Page images
PDF
EPUB

aussi constantes que ses amours; il aimait la variété. Peut-on lui en vouloir de ce qu'il préférait combattre le jacobinisme contre les Dantzigois plutôt que contre les armées républicaines? Il ne tarda point à quitter les bords du Rhin, pour aller rétablir les règne de la morale dans la Pologne prussienne (1). Quant à l'Autriche, elle continua la lutte, à son corps défendant, en Belgique. Ceci est un des traits les plus moraux de la coalition. Il vaut la peine de s'y arrêter.

La guerre se faisait en Belgique avec une faiblesse, un laisseraller qui étonnait les Anglais. Lord Elgin demanda un jour à Thugut si l'intention de l'empereur n'était point de renforcer son armée dans les Pays-Bas. « Du tout, dit le ministre autrichien; nous sommes d'avis que le jeu ne vaut point la chandelle ». Le diplomate anglais déclara qu'en ce cas l'Angleterre devrait se borner à défendre le Hollande. A sa grande surprise, Thugut abonda entièrement dans ce sens (2). « Je tombai des nues, » écrit lord Elgin, et il y avait de quoi. L'Autriche ne songeait plus à partager les dépouilles de la France; elle cherchait à se dédommager ailleurs. On lui avait promis dans le traité de partage de la Pologne les bons offices de la Russie et de la Prusse pour l'acquisition de la Bavière. « Cela est bien vague, se dit la cour de Vienne; en attendant que ces bons offices se réalisent, la Prusse a son lot en bonnes terres et en bonnes villes. » Là-dessus elle noue des intrigues à Saint-Pétersbourg contre son alliée. La Russie prête les oreilles, car on lui parle de reprendre les projets sur l'Orient que Joseph II et Catherine avaient rêvés jadis, avant que l'immorale Révolution de 89 eût éclaté. Mais qui sait? Grâce aux troubles révolutionnaires, et dans la confusion de toutes choses, il y aurait peut-être moyen de donner suite à ces magnifiques combinaisons. L'Autriche prendrait d'abord une partie de la Pologne sur la Prusse, puis la Bavière, puis Venise, puis les légations, puis les provinces limitrophes de la Turquie. Cela valait bien mieux que de se battre contre les sans-culottes! Il y avait cependant une difficulté. Que dirait le comité de salut public? Que dirait le terrible Robespierre? Et la morale donc, que deviendrait-elle? La morale est

(1) Hæusser, Deutsche Geschichte, t. I, pag. 514, 515.
(2) Von Sybel, Geschichte der Revolutionzeit, t. III, pag. 139.

bonne pour les niais. C'est son lot. Restait la république. Il y avait moyen de la contenter. Déjà on disait à Paris que la république devait réclamer ses frontières naturelles, la Belgique et la rive du Rhin. Pourquoi ne les lui donnerait-on point? De cette façon la Russie, l'Autriche et la France se partageraient la domination de l'Europe. Et si elles étaient d'accord, qui oserait se plaindre (1)?

Bien des lecteurs croiront que nous écrivons un roman diplomatique, ce serait certes le plus immoral des romans. Il n'en est rien. C'est le résumé des négociations qui précédèrent le troisième partage de la Pologne, et ce nouvel attentat contenait le germe de plus grands crimes encore. Voilà à quoi aboutit la coalition, cette sainte ligue formée pour le rétablissement de l'ordre moral en Europe! L'Autriche et la Prusse étaient à couteaux tirés; la Russie trahissait la Prusse; aucun des coalisés ne songeait plus à la guerre de principes qu'ils avaient déclarée à la France. Que dis-je ? ils prêtaient la main à Robespierre! Sans le 9 thermidor, ils auraient traité avec l'homme qui passait pour le jacobinisme incarné. L'empereur était prêt à livrer la rive gauche du Rhin à la république, si la république consentait à lui céder la Bavière et l'Italie. Catherine II aurait serré la main du sanglant dictateur, s'il lui avait permis d'aller à Constantinople. L'Angleterre seule tenait à poursuivre la guerre contre la Révolution, mais était-ce à cause de ses principes! Les principes de l'Angleterre, comme la morale de la Prusse et de l'Autriche, sont à l'adresse des simples d'esprit ils signifient intérêt; non pas les grands intérêts de l'humanité, pas même l'intérêt politique de l'Europe, mais l'intérêt du commerce, l'intérêt de l'aristocratie. Telle est la moralité de la coalition. Si la cause de la coalition finit par devenir celle de la liberté, ce n'est pas aux princes qu'on le doit, c'est aux peuples.

(1) Von Sybel, Geschichte der Revolutionszeit, t. II, pag. 188 et suiv.; 1. III, pag. 138140, 328 et suiv. — Hæusser, Deutsche Geschichte, t. I, pag. 482, 507, 584 et suiv.

CHAPITRE II .

LA PROPAGANDE RÉVOLUTIONNAIRE

§ 1. Guerre de propagande

No 1. La révolution et la guerre

I

Nous connaissons une des faces de la longue lutte qui a déchiré l'Europe et qui la divise encore. Nous savons que la coalition était animée de toutes les mauvaises passions qui, au dix-huitième siècle, inspiraient la politique royale. Il nous faut voir maintenant quelle est la part de responsabilité qui pèse sur la Révolution et sur la France. La Révolution commença par renoncer à toute prétention de conquête; puis elle devint conquérante et la France révolutionnaire ne mit plus de limite à son esprit d'envahissement. Voilà, en apparence, une contradiction manifeste. Faut-il dire que la Révolution dégénéra du jour où elle fit la guerre, et qu'elle donna un démenti aux nobles promesses de 89, en portant son drapeau ensanglanté dans tous les pays de l'Europe? C'est l'opinion d'un écrivain de génie qui mérite d'être écouté, alors même qu'il méconnaît les nécessités de la vie réelle pour se livrer aux inspirations de l'idéal.

« Les événements, dit Lamartine, ont prononcé sur cette grande controverse; il ne reste à l'histoire qu'à recueillir le témoignage des faits. Qu'arriva-t-il quand la France, au lieu de l'apos

tolat des principes, envahit les territoires de tous les peuples? Il n'y eut qu'un cri contre l'ambition française; les nations dont l'indépendance était outragée, se rallièrent pour leur défense commune, à leurs gouvernements. Les rois profitèrent de ce soulèvement pour transformer leurs sujets en soldats; pendant vingt ans, le sang coula entre la France et les peuples que cette guerre funeste empêcha de fraterniser dans la même foi. En France même, l'engouement soldatesque pour les grands généraux se substitua à l'enthousiasme pour les principes de 89; les coups d'État des baïonnettes, les dictatures militaires surgissent de l'ambition naturelle à des soldats vainqueurs. La France fut victorieuse, mais la liberté asservie, et toutes les forces perverties du patriotisme tournées contre la Révolution. Quel fut le résultat de cet égarement? L'avénement des réformes politiques, sociales et rationnelles en Europe, retardé de plusieurs siècles peut-être, la philosophie tuée par la guerre qui ne pense pas mais qui tue. >>

Lamartine conclut que Mirabeau, Lafayette, Bailly, Robespierre, Talleyrand étaient les véritables prophètes de la philosophie en déconseillant la guerre offensive, tandis que Danton, Marat, Barnave, les girondins futurs et les démagogues présents, n'étaient que les prophètes du sang, sang perdu pour le triomphe des idées populaires. La Révolution est idée; ce sont les idées qui doivent combattre, invisibles et invulnérables, dans l'esprit des peuples pour elle; mais pour que les idées se naturalisent dans l'esprit des peuples, il faut qu'elles soient désarmées. Une vérité présentée à la pointe des baïonnettes n'est plus une vérité, c'est un outrage (1).

Est-il vrai qu'il faille maudire la guerre, comme une erreur des factieux et des ambitieux? Est-il vrai que les grands révolutionnaires la repoussaient? Un écrivain, dont la démocratie déplore la perte, Proudhon, proteste contre cette accusation. «Non, dit-il, ceux qui en 1791 firent décréter la guerre à la contre-révolution, représentée par l'étranger, ne furent ni des factieux ni des ambitieux; ils avaient, au contraire, plus que Robespierre et ses amis, le vrai sentiment de la Révolution. Qu'eût-elle donc été cette Révolution, sans la sanction du sang et de la victoire? La guerre est

(1) Lamartine, Histoire des Constituants, t. IV, pag. 374-376 (édit. in-8°).

divine, la guerre est justicière, la guerre est régénératrice des mœurs (1)...

Nous ne nous associons à cette glorification de la guerre qu'avec des réserves. Tout ce que dit Lamartine des funestes effets de la force brutale, alors que des idées sont en cause, est vrai. Mais il est vrai aussi que les guerres de la Révolution furent une nécessité, et en un certain sens un bienfait de la Providence. Lamartine se trompe en accusant l'un des partis qui divisaient la Révolution d'avoir provoqué la guerre. C'est la Révolution même qui est la guerre en essence, la guerre des idées nouvelles contre le passé politique et religieux. Dira-t-on que cette guerre aurait pu et dû se passer dans l'intérieur de la France, et qu'en devenant une guerre européenne, elle aboutit à la contre-révolution? C'est oublier d'abord que la guerre fut méditée contre la Révolution par l'Europe monarchique, alors que les hommes de 89, dans leur illusion, croyaient sincèrement que l'ère nouvelle serait une ère de paix. C'est méconnaître encore la portée universelle, humaine de la Révolution; elle ne s'adressait pas uniquement à la France, elle était appelée à régénérer l'Europe. Dès lors la lutte, et une lutte sanglante, était fatale. Car l'opposition était inévitable. L'Europe monarchique n'avait pas plus envie d'abdiquer que l'aristocratie et l'Église. L'échafaud, la guerre civile et la guerre étrangère ne sont que les actes divers d'un seul et même drame. Si donc il y a un coupable, c'est la Révolution : c'est elle qui commença la guerre, non en 92, mais en 89. Initiative glorieuse que l'histoire ne lui imputera pas à crime; elle ne condamne pas ceux qui font les révolutions, elle flétrit ceux qui les rendent nécessaires.

Montesquieu dit que toute révolution est conquérante. Parole profonde qui va au delà de la pensée de celui qui l'a formulée. L'auteur de l'Esprit des lois explique fort bien pourquoi il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une conquête que celui qui est déchiré par la guerre civile (2). Il y a cependant des révolutions qui ne furent point conquérantes celles d'Angleterre et d'Amérique restèrent concentrées sur elles mêmes. Si la Révolu

(1) Proudhon, la Guerre et la Paix, t. I, pag. 110.

(2) Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, chap. xi.

« PreviousContinue »