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mort fans crainte, comme la fin de fes travaux, & le commencement de fa félicité.

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Quand la maturité de l'âge, fans avoir encore glacé les fens, a feulement amorti leur ardeur, & que la rai fon a acquis affez d'empire pour contrebalancer leur pouvoir, l'homme arraché au pur inftinêt de la nature qui l'emportoit,pour ainsi dire, malgré lui conduit par un guide que l'Etre par effence lui a donné pour le diftinguer de la brute, fembleroit devoir prouver par fa conduite la fupériorité de fon nouveau conducteur; mais en changeant de maître, il ne change que de tyran. Le physique qui le fubjuguoit, n'avoit au moins qu'un pouvoir limité. Il étoit fujet au dégoût & à la fatiété, & cette heureufe inertie de defir laiffoit à la vertu des intervalles pour faire

rougiffoit de fes foibleffes paffées, & cette honte falutaire pouvoit le garantir des pieges que la volupté tend à la jeuneffe. Mais il n'en eft pas de même des paffions morales. Dès que le phyfique fe tait, l'ambition s'éveille pour toujours; tout le cortege qui l'accompagne fe raffemble autour d'elle. La vanité, l'amour - propre, l'envie, la jaloufie, la colere, la haine, la vengeance, tous ces agents fe réuniffent pour étendre fon empire, & l'aider à furmonter tous les obftacles qui pourroient s'opposer à son pouvoir despotique. Les progrès d'un ambitieux ne fervent qu'à fortifier fa paffion. Il regrette tous les moments de plaifir qui ont pu le diftraire jusqu'alors, & craint d'en perdre un feul qui ne foit pas employé à feconder fes projets. L'intrigue & la cabale deviennent fon unique oc cupation. L'efprit toujours rempli de

fon

fon élévation future, il ne vit que dans l'avenir; le préfent n'eft pour lui qu'un paffage pour le conduire à la gloire qu'il attend. Il ne jouit de rien (*). Les honneurs même qu'il parvient à obtenir, ne font pour lui que des échelons, qui, en irritant fes defirs, l'empêchent de goûter ce qui faifoit quelques jours auparavant l'objet de fes fouhaits. Agité fans ceffe par la crainte ou par l'efpérance, il n'a pas un inftant de paix. L'amour du plaifir, en captivant fon ame, l'avoit rendu jusqu'alors l'efclave de fes fens; celui de la grandeur le rend captif de l'ambition. Il jouissoit au moins quelquefois, il ne jouira plus. Le regret même le plus amer que la perte de fes jours malheureux & in

(*) Nous ne fommes | le fentiment & la confijamais chez nous; nous dération de ce qui eft, pour fommes toujours au delà. nous amufer à ce qui fera, La crainte, le defir, l'ef- voire même quand nous pérance nous élancent vers ne ferons plus. Montaigne. l'avenir, & nous dérobent

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quiets arrachera de fon cœur, fera de voir détruire des projets ambitieux qui faifoient toute fon exiftence.

Que l'homme eft bien durant sa vie
Un parfait miroir de douleurs!
Dès qu'il refpire, il pleure, il crie,
Il femble prévoir les malheurs.

Dans l'enfance toujours des pleurs,
Un pédant porteur de trifteffe,
Des livres de toutes couleurs,
Des châtiments de toute espece.

L'ardente & fougueuse jeunesse
Le met encore en pire état;
Des créanciers, une maîtresse,
Le tourmentent comme un forçat.

Dans l'âge mûr autre combat:
L'ambition le follicite,

Richeffes, dignités, éclat,

Soin de famille, tout l'agite.

Vieux, on le méprise, on l'évite;
Mauvaise humeur, infirmité,
Toux, gravelle, goutte, pituite

Affiegent fa caducité (*).

(*) J. Bapt. Rousseau.

On m'objectera fans doute que tous les hommes ne font pas susceptibles de l'ambition proprement dite, c'est-à-dire, du defir infatiable de gouverner ; & j'en conviens. Il eft même rare que cette paffion foit violente dans ceux que la médiocrité de leur efprit & de leurs talents rendent incapables de remplir les vaftes projets qu'elle enfante; mais il y en a peu qui ne foient fenfibles à la fupériorité dans quelque genre,même les plus futiles,qui ne la defirent, & qui ne se fententhumiliés de voir qu'un autre plus habile a mieux réuffi fur le même objet. L'ambition eft donc innée dans les hommes aussi bien que l'amour. Le Créateur a mis ces deux paffions en eux pour la reproduction des êtres & le bonheur du genre humain. L'une nous donne l'exiftence, & l'autre nous procure tous les avantages dont nous jouiffons, par l'émulation qu'elle infpire. Ce n'est

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