. Ajoutez que chacun a fa manière de voir & de faifir les grands résultats; & la manière de l'un n'eft prefque jamais celle de l'autre. Ce n'eft même qu'en parcourant fucceffivement une foule de grands objets, que l'on accoutume fon ame à bien voir & à comparer. L'efprit s'étend avec l'efpace qu'il veut embraffer. Enfin tout homme qui écrit, donne à la nature les bornes de fon génie : on ne la connoît donc point, fi on ne l'étudie dans elle-même. C'étoit là la grande maxime de Defcartes. Il n'avoit, difoit-il, d'autre livre que le monde. Il feroit à fouhaiter que tous les Philofophes & les hommes de génie employaffent au moins dix ans de leur vie à voyager. Bientôt tout le globe feroit parfaitement connu. L'histoire naturelle, qui tient à toutes les fciences phyfiques, feroit des progrès immenfes; l'hiftoire de l'homme, d'où dépend toute la fcience morale, feroit enfin commencée. De ces deux objets réunis combien réfulteroient de connoiffances, foit pour les Arts, qui ne font que l'imitation de la nature, foit pour le Gouvernement & la Légillation, qui ne font que l'art de diriger l'homme en fociété vers le bonheur? Mais fur cet objet, comme fur beaucoup d'autres, on eft réduit à faire des vœux. Pour qu'on pût voyager ainfi, il faudroit, ce qui n'arrivera prefque jamais, ou que les Philofophes puffent être riches, ou que ceux qui font puiffans puffent être Philofophes; il faudroit que tous les Princes & tous les Souverains confpirallent à une entreprise utile & qui n'eft que pour le bonheur des

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hommes. Page 14. (7) Defcartes avoit vingt-un ans lorfqu'il fortit de France pour la première fois. C'étoit en 1617. Il alla d'abord en Hollande, cu il demeura deux ans. Ce dut être pour lui un fpectacle curieux, qu'un pays où tout commençoit à naître, & où tout étoit l'ouvrage de la liberté; mais s'il y vit un terrain nouveau créé pour ainfi dire & arraché à la mer, s'il vit le fpectacle magnifique des canaux, des digues, du commerce & des Villes de la Hollande, il fut auffi témoin des querelles fanglantes des Gomariftes & des Arminiens. On fait comment l'ambition du Prince d'Orange voulut faire fervir ces querelles de Religion à fa grandeur. Barnevelt, âgé de foixantefeize ans, fut condamné, & mourut fur l'échafaud, pour avoir voulu garantir fon pays du defpotifine. Ce furent là les premiers mémoires que l'Europe fournit à Defcartes pour la connoiffance de l'efprit humain. En 1619 il paffa en Allemagne. Quelques années plutôt, il y auroit vu ce Rodolphe, qui converfoit avec Tycho-Brahé, au lieu de travailler avec fes Miniftres; & faifoit avec Képler des tables aftronomiques, tandis que les Turcs ravageoient les Etats. Il vit couronner à Francfort Ferdinand II; & il paroit qu'il observa avec curiofité toutes ces cérémonies, ou politiques, ou facrées, qui rendent plus impofant aux yeux des peuples le Maître qui doit les gouverner.

Ce couronnement fut le fignal de la fameufe guerre de trente ans, Defcartes paffa les années 1619 & 1620 en Bavière, dans la Souabe, dans l'Autriche & dans la Bohème. En 1621 il fut en Hongrie ; il parcourut la Moravie, la Siléfie; pénétra dans le Nord de l'Allemagne, alla en Pomeranie par les extrémités de la Pologne, vifita toutes les côtes de la mer Baltique, remonta de Stétin dans la Marche de Brandebourg, passa au Duché de Mekelbourg, & de-là dans le Holftein, & enfin s'embarqua fur l'Elbe, d'où il retourna en Hollande. Il fut fur le point de périr dans ce trajet. Pour être plus libre, il avoit pris à Embden un bateau pour lui feul & fon valet. Les Mariniers, à qui fon air doux & tranquille & fa petite taille n'en impofoient pas apparemment beaucoup, formèrent le complot de le tuer, afin de profiter de fes dépouilles. Comme ils ne fe doutoient pas qu'il entendît leur langue, ils eurent l'heureuse impru dence de tenir confeil devant lui. Par bonheur Descartes favoit le Hollandois. Il fe lève tout à coup, change de contenance, tire l'épée avec fierté, & menace de percer le premier qui oferoit approcher. Cette heureufe audace les intimida, & Defcartes fut fauvé. A quoi tiennent les plus grands événemens de ce monde ! Quatre ou cinq Mariniers de la Weftfrife penfèrent difpofer de celui qui devoit faire la révolution de l'efprit humain. C'eft ainfi qu'une vague de plus fur la petite barque qui transportoit Céfar d'Epire en Italie, auroit probablement donne une nouvelle face au monde. Defcartes paffa la fin de 1621 & les premiers mois de 1622 à la Haye. C'est là qu'il vit cet Electeur Palatin, qui pour avoir été couronné Roi, étoit devenu le plus malheureux des hommes. Il paffoit fa vie à folliciter des fecours, & à perdre des batailles. La Princeffe Elifabeth fa fille, que fa liaison avec Defcartes rendit depuis fi fameufe, avoit alors tout au plus trois ou quatre ans. Elle étoit errante avec fa mère, & partageoit des maux qu'elle ne fentoit pas encore. La même année, Defcartes traverfa les Pays-Bas Espagnols, & s'arrêta à la Cour de Bruxelles. La trève entre l'Efpagne & la Hollande étoit rompue. Il y vit l'Infante Ifabelle, qui fous un habit de Religieufe gouvernoit dix Provinces, & fignoit des ordres pour livrer des batailles, à peu près comme on vit Ximenes gouverner l'Efpagne, l'Amérique & les Indes fous un habit de Cordelier. Ces bizarreries de l'orgueil n'étonnoient point alors. En 1623 il fit le voyage d'Italie; il traverfa la Suiffe, où il obferva plus la nature que les homines; s'arrêta quelque temps dans la Valteline; vit à Venife le mariage du Doge avec la mer Adriatique, cérémonie bizarre & pompeuse, inftituée pour le peuple dont il faut frapper les yeux, devenue nécef faire, parce qu'elle fe trouve établie ; & arriva enfin à Rome fur la fin de 1624. Il y fut témoin d'un Jubilé qui attiroit une quantité prodigieufe de peuple de tous les bouts de l'Europe. Ce mêlange de tant de Nations différentes étoit un fpectacle intéreffant pour un

Philofophe. Defcartes y donna toute fon attention. Il comparoit les caractères de tous ces peuples réunis, comme un amateur habile compare dans une belle galerie de tableaux les manières des différentes Ecoles de Peinture. En 1625 il paffa par la Toscane. Galilée étoit alors âgé de foixante ans, & l'Inquifition ne s'étoit pas encore flétrie par la condamnation de ce grand Homme. En 1631 il fit le voyage d'Angleterre, & en 1534 celui de Dannemark. L'Espagne & le Portugal font les feuls pays de l'Europe où Defcartes n'ait pas voyagé.

Page 14. (8) Defcartes porta les armes dans fa jeuneffe. D'abord en Hollande, fous le célèbre Maurice de Naffau, qui affermit la Liberté fondée par fon père, & mérita de balancer la réputation de Farnèfe; de-là en Allemagne, fous Maximilien de Bavière, au commencement de la guerre de trente ans. Il vit dans cette guerre le choc de deux Religions oppofées, l'ambition des Chefs, le fanatifine des peuples, la fureur des partis, l'abus des fuccès, l'orgueil du pouvoir, & trente Provinces dévaftées, parce qu'on fe difputoit à qui gouverneroit la Bohème. Il paffa enfuite au fervice de l'Empereur Ferdinand II, pour voir de plus près les troubles de la Hongrie. La mort du Comte de Bucquoy, Général de l'armée Impériale, qui fut tué dans une déroute de trois coups de lance, & de plus de trente coups de piftolet, le dégoûta du métier des armes. Il avoit fervi environ quatre ans, & en avoit alors vingt-cinq. On croit pourtant qu'au fiége de la Rochelle il combattit comme volontaire dans une bataille contre la Flotte Angloife. On le doute bien que l'ambition de Defcartes n'étoit point de devenir un grand Capitaine. Avide de connoire, il vouloit étudier les hommes dans tous les états; & malheureufement la guerre eft devenue un des grands fpectacles de l'humanité. Il avoit d'abord aimé cette profeffion, comme il l'avouoit lui-même, fans doute parce qu'elle convenoit à l'activité inquiéte de fon ame; mais dans la fuite un coup d'œil plus philofophique ne lui laiffa voir que le malheur des hommes. Il regardoit comme une infortune le funefte devoir de verfer le fang de fes femblables; & ne favoit quel nom donner à ces Nations qui vont s'égorger en riant & plaifantent fur des champs de bataille. On a écrit de gros volumes fur la guerre ; mais l'humanité attend encore un homme qui s'élève avec courage contre ces horribles conventions qu'ont fait les peuples, d'avoir le droit de se massacrer pour quelques arpens de terre, ou pour la pêche de quelques poiffons.

Page 16. (9) Ce fut en 1625, au retour de fon voyage d'Italie, que Defcartes fit fes obfervations fur la cime des Alpes. Il est peu d'ames fenfibles ou fortes à qui la vue de ces montagnes n'infpire de grandes idées. L'homme mélancolique y voit une retraite délicieuse & fauvage; le guerrier s'y rappelle les armées qui les ont traverfées,

&

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