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Desmoulins ne niait point que plusieurs nations ne pussent se fondre en un seul État. En réalité, les projets de république universelle, quand on voulait leur donner un corps, aboutissaient à une propagande de conquête. Restait à voir quels peuples pouvaient être unis à la république française. Les sectateurs d'Anacharsis Cloots avaient une ambition aussi envahissante que les Alexandre et les Napoléon; s'ils étaient parvenus à réaliser leur rêve ils auraient essayé de jeter un pont entre notre globe et les autres planètes. Camille Desmoulins dit qu'il faut avant tout que les hommes parlent le même idiome; cela ne suffit point; il faut encore qu'ils aient les mêmes idées sur les grands objets politiques, les mêmes mœurs et les mêmes habitudes. Quant aux peuples qui ont entre eux des différences trop marquées, ils doivent rester isolés et indépendants. Il est vrai que les voyageurs nous disent que les nations modernes tendent à avoir la même figure; la langue française aussi se propage de plus en plus en Europe. Est-ce à dire que l'Europe doive se réunir à la république française? Desmoulins répond que la nature, cette sage mère, a indiqué aux peuples des bornes éternelles que tout l'art des conquérants ne pourra jamais ébranler : ce sont les fleuves et les montagnes. « C'est dans ces magnifiques bordures qu'elle a, pour ainsi dire, encadré les nations; c'est dans ces limites naturelles qu'elle a marqué et circonscrit les différents climats ainsi que les différentes habitudes auxquelles ils donnent naissance. Tous ceux qui ont franchi ces bornes ont été punis. >>

Il y a une triste prophétie dans ces paroles. La France se laissa entraîner par l'esprit de propagande uni à l'esprit de conquête; elle finit par dépasser les bornes que la nature a tracées à son territoire. Au bout de cette brillante carrière elle trouva l'inévitable punition, dont parle Camille Desmoulins, des revers aussi éclatants que ses triomphes. Il faut que cette ambition ait un bien grand prestige pour la race française, puisque le nom dans lequel elle s'est incarnée a suffi pour rallier autour de lui l'immense majorité de la nation. C'est une tendance funeste. Nous allons bientôt la suivre dans ses excès. Opposons-lui d'avance tout ce qu'il y avait d'idées justes et généreuses dans le mouvement de 89 et de 93. Ce sera comme un contre-poison pour la passion enivrante de la gloire militaire.

Il y avait dans la Convention nationale un prêtre chrétien que ses aspirations démocratiques semblaient rapprocher des doctrines excessives qui, partant de la république universelle, aboutissent à un despotisme illimité. L'abbé Grégoire parle avec enthousiasme de la liberté et de la fraternité. Dans l'adresse à la seconde législature qu'il fit voter par les jacobins, il dit : « Vous travaillez donc pour la famille du genre humain. A mesure que l'art social perfectionnera nos institutions politiques, elles deviendront la propriété du monde entier. Puisse le génie de la liberté embrasser bientôt l'universalité des régions, y faire asseoir la paix à côté des vertus, y fixer le règne du bonheur, et par les liens d'une sainte fraternité, unissant tous les hommes, hâter le moment où il n'y aura plus de peuples étrangers (1)! >> Voilà des sentiments chrétiens tout ensemble et démocratiques. Ils charment par ce qu'ils ont de généreux, mais il s'y trouve un venin caché sous le nom séduisant de république universelle. L'abbé Grégoire s'arrête sur la pente de l'abîme. Il avoue qu'il serait beau de voir tous les peuples réunis ne former qu'un corps politique comme ils ne forment qu'une famille, mais avant de s'abandonner à ce rêve enchanteur, il demande quelle idée précise on attache au mot de république universelle. Écoutons sa réponse :

<< Si l'on entend que l'univers entier aura les mêmes lois, il est évident que quoique les principes de la nature et la déclaration des droits soient de tous les lieux comme de tous les temps, leur application est subordonnée à une foule de circonstances locales qui nécessitent des modifications. Les immenses variétés qui résultent des climats, des productions du sol et de l'industrie, de l'idiome, des mœurs, de l'habitude, repoussent le projet d'amener l'univers à l'unité politique. Veut-on nous dire que les peuples ayant des constitutions différentes, les fonderont toutes sur les principes de la liberté, de l'égalité, et se chériront en frères? C'est le cas d'appliquer le conseil d'un ministre à l'abbé de SaintPierre: Envoyez préalablement des missionnaires pour convertir le globe... Veut-on nous dire enfin que les divers États du globe formeront des alliances? Cette hypothèse ne s'applique guère

(1) Moniteur du 4 octobre 1791.

qu'à ceux qui sont rapprochés par des relations commerciales. Ainsi bien du temps doit s'écouler encore avant que les Français ne signent un traité avec les Schondes ou les Pépys. Sous ces divers aspects, la République universelle est en politique ce que la pierre philosophale est en physique (1). »

Il faut dire plus si nous trouvions cette pierre philosophale, nous devrions nous hâter de la jeter au fond de la mer. C'est faire trop d'honneur à la république universelle que de l'appeler une utopie; l'idée resterait fausse quand même elle serait réalisable. En effet, c'est l'unité absolue, pliant le monde entier sous des lois uniformes. Il suffit de réfléchir un instant aux conditions de la vie et de son développement, pour se convaincre que ce que l'on regarde comme un idéal serait la mort de l'humanité. Quel est le but de notre existence? n'est-ce point le développement le plus complet de nos facultés dans leur variété infinie? Or, ce développement n'est possible que si le monde social et politique offre un spectacle varié qui éveille des sentiments et des idées différentes. Si tous les hommes parlaient la même langue, si tous recevaient les mêmes impressions, si tous avaient les mêmes pensées, la riche variété que le Créateur a répandue dans son œuvre, ferait place à une tuante uniformité, et l'uniformité conduirait inévitablement à cette médiocrité dont nous voyons l'image dans un ordre fameux. La société des jésuites n'a qu'une âme, répandue dans mille corps; mais ces corps n'ont qu'une vie factice : ce sont des cadavres vivants, une horrible monstruosité.

Nous ne voulons point quitter le rêve de la république universelle, sans faire une réserve pour ce qu'il a de vrai. Jusque dans ses excès, il a une mission providentielle. La Révolution de 89 était appelée à devenir une révolution humaine; il lui fallait donc une ardeur illimitée de prosélytisme, et même le rude bras du conquérant. Sans parler des desseins de Dieu qui ne justifient point les hommes, le cosmopolitisme philosophique qui a donné naissance à l'idée de république universelle, ne doit pas être confondu avec les fausses conséquences que les panthéistes religieux et politiques en tirèrent. L'unité n'exclut point la variété, et la va riété s'harmonise avec l'unité. Quand Fénelon prêchait le cosmo

(1) Moniteur du 28 novembre 1792.

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politisme, il n'entendait point nier la nationalité et la patrie. Quand l'abbé Grégoire critiquait la république universelle d'Anacharsis Cloots, il n'entendait point préconiser l'égoïsme national : « L'égoïsme des nations, dit-il, est aussi coupable que l'égoïsme des individus. Le patriotisme n'est point exclusif: l'énergie de ce sentiment se concilie avec cette douce philanthropie qui s'efforce d'anéantir les préjugés, l'intolérance, les rivalités, les haines entre les peuples, et de resserrer les nœuds de la fraternité entre les diverses sections de la famille humaine (1). » Ce sont ces sentiments qui animaient les hommes de 89 et de 93; et c'est grâce à leur ardeur de propagande que la Révolution a fait le tour du monde.

(1) Moniteur du 7 floréal an III.

CHAPITRE III

LA RÉPUBLIQUE CONQUÉRANTE

§ 1. L'ambition de la république et l'ambition de la coalition

No 1. La république

I

Dans son premier élan, la république française voulut républicaniser l'Europe. Elle se faisait grandement illusion, en croyant que les peuples n'attendaient qu'un signal pour renverser les trônes. L'Europe n'était pas mûre pour une révolution aussi radicale; la France même ne l'était point. Ce qui se passa en Belgique éclaira la Convention nationale. On s'était imaginé que les Belges se hâteraient de voter leur réunion à la France républicaine, et l'on trouva un peuple asservi par la superstition, et ne comprenant pas même les bienfaits d'une Révolution faite au nom de la libre pensée. A quoi servait donc la guerre de propagande? La république s'aliénait l'Europe à laquelle elle déclarait une guerre à mort, et elle ne se conciliait pas les nations. C'était rendre la paix impossible, et par suite compromettre l'existence même de la liberté en France.

C'étaient les girondins qui, inspirés par l'instinct révolutionnaire, avaient poussé à la guerre contre l'Europe monarchique. La montagne n'y fut jamais favorable. Après la chute de la gironde, le parti montagnard renonça à la politique aventureuse de ses adversaires. Tout en jetant l'insulte aux rois, Robespierre déclara que c'était aux peuples à se délivrer eux-mêmes de leurs tyrans.

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