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& le Philofophe s'y occupe des phénomènes de la nature. Defcartes y compofa une partie de fon fyftème, fur les grêles, les neiges, les tonnerres & les tourbillons de vents. On pourroit le comparer à ce Peintre célèbre, qui fur mer au milieu d'une affreufe tempête, tenoit fon crayon, & s'applaudiffoit en deflinant ces beautés terribles de la nature.

Page 18. (10) Dès fon enfance, Defcartes avoit l'habitude de méditer. Lorfqu'il étoit à la Fléche, on lui permettoit, à caufe de la foibleffe de fa fanté, de paffer une partie des matinées au lit. Il employoit ce temps à réfléchir profondément fur les objets de fes études; & il en contracta l'habitude pour le refte de fa vie. Ce temps où le fommeil a réparé les forces, où les fens font calmes, où l'ombre & le demi-jour favorifent la rêverie, & où l'ame ne s'eft point encore répandue fur les objets qui font hors d'elle, lui paroiffoit le plus propre à la penfée. C'est dans ces matinées qu'il a fait la plupart de fes découvertes, & arrangé fes mondes. Il porta à la guerre ce même efprit de méditation. En 1619, étant en quartier d'hiver fur les frontières de Bavière dans un lieu très-écarté, il y paffa plufieurs mois dans une folitude profonde, uniquement occupé à méditer. Il cherchoit alors les moyens de créer une fcience nouvelle. Sa tête, fatiguée fans doute par la folitude, ou par le travail, s'échauffa tellement, qu'il crut avoir des fonges myftérieux. Il crut voir des fantôines; il entendit une voix qui l'appeloit à la recherche de la vérité. Il ne douta point, dit l'Hiftorien de fa vie, que ces fonges ne vinffent du ciel; & il y mêla un fentiment de religion. Au refte, ces fortes de foibleffes ne doivent pas étonner même dans un grand Homme. Ne connoît-on pas le génie de Socrate, le fpectre de Brutus, le fantôme qui apparut à Céfar fur les bords du Rubicon, l'abyme qui étoit fans ceffe ouvert à côté de Pafcal? Ce font les fruits d'une imagination ardente, échauffée par quelque grand intérêt, ou troublée par une grande paffion. Il fembleroit cependant qu'un Philofophe devroit être un peu plus exempt qu'un autre de ces fortes

d'accès.

Page 18. (11) La première étude qui attacha véritablement Defcartes, fut celle des mathématiques. Dans fon enfance il les étudia avec tranfport, & en particulier l'algèbre, & l'analyfe des Anciens. A l'âge de dix-neuf ans, lorfqu'il renonça brufquement à tous les plaifirs, & qu'il paffa deux ans dans la retraite, il employa tout ce temps à l'étude de la Géométrie. En 1617, étant au fervice de la Hollande, un inconnu fit afficher dans les rues de Bréda un problême à réfoudre. Defcartes vit un grand concours de paffans qui s'arrêtoient pour lire. Il s'approcha; mais l'affiche étoit en Flamand qu'il n'entendoit pas. Il pria un homme qui étoit à côté de lui, de là lui expliquer. C'étoit un Mathématicien nommé Beckman, Principal du College de Dordrecht. Le Principal, homine grave, voyant un petit

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Officier-François en habit d'uniforme, crut qu'un problème de géos métrie n'étoit pas fort intéreffant pour lui; & apparemment pour le plaifanter, il lui offrit de lui expliquer l'affiche, à condition qu'il réfoudroit le problême. C'étoit une efpèce de défi. Defcartes l'accepta ; le lendemain matin le problême étoit réfolu. Beckman fut fort étonné; il entra en converfation avec le jeune homme ; & il fe trouva que le militaire de vingt ans en favoit beaucoup plus fur la géométrie que le vieux Profeffeur de mathématiques. Deux ou trois ans après, étant à Ulm en Souabe, il eut une aventure à peu près pareille avec Faulhaber, Mathématicien Allemand. Celui-ci venoit de donner un gros livre fur l'algèbre ; & il traitoit Defcartes affez leftement, comme un jeune Officier aimable, & qui ne paroiffoit pas tout-àfait ignorant. Cependant un jour, à quelques queftions qu'il lui fit, il fe douta que Defcartes pouvoit bien avoir quelque mérite. Bientôt à la clarté & à la rapidité de fes réponses fur les queftions les plus abftraites, il reconnut dans ce jeune homme le plus puiffant génie, & ne regarda plus qu'avec refpect celui qu'il croyoit honorer en le recevant chez lui. Defcartes fut lié, ou du moins fut en commerce avec tous les plus favans Géomètres de fon fiècle. Il ne fe paffoit pas d'année qu'il ne donnât la folution d'un très-grand nombre de problêmes qu'on lui adreffoit dans fa retraite; car c'étoit alors la méthode entre les Géomètres, à peu près comme les anciens Sages, & même les Rois dans l'Orient, s'envoyoient des énigmes à deviner. Defcartes eut beaucoup de part à la fameufe question de la roulette ou de la cycloïde. La cycloïde eft une ligne décrite par le mouvement d'un point de la circonférence d'un cercle, tandis que le cercle fait une révolution fur une ligne droite. Ainfi quand une roue de carroffe tourne, un des clous de la circonférence décrit dans l'air une cycloïde. Cette ligne fut découverte par le Père Merfenne, expliquée par Roberval, examinée par Delcartes qui en découvrit la tangente, ufurpée par Toricelli qui s'en donna pour T'inventeur, approfondie par Pafcal qui contribua beaucoup à en démontrer la nature & les rapports. Depuis, les Géomètres les plus célèbres, tels que Huyghens, Wallis, Wren, Léibnitz, & les Bernoulli, y travaillèrent encore. Avant de finir cet article, il ne fera peut-être pas inutile de remarquer que Defcartes, qui fut le plus grand Géomètre de fon fiècle, parut toujours faire affez peu de cas de la géométrie. Il tenta au moins cinq ou fix fois d'y renoncer, & il y revenoit fans ceffe. C'eft ainfi que la Mothe passa sa vie à écrire contre les vers & à en faire.

Page 19. (12) C'eft un fpectacle auffi curieux que philofophique de fuivre toute la marche de l'efprit de Defcartes, & de voir tous les degrés par où il paffa pour parvenir à changer la face des sciences. Heureufement, en nous donnant fes découvertes, il nous a indiqué la route qui l'y avoit mené. Il feroit à fouhaiter que tous les În

venteurs euffent fait de même; inais la plupart nous ont caché leur marche, & nous n'avons que le réfultat de leurs travaux. Il femble qu'ils ayent craint ou de trop inftruire les hommes, on de s'humilier à leurs yeux, en fe montrant eux-mêmes luttant contre les difficultés. Quoi qu'il en foit, voici la marche de Defcartes. Dès l'âge de quinze ans, il commença à douter. Il ne trouvoit dans les leçons de Les Maîtres que des opinions; & il cherchoit des vérités. Ce qui le frappoit le plus, c'eft qu'il voyoit qu'on difputoit fur tout. A dixfept ans ayant fini fes études, il s'examina fur ce qu'il avoit appris: il rougit de lui-même ; & puifqu'il avoit eu les plus habiles Maîtres, il conclut que les hommes ne favoient rien, & qu'apparemment ils ne pouvoient rien favoir. Il renonça pour jamais aux fciences. A dix-neuf il fe remit à l'étude des mathématiques qu'il avoit toujours aimées. A vingt-un il fe mit à voyager pour étudier les hommes. En voyant chez tous les peuples mille chofes extravagantes & fort approuvées, il apprenoit, dit-il, à fe défier de l'efprit humain, & à ne point regarder l'exemple, la coutume & l'opinion comme des autorités. A vingt-trois, fe trouvant dans une folitude profonde, il employa trois ou quatre mois de fuite à penfer. Le premier pas qu'il fit, fut d'obferver que tous les ouvrages compofés par plufieurs mains, font beaucoup moins parfaits que ceux qui ont été conçus, entrepris & achevés par un feul homme : c'eft ce qu'il eft aifé de voir dans les ouvrages d'architecture, dans les ftatues, dans les tableaux, & même dans les plans de légiflation & de gouvernement. Son fecond pas fut d'appliquer cette idée aux fciences. Il les vit comme formées d'une infinité de pièces de rapport, groffies des opinions de chaque Philofophe, tous d'un efprit & d'un caractère différent. Cet affemblage, cette combinaifon d'idées fouvent mal liées & mal afforties, peutelle autant approcher de la vérité, que le feroient les raifonnemens juftes & fimples d'un feul homme? Son troisième pas fut d'appliquer cette même idée à la raifon humaine. Comme nous fommes enfans avant que d'être hommes, notre raifon n'eft que le compofé d'une foule de jugemens fouvent contraires, qui nous ont été dictés par nos fens, par notre nourrice & par nos maîtres. Ces jugemens n'auroientils pas plus de vérité & plus d'unité, fi l'homme, fans paffer par la foibleffe de l'enfance, pouvoit juger en naiffant, & compofer lui feul toutes les idées? Parvenu jufques - là, Defcartes réfolut d'ôter de fon efprit toutes les opinions qui y étoient, pour y en fubftituer de nouvelles, ou y remettre les mêmes après qu'il les auroit vérifiées; & ce fut fon quatrième pas. Il vouloit pour ainfi dire recompofer fa raifon, afin qu'elle fût à lui, & qu'il pût s'affurer, pour la fuite, des fondemens de fes connoiffances. Il ne penfoit point encore à réformer les fciences pour le public; il regardoit tout changement comme dangereux. Les établiffemens une fois faits, difoit, font comme ces grands corps dont la chute ne peut être que très

rude, & qui font encore plus difficiles à relever, quand ils font abattus, qu'à retenir quand ils font ébranlés. Mais comme il feroit jufte de blâmer un homme qui entreprendroit de renverser toutes les maifons d'une Ville, dans le feul deffein de les rebâtir fur un nouveau plan, il doit être permis à un Particulier d'abattre la fienne pour la reconftruire fur des fondemens plus folides. Il entreprit donc d'exécuter la première partie de fes deffeins, qui confiftoit à détruire; & ce fut fon cinquième pas. Mais il éprouva bientôt les plus grandes difficultés. Je m'apperçus, dit-il, qu'il n'eft pas auffi aifé à un homme de fe défaire de fes préjugés, que de brûler fa maifon. Il y travailla conftamment plufieurs années de fuite, & il crut à la fin en être venu à bout. Je ne fais fi je me trompe, mais cette marche de l'efprit de Defcartes me paroît admirable. Continuons de le fuivre. A l'age de vingt-quatre ans, il entendit parler en Allemagne d'une fociété d'hommes qui n'avoit pour but que la recherche de la vérité : on l'appeloit la Confrairie des Rofe-Croix. Un de fes principaux Statuts étoit de demeurer cachée. Elle avoit, à ce qu'on dit, pour Fondateur un Allemand né dans le quatorzième fiècle. On raconte de cet homme des chofes merveilleufes. Il avoit profondément étudié la magie, qui étoit alors une fcience fort importante. Il avoit voyagé en Arabie, en Turquie, en Afrique, en Espagne, avoit vu fur la terre des fages & des cabaliftes, avoit appris plufieurs fecrets de la nature, & s'étoit retiré enfin en Allemagne, où il vécut folitaire dans une grotte jufqu'à l'âge de 106 ans. On fe doute bien qu'il fit des prodiges pendant fa vie & après fa mort. Son hiftoire ne reffemble pas mal à celle d'Apollonius de Tyane. On imagina un foleil dans la grotte où il étoit enterré ; & ce foleil n'avoit d'autre fonction que celle d'éclairer fon tombeau. La Confrairie fondée par cet homine extraordinaire étoit, dit-on, chargée de réformer les fciences dans tout l'univers. En attendant, elle ne paroiffoit pas; & Descartes, malgré toutes fes recherches, ne put trouver un feul homme qui en qu'elle exiftoit: car on en parloit

fût. Il y a cependant one; on écrivoit pour & contre; &

beaucoup dans toute

même en 1623 on fit l'honneur à ces Philofophes de les jouer à Paris fur le théatre de l'Hôtel de Bourgogne. Defcartes déchu de l'efpérance de trouver dans cette fociété quelques fecours pour les deffeins, réfolut déformais de fe paffer des Livres & des Savans. Il ne vouloit plus lire que dans ce qu'il appeloit le grand Livre du monde, & s'occupoit à ramaffer des expériences. A vingi-fept ans, il éprouva une fecouffe qui lui fit abandonner les mathématiques & la phyfique : les unes lui paroiffoient trop vuides, l'autre trop incertaine. Il voulut ne plus s'occuper que de la morale; mais à la premiere occafion il retournoit à l'étude de la nature. Emporté coinme malgré lui, il s'enfonça de nouveau dans les fciences abftraites. Il les quitta encore pour revenir à l'homme. Il efpéroit trouver plus de fecours pour cette

fcience; mais il reconnut bientôt qu'il s'étoit trompé. Il vit que dans Paris, comme à Rome & dans Venife, il y avoit encore moins de gens qui étudioient l'homme que la géométrie. Il paffa trois ans dans ces alternatives & ce reflux orageux d'idées contraires, entraîné par l'ardeur de fon génie tantôt vers un objet, tantôt vers un autre, inquiet & tourmenté, & combattant fans ceffe avec lui-même. Ce ne fut qu'à trente-deux ans que tous ces orages cefsèrent. Alors il penfa férieufement à refaire une philofophie nouvelle; mais il réfolut de ne point embraffer de Secte, & de travailler fur la nature même. Voilà par quels degrés Defcartes parvint à cette grande révolution : у fut conduit par le doute & l'examen. Il feroit à fouhaiter que tous les hommes imitaffent fon exemple. Il ne dépend pas de nous de n'être pas trompés dans l'enfance, & de n'avoir pas reçu une foule d'opinions: mais tout Philofophe doit, au moins une fois dans fa vie, faire l'examen & la revue de fes idées, & juger tout ce qui eft dans fon ame. Cette méthode épargneroit bien des préjugés à la

il

terre.

Page 21. (13) L'indépendance dont il eft ici queftion, eft ce fentiment honnête & vertueux qui ne reconnoît d'autre affujettiffement que celui des Loix; qui pratique tous les devoirs de Citoyen & de Sujet, mais qui ne peut fouffrir d'autre chaîne; refpecte les titres, mais n'eftime que le mérite, ne fait fa cour à perfonne, parce qu'il ne veut dépendre que de lui-même; fe conforme aux ufages établis, mais fe réserve la liberté de fes pensées. Une telle indépendance, loin d'être criminelle, eft le propre caractère de l'honnête homme; car il n'y a point de vraie honnêteté fans élévation dans l'ame. Celui qui eft trop foumis aux hommes, ne fera pas long-temps foumis aux Loix; & pour être vertueux, il faut être libre. Il n'y a rien peut-être de plus beau dans Homère que cette idée, que du moment qu'un homme perd fa liberté, il perd la moitié de fon ame. On retrouve ce fentiment en mille endroits des ouvrages de Descartes. Je mets, dit-il dans une de fes Lettres, ma liberté d fi haut prix, que tous les Rois du monde ne pourroient me l'acheter; ce fentiment influa fur la conduite de toute fa vie.

Page 21. (14) Defcartes fut très-long-temps incertain fur le genre de vie qu'il devoit embraffer. D'abord il prit le parti des armes comme on l'a vu, mais il s'en dégoûta au bout de quatre ans. En 1623, dans le temps des troubles de la Valteline, il eut quelque envie d'être Intendant de l'Armée; mais fes follicitations ne purent être affez vives pour qu'il réufsit: il mettoit trop peu de chaleur à tout ce qui n'intéreffoit que fa fortune. En 1625, il fut fur le point d'acheter la Charge de Lieutenant Général de Châtellerault; & comme il étoit perfuadé que pour exercer une Charge il falloit être inftruit, il manda à fon père qu'il iroit fe mettre à Paris chez un Procureur au Châtelet, pour y apprendre la

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