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leurs espérances ou leurs craintes pour le progrès de la raison, leurs projets pour l'accroissement des lumières et la destruction. du fanatisme (1). »

Voltaire est le souverain spirituel du monde civilisé; mais c'est moins lui qui règne que la philosophie dont il est l'organe. Tandis que les rois de France confiaient l'éducation de leurs héritiers. présomptifs à des évêques ou à des abbés, Catherine II proposa à d'Alembert de se charger de l'éducation de son fils. L'impératrice de toutes les Russies apprit que Diderot était obligé de vendre sa bibliothèque; elle l'acheta pour la lui rendre. Puis elle appela le philosophe français auprès d'elle. Catherine II faisait sa cour à tous les grands écrivains qui illustraient la France, alors que son roi la déshonorait. Elle prodigua à Buffon les marques de son admiration avec une délicatesse de femme, en lui envoyant tout ce qui, dans ses vastes États, devait le plus exciter sa curiosité, et en recherchant par une attention ingénieuse les productions singulières qui pouvaient servir de preuve à ses opinions (2). Nous ne parlons point au figuré quand nous disons que la littérature française était une royauté au dix-huitième siècle. Les rois reçoivent des ambassadeurs : c'est, disent les publicistes, une des prérogatives de la puissance royale. Eh bien, au dernier siècle, les princes entretenaient à Paris des ambassadeurs littéraires : tel était Grimm, le spirituel correspondant de Diderot (3).

Quelle est la cause de cette domination universelle exercée par quelques hommes de lettres? Leur empire ne date point du dixhuitième siècle. Déjà au dix-septième, alors que l'Europe se coalisait contre l'ambition de Louis XIV, elle acceptait sans résistance le joug de la littérature française. Macaulay dit qu'à cette époque la France avait une puissance plus étendue que celle du peupleroi. Elle régnait sur tout le monde civilisé par les lettres. Il y a une marque de cette influence prodigieuse qui mérite que l'on s'y arrête. Les peuples, les grands du moins, négligeaient leur langue maternelle, ils l'oubliaient, pour ne parler que le français (4). On

(1) Condorcet, Vie de Vollaire.

(2) C'est Condorcet qui fait cette remarque dans la Vie de Vollaire.

(3) Sismondi, Histoire des Français, t. XVII, pag. 130 (édition de Bruxelles).

(4) Macaulay, The history of England, from the accession of James the second, t. I, chap. (pag. 390 de l'édition de Leipzig).

a dit que la langue, c'est tout le peuple. Si la langue de l'Europe était française, les sentiments, les idées, devaient aussi être empruntés à la France. Voilà une monarchie universelle d'une nouvelle espèce qui se fonde au moment même où l'Europe repousse les entreprises ambitieuses de Louis XIV. Un philosophe allemand dit que c'était plutôt une république universelle (1); en effet ce n'est point la violence qui l'établit, mais bien la soumission volontaire. Aussi l'Europe resta-t-elle sous le charme de cette servitude, après que la domination de Louis XIV se fut écroulée.

Voltaire constate le fait de cette extension merveilleuse des lettres françaises; il en fait honneur au génie de la nation : « L'esprit de société, dit-il, est le partage naturel des Français : c'est un mérite et un plaisir dont les autres peuples ont senti le besoin. La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens, et par là elle contribue dans toute l'Europe à un des plus grands agréments de la vie (2). » Voltaire rapporte à la sociabilité française l'influence que la France exerce par sa langue et par sa littérature. Il y a un côté léger, futile dans cette domination; Voltaire qui aime tant à rire et à railler, ne manque point de dire que les Français, ce peuple volage, règnent dans vingt climats divers par leurs modes; mais il ajoute que la France règne aussi par ses arts et par sa politesse, de même que jadis la Grèce servit d'exemple à l'univers (3). Lui, dont la souveraineté était reconnue dans toute la république des lettres, n'avait garde de dédaigner l'empire que les lettres exerçaient. Il écrit à d'Alembert : « Ce n'est ni à messieurs du parlement, ni à messieurs des convulsions, ni à nos généraux, ni à nos premiers commis qu'on doit cette influence. Une douzaine d'êtres pensants, à la tête desquels vous êtes, empêche que la France ne soit la dernière des nations (4). »

(1) Herder, Adrastea, I, Begebenheiten des vergangenen Jahrhunderts; Ludwig der XIV, no 8.

(2) Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XXXII.

(3) Voltaire, Ode sur le carrousel de l'impératrice de Russie (1766). OEuvres, t. X, pag. 463, édit. de Renouard.

(4) Voltaire, Correspondance avec d'Alembert, 1763, no 117.

Ainsi c'est par la pensée que la France règne sur le monde civilisé. Ce n'est pas à dire que les écrivains du dix-huitième siècle aient été des philosophes profonds. Même sur le terrain littéraire, l'Angleterre du dix-septième siècle aurait pu réclamer contre l'engouement que l'on témoignait pour les lettres françaises. Qui pourrait être comparé à Shakespeare ou à Milton? Il faut donc qu'il y ait une raison, autre que le mérite littéraire ou philosophique, qui explique la singulière domination de la France au dernier siècle. Écoutons encore Voltaire : qui, mieux que lui, pourrait nous dire le caractère distinctif de la littérature dont il fut le monarque envié?

Voltaire écrit au roi de Prusse : « Vous savez que je n'ai pas de prévention pour ma patrie; mais j'ose assurer qu'elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nés dans son sein (1). » C'est dire que la nation française a, au plus haut degré, l'esprit d'universalité, de cosmopolitisme qui seul explique le caractère essentiel de la révolution française. Dans sa lettre à l'Académie (2), Voltaire rappelle qu'il fut le premier qui fit connaître Shakespeare, le premier qui, en traduisant librement quelques morceaux en vers, fit connaître Pope, Dryden et Milton, le premier qui expliqua les éléments de la philosophie du grand Newton, le premier qui osa rendre justice à la sagesse de Locke. Dans une autre lettre à l'Académie (3), Voltaire ajoute : << Permettez-moi de vous répéter que j'ai passé une partie de ma vie à faire connaître en France les passages les plus frappants des auteurs qui ont eu de la réputation chez les autres nations. J'ai rendu justice à l'Anglais Shakespeare, comme à l'Espagnol Calderon, et je n'ai jamais écouté le préjugé national. >>

C'est parce que Voltaire dédaignait les préjugés nationaux qu'on l'accusa « d'envisager toujours plus le genre humain que sa patrie », et on adresse le même reproche à tous les philosophes du dix-huitième siècle; tous peuvent répondre comme Voltaire : « A l'exemple du grand Fénelon, j'ai embrassé tous les hommes dans mon esprit de tolérance, dans mon zèle et dans mon

(1) Voltaire, Correspondance avec le roi de Prusse, 9 mars 1747, n° 224.

(2) Lue le 25 août 1776 (Mélanges littéraires).

(3) De 1778, placée en tête de la tragédie d'Irène.

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amour (1). » Est-ce à dire que Voltaire ait entendu absorber les nations dans l'humanité? Il a trop de bon sens pour méconnaître le sentiment naturel qui nous attache à la patrie; mais il ne veut point que ce sentiment dégénère en haines nationales, comme nous l'avons dit ailleurs (2). « Le véritable et solide amour de la patrie, dit-il, consiste à lui faire du bien et à contribuer à sa liberté autant qu'il nous est possible; mais disputer seulement sur les auteurs de notre nation, nous vanter d'avoir parmi nous de meilleurs poètes que nos voisins, c'est plutôt sot amour de nousmêmes qu'amour de notre pays (3). »

II

La littérature est l'expression de la société. Si les écrivains français ont à un si haut degré l'esprit de cosmopolitisme, il faut que la nation française soit cosmopolite. C'est encore un fait que l'on nierait vainement, car l'histoire l'atteste. Au moyen âge, ses rois s'intitulaient les fils aînés de l'Église, et ils méritaient ce titre, la nation entière le méritait. Ce sont les Francs qui consolidèrent le catholicisme; ce sont encore les Francs qui fondèrent la papauté (4). Qui ignore que ce furent des hommes de race française qui se mirent à la tête des croisades? Qui ignore que les Européens sont encore aujourd'hui appelés en Orient du nom de Francs? Les Francs représentent donc, pour ainsi dire, toute la chrétienté. Pourquoi cette solidarité de la France et du catholicisme? Elle tient précisément au caractère d'universalité de la nation. Le catholicisme est la religion du monde entier : c'est du moins sa prétention. De même la race française confond ses destinées avec celles de l'humanité; en ce sens, elle est catholique par essence. Voilà pourquoi elle n'a pas accepté la réforme de Calvin. Au seizième siècle, le protestantisme avait les allures d'une secte étroite; or, la France n'entendait point devenir une secte, elle veut être de la religion de l'humanité.

(1) Voltaire, Un chrétien contre six juifs, XXI (dans les Mélanges historiques).

(2) Voyez le tome XII de mes Études sur l'histoire de l'humanité.

(3) Voltaire, Essai sur la poésie épique, chap. VIII.

(4) Voyez mon Étude sur les Barbares et le catholicisme.

A partir du dix-septième siècle l'influence de la religion sur le monde politique cesse. Le catholicisme ne parvient pas à absorber la réforme; dès lors il devient lui-même une secte. Un nouveau développement religieux se prépare, sous l'inspiration du christianisme réformé, et sous les auspices de la philosophie. La France est appelée à y jouer un grand rôle, celui de la propagande philosophique. Ce n'est pas qu'elle prenne l'initiative du mouvement, l'impulsion vient de l'Angleterre. Mais pour que le déisme anglais influe sur l'Europe, il faut que la France l'interprète et le répande (1). N'est-ce pas une marque évidente de cet esprit d'universalité, de ce prosélytisme que nous constatons comme le caractère particulier de la race française (2)?

. Un écrivain, aussi hostile à la philosophie qu'à la Révolution, le comte de Maistre, a écrit une belle page sur le génie de la France; c'est dans la bouche d'un Russe parlant à un Français qu'il place ce magnifique éloge de la nation française: « Deux caractères vous distinguent de tous les peuples du monde, l'esprit d'association et celui de prosélytisme... Il me semble qu'un prophète, d'un seul trait de son fier pinceau, vous a peints d'après nature, il y a vingt-cinq siècles, lorsqu'il a dit: Chaque parole de ce peuple est une conjuration; l'étincelle électrique parcourant, comme la foudre dont elle dérive, une masse d'hommes en communication, représente faiblement l'invasion instantanée, j'ai presque dit fulminante, d'un goût, d'un système, d'une passion parmi les Français qui ne peuvent pas vivre isolés. Au moins, si vous n'agissiez que sur vous-mêmes on vous laisserait faire; mais le penchant, le besoin, la fureur d'agir sur les autres, est le trait le plus saillant de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-mêmes. Chaque peuple a sa mission: telle est la vôtre (3). » Nous disions que le comte de Maistre écrit la glorification de la nation française. Pour mieux dire, il constate un fait, et son témoignage est considérable; car il est l'ennemi passionné de la philosophie et de la Révolution, c'est lui qui a inauguré la réaction

(1) Voyez le tome XII de mes Études sur l'histoire de l'humanité.

(2) Toute solution sociale ou intellectuelle reste inféconde pour l'Europe jusqu'à ce que la France l'ait interprétée, traduite, popularisée. » Michelet, Intro luction à l'histoire universelle.

(3) De Maistre (le comte), Soirées de Saint-Pétersbourg, VI Entretien.

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