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Non certes: nous sommes toujours dans les termes de la probité légale.

Au-dessus des joueurs gros et petits, agiotant au jour le jour, — qui avec la probabilité plus ou moins grande d'un agio en sus de l'intérêt de ses fonds, qui avec la certitude finale de sa perte, s'élèvent l'homme à millions et l'homme à idées, le juif Shylock et l'industrieux Figaro, ceux que l'union de leur fortune et de leur génie place à la tête de la spéculation. Car, nous l'avons dit, le monde spéculant forme une société complète, ayant, de même que le commerce et l'industrie, sa haute finance, sa bourgeoisie et son prolétariat. Inutile d'ajouter que la répartition des profits et des charges. ne s'y fait pas autrement que dans le champ du travail.

Shylock est d'origine plébéienne. La source de sa fortune, c'est quelque calamité publique. Fournisseur, espion, servant, trahissant à la fois toutes les causes, il a grandi au milieu de la détresse de ses concitoyens; il s'est élevé sur des cadavres.

« Les aventuriers anglais des Indes-Orientales avaient gagné des sommes prodigieuses en peu de mois. Revenus dans la métropole, ils bâtissaient des habitations magnifiques où le faste tenait trop souvent lieu de goût; ils faisaient hausser le prix de tous les articles de consommation. En face, on les saluait jusqu'à terre; derrière eux chacun tremblait. On en racontait des histoires épouvantables; et le paysan, tout à la fois malicieux et craintif, frémissait de tous ses membres au passage du lourd carrosse où se rengorgeaient ces hommes, qui n'avaient acquis leurs richesses qu'en foulant aux pieds les lois de l'humanité. Il n'y a pas plus de vingt ans, on racontait à l'auteur de cet ouvrage que lord Clive avait sous son lit une boîte dans laquelle étaient entassées toutes les pièces constatant ses crimes, et qu'il ne s'était suicidé que parce que sa conscience ne lui permettait plus d'en supporter l'écrasant souvenir. »>

<< Fils d'un batelier, obligé, dans sa jeunesse, de dîner sur le bout d'un comptoir, avec un journal pour nappe, Thomas Guy ne laissa pas moins de 12 millions et demi de fr. à sa mort (1724). Ses premières opérations se portèrent sur les bons avec lesquels on payait les marins du temps de Charles II. Après plusieurs années de cruelles privations et de travaux plus grands encore, les défenseurs de la patrie recevaient leur solde en papier, non rem

boursable à la volonté des porteurs. Les marins, trop souvent imprévoyants, étaient contraints d'abandonner ces gages incertains de leur paye aux usuriers, qui les leur escomptaient au taux fixé par leur seule conscience. Des hommes qui avaient fait le tour du monde, comme Drake, ou qui avaient combattu corps à corps avec Tromp, étaient fort inhabiles à lutter contre les agents rusés des usuriers, qui les attiraient dans les ignobles repaires de Rotherhite, et achetaient leurs bons au plus bas prix possible. C'est ainsi que d'excellents matelots, la gloire de la marine anglaise, étaient volés, ruinés et contraints à porter leurs services chez des nations étrangères. C'est à l'achat de ces bons que Thomas Guy s'attacha d'abord, et c'est sur le préjudice porté à nos braves matelots qu'il commença à établir la base de son immense fortune.

<< Il mourut à l'âge de quatre-vingt-un ans, laissant par son testament 240,000 livres sterling (6 millions de fr.) à l'hôpital qui porte son nom. Son corps, qui reposait dans la chapelle des Merciers, fut transféré en grande pompe à l'hôpital Saint-Thomas, et le 13 février 1734, dix ans après sa mort, une statue fut élevée à sa mémoire, dans la cour de cet hospice qu'il avait édifié avec la paye si péniblement gagnée par les matelots anglais. » (Bourse de Londres.)

Shylock est naturellement l'entrepreneur de concessions, l'adjudicataire d'emprunts, le patron de tout ce qui offre de gros profits. Son rôle n'est pas difficile, car, dit le proverbe, l'eau va toujours à la rivière. S'il avise de spéculer sur les marchandises, ce n'est pas à moins de l'accaparement de toute une nature de produits : hier le mercure, le lin; aujourd'hui le cuivre, le trois-six; demain le plomb, les sucres.

Le gouvernement décrète un emprunt 3 0/0 et appelle les capitalistes à soumissionner. Shylock se présente; il devient adjudicataire au taux de 75 fr. 25 c. Ce même jour le 3 0/0 monte à 77. Il vend aux spéculateurs son privilége de verser l'emprunt, et sans sortir de sa caisse autre chose que le cautionnement dont on lui paye l'intérêt, il gagne en quelques heures 15 millions.

Plein de sollicitude pour son pays, il offre un jour à l'État de construire à ses frais, moyennant concession de 99 ans, indemnité pécuniaire et intérêts garantis, un railway que les besoins du commerce réclament impérieuse

ment. » L'État, protecteur du commerce, s'empresse de saisir, une si belle occasion et de conférer à Shylock le privilége qu'il sollicite : « le privilége de se ruiner, » s'en vont criant les Jérémies chargés de prouver au public que Shylock n'a d'autre mobile qu'un ardent amour de l'humanité. Peu de temps après, le juif, trouvant au fond l'affaire bonne, et « jaloux d'en rendre les profits accessibles à tout le monde,»> forme une Société à laquelle il vend, moyennant un nombre d'actions et un prélèvement perpétuel sur le produit net avant toute répartition aux actionnaires, son droit de construire et d'exploiter un chemin de fer dans l'intérêt du

commerce.

Le ploutocrate n'a que faire de chercher les entreprises; elles viennent le trouver d'elles-mêmes. Le public ne veut point d'une spéculation qui ne se recommande pas d'un nom connu. Combien sont-ils, de ces hauts barons de la commandite, faisant de leur honorabilité métier et marchandise, et qui, après avoir un instant figuré sur les listes de fondateurs et premiers actionnaires, se hâtent, l'affaire lancée, d'encaisser leurs primes pour aller ailleurs trafiquer de leur patronage? un demi-cent au plus pour toute la France!

Et le public de s'écrier, et le gouvernement de répéter après lui: Il y a encombrement et souffrance; la place est surchargée, le public saturé; plus de numéraire, le papier nous inonde. Jusqu'à nouvel ordre, le gouvernement ne fera plus de concessions nouvelles, n'autorisera aucune émission d'actions, n'homologuera les statuts d'aucune société anonyme. Il fera plus: il restreindra, par la gêne de ses lois et règlements, la commandite elle-même.

Imbéciles! vos écus se sont engloutis dans la caisse de Shylock, d'où ils ne sortiront que pour favoriser vos reports, accélérer votre ruine, racheter à vil prix vos actions, quitte à revenir à petit bruit à la masse, comme l'eau des sources leur revient sous forme de pluie.

L'homme à idées, c'est Panurge, Scapin, Figaro devenu spéculateur. Il a la conscience élastique et l'esprit goguenard. Il connait à fond toutes les ressources de la réclame et du canard. Il est aussi heureux des succès d'esprit que des

bénéfices de ses mystifications. Il est passé maître dans l'art de faire la prime. Écoutez cet apologue.

Certain aventurier d'une ville d'Afrique, à la recherche d'une idée, comme tant d'autres, se lève un jour tout radieux, et se frappant le front: J'ai trouvé, j'ai trouvé! s'écrie-t-il comme Archimède. Il brosse son habit râpé, cire ses bottes à soupape, met du linge blanc et s'en va trouver le gouverneur. L'intérêt de la morale l'amène auprès de l'autorité, dit-il. Les honnêtes habitants de la cité s'indignent de l'audace avec laquelle s'étale la prostitution. Il ne craint pas d'être démenti par ses concitoyens en demandant qu'un arrêté relègue au plus vite les maisons de débauche dans certain quartier isolé, à peu près désert, où le scandale n'aura pas de témoins. Le fonctionnaire, père de famille et gardien de la morale, spéculateur aussi, promet de s'occuper de l'affaire dans le plus bref délai.

Notre homme court chez un banquier. J'ai besoin d'une caution, dit-il, je ne demande pas d'argent. Et il expose au financier sa démarche dans l'intérêt des mœurs. C'est de l'or en barres, répond ce dernier. Attention!

Les trois puissances marchant de concert, l'administration, la spéculation, la Banque, le jour où parut l'édit purificateur, notre aventurier se trouvait locataire à bail de toute la rue assignée aux maisons de filles.

Ignoble, direz-vous, d'invention comme de style. Eh bien! candide lecteur, nous pourrions attacher au carcan de cette véridique histoire un glorieux nom propre. Nous connaissons le banquier qui a fourni la caution et touché, pour sa part de bénéfice, 9,000 fr. C'est lui-même qui nous a conté l'anecdote.

En voici encore une dont nous vous garantissons l'authenticité.

- A quoi songez-vous, mon cher, d'affermer à si haut prix un chemin qui ne couvre pas ses frais?

L'interpellé rit sous cape. C'est peut-être une mauvaise affaire, répond-il; j'en courrai les risques.

Au bout d'un temps, le prolongement du railway en ques

tion vient donner à la tête de la ligne une importance considérable; les nécessités du service exigent la cassation du bail. Notre fermier invoque le respect des conventions. Toutefois, devant l'intérêt public, il consent à faire un sacrifice. Le bail est annulé moyennant indemnité de deux millions. Si j'avais eu cette idée-là! s'écrient avec admiration les spéculateurs à petits profits.

Des coulissiers, le nez au vent et l'oreille au guet, ont vu plusieurs gros bonnets en conférence et parlant d'un air discret. Il y a des nouvelles, pensent-ils. Et les voilà tous en quête du mystère, chacun pour son compte. Heureux qui découvrira le premier le pot aux roses!

La nouvelle, qui ne demande qu'à se laisser découvrir, devient bientôt le secret de Polichinelle. Seulement chaque investigateur, convaincu qu'il en a seul connaissance, opère avec sécurité. Ils sont deux ou trois cents dans le même cas, et en voyant l'unanimité de leurs tendances, ils commencent à soupçonner la vérité. Shylock et Figaro avaient besoin de produire soit une hausse, soit une baisse; les coulissiers ont donné en plein dans le piége. Fin courant ils payeront ou seront exécutés sans rémission.

Il est bruit d'une fusion de compagnies, d'un accroissement de concession. Bon! les titres vont monter; c'est le cas de jouer à la hausse; seulement attendons que la nouvelle prenne consistance.

La hausse se caractérise un jour très-nettement. C'est le moment d'acheter; le symptôme est décisif, la fusion est certaine. Et les demandes d'achat d'affluer et de pousser à la cherté des titres. Enfin le grand jour arrive : la fusion n'est plus une hypothèse, c'est un fait accompli, officiel. La belle liquidation! Mais voilà que les actions restent stationnaires; elles ont même une tendance à la baisse. Pauvres dupes! l'affaire était escomptée quand vous vous êtes décidés à spéculer.

« La première mystification politique dont on ait gardé le souvenir à la Bourse eut lieu sous la reine Anne. Un beau jour, un homme bien vêtu apparut sur la route royale, galopant à toute

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