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<< Elle pouvait paraître légitime aux yeux de Bonaparte, dit l'Homme d'État dans ses Mémoires, à raison des envahissements projetés récemment par quelques-unes des puissances européennes, envahissements dont elles cherchèrent à le rendre lui-même le complice, l'instrument et l'arbitre. En effet, l'Autriche, Naples, la Toscane avaient voulu sous son égide partager les États pontificaux. La cour de Vienne reçut de lui la république de Venise, qui certes ne lui appartenait point; elle lui avait même demandé le Piémont, sans qu'il eût le droit de le lui donner. L'Espagne en obtint la Toscane, qui n'était pas davantage à elle, en échange du duché de Parme, légalement indépendant des deux parties contractantes. Tout était donc cupidité, usurpation, illégitimité de la part des souverains héréditaires et légitimes. Comment Bonaparte, vainqueur, n'eût-il pas conçu de semblables idées (1)? »

Le portrait de la vieille royauté n'est point flatté, bien qu'il soit tracé par un ami. Il s'y trouve cependant une omission. L'Homme d'État est le défenseur de la Prusse. Était-elle moins cupide, moins envahissante que les autres monarchies? Nous l'avons vue à l'œuvre fanfaronne de légitimité, puis désertant la coalition, non parce qu'elle se convertit aux principes de 89, mais pour partager les dépouilles de la Pologne, au mépris de ses engagements, enfin trafiquant de la patrie allemande, cédant la rive gauche du Rhin à la république afin de s'arrondir sur la rive droite. Un illustre orateur flétrit cette honteuse politique à la tribune d'un peuple libre: « Seul de tous les princes, le roi de Prusse se dégrada à ce point d'avilissement de devenir l'instrument de l'injustice et de la rapacité, d'abord de la république puis d'un homme. Méprisable pour sa servilité, et odieux pour sa convoitise (2). »

La république avait aussi ses convoitises, et Napoléon est l'ambition incarnée. Mais du moins le grand conquérant avait une mission révolutionnaire à remplir: il devait broyer les rois qui avaient pris les armes pour étouffer la liberté dans son berceau. Ces rois, plus cupides encore que contre-révolutionnaires, après avoir déclamé contre la liberté, l'inscrivirent sur leur drapeau,

(1) Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. II, pag. 438.
(2) Fox, Discours, dans l'Edinburgh review, octobre 1854, pag. 384.

en démentant leur passé, et leur avenir. Misérables jouets de l'intérêt princier, ils creusèrent eux-mêmes le tombeau de la vieille monarchie. Quelle distance entre ces nains et le géant qui aspire à gouverner le monde ! Il n'est pas appelé à le gouverner, mais à le détruire. Et qui a mieux rempli sa mission? Si la mission providentielle ne justifie point les héros, elle leur donne du moins une incomparable grandeur. Nous n'avons aucune envie de nous joindre aux adorateurs de Napoléon, nous avons condamné l'ambition du général et du premier consul; nous condamnerons l'ambition de l'empereur. Mais ses fautes et ses folies mêmes l'élèvent infiniment au dessus des rois de vieille souche, auxquels il eut tort de s'associer il n'oublia jamais, au milieu de ses égarements, qu'il avait une œuvre de civilisation à accomplir.

CHAPITRE III

L'EMPEREUR

§ 1. La Monarchie universelle

No 1. Le système fédératif de l'empire

Quand Napoléon mit sur sa tête la couronne impériale, l'Europe épouvantée s'attendit à de nouveaux envahissements, à de nouvelles annexions; elle ne voyait d'autre limite à cette ambition croissante que la monarchie universelle. L'empereur commença par repousser comme une calomnie les projets qu'on lui supposait. Il fit insérer au Moniteur une note destinée à rassurer l'Europe « On dit que l'empereur va réunir sous son gouvernement la république de Lucques, les États du saint-père... On dit que la Suisse et la Hollande auront le même sort... Non, la France ne dépassera jamais le Rhin! et ses armées ne le passeront plus... Elle n'a géographiquement rien à désirer de ce qui appartient à ses voisins (1). »

La note du Moniteur ne tranquillisa pas l'Europe; on n'attachait pas grande confiance aux déclarations du journal officiel. Napoléon crut devoir répudier la politique de conquête qu'on lui imputait, d'une manière plus solennelle, en ouvrant la session du Corps législatif « Je ne veux pas, dit-il, accroître le territoire de la France, mais en maintenir l'intégrité. Je n'ai point l'ambition d'exercer en Europe une plus grande influence, mais je ne veux pas déchoir de celle que j'ai acquise. Aucun État ne sera incorporé

(1) Moniteur du 10 juillet 1804.

dans l'empire, mais je ne sacrifierai point mes droits, ni les liens qui m'attachent aux États que j'ai créés (1). »

Cependant Napoléon, à peine empereur, mit la couronne d'Italie sur sa tête. N'est-ce pas un premier pas vers le rétablissement de cet empire d'Occident qu'on l'accusait de rêver? Luimême crut devoir expliquer sa pensée tout entière, dans un discours qu'il tint au Sénat. Il avoue la force et la puissance de l'empire français, mais il prétend qu'elles sont surpassées par la modération qui préside à toutes ses transactions politiques. Pour prouver sa modération, l'empereur rappelle que le partage de la Pologne, la conquête des Indes et de presque toutes les colonies avaient rompu l'équilibre général au détriment de la France. Napoléon proteste que de tous les pays qu'il a conquis, il n'a gardé que ce qui était nécessaire pour maintenir la France au même point de considération et de puissance où elle avait toujours été : «Tout ce que nous avons jugé inutile pour rétablir l'équilibre, nous l'avons rendu, et par là nous avons agi conformément au principe qui nous a constamment dirigé, de ne jamais prendre les armes pour de vains projets de grandeur, ni par l'appât des conquêtes (2). »

Tenons note de ces promesses solennelles, elles témoignent pour les principes proclamés par la Révolution; alors même qu'il les désertait, l'empereur ne cessait de les professer dans ses discours officiels; c'est un aveu que la puissance des idées lui arrache l'histoire l'invoquera contre lui, car ses actes furent en tout le contre-pied de ses protestations. « Nous avons conquis les trois quarts de l'Allemagne, dit l'empereur dans son discours au Sénat, et nous l'avons évacuée tout entière. » Il se vante d'avoir relevé et raffermi les princes allemands, et de leur avoir donné plus d'éclat et de splendeur que n'en avaient jamais eu leurs ancêtres. En apparence, oui, mais la confédération du Rhin nous dira que les princes parés des conquêtes de Napoléon n'étaient que des instruments de son ambition. « La Hollande, continue l'empereur, à peine conquise, a été déclarée indépendante. »

(1) Correspondance de Napoléon, t. X, pag. 106.

(2) Discours de l'empereur au sénat, le 27 ventòse an XIII. (Correspondance de Napoléon, t. X, pag. 293.)

Tout en proclamant cette indépendance, Napoléon laisse échapper des paroles qui sont comme l'annonce de la future annexion: <«<La réunion de la république batave à notre empire eût été le complément de notre système commercial, puisque les plus grandes rivières de la moitié de notre territoire débouchent en Hollande. » Ces considérations seront invoquées bientôt pour justifier une annexion qui ruinait la Hollande et qui prouvait à l'Europe que l'ambition de Napoléon était insatiable.

Nous venons de dire quelle fut la signification véritable de la médiation que le premier consul exerça en Suisse. L'empereur exalte sa modération : « Ses armées occupaient la Suisse; sa réunion eût complété la frontière militaire de l'empire; toutefois elle se gouverne au gré de ses dix-neuf cantons, indépendante et libre ». Et de quel droit Napoléon aurait-il annexé la république helvétique à la France? L'occupation de la Suisse était déjà un attentat contre sa liberté; sa réunion eût été un crime; quant à l'indépendance que le médiateur lui laissa, ce n'était qu'une fiction. L'empereur s'explique encore sur le sort de la république italienne « Bien que l'annexion de son territoire à l'empire eût été utile au développement de l'agriculture française, le premier consul confirma son indépendance à Lyon; et l'empereur déclare que les deux couronnes de France et d'Italie seront séparées à la paix >>.

Que dire de cette politique de modération? Les faits ont donné un éclatant démenti aux paroles de Napoléon. En 1805, le Tribunat constate avec bonheur ses dispositions pacifiques : « Cette déclaration solennelle, dit-il, sera pour l'Europe le gage sacré des sentiments de modération et de paix qui vous ont constamment animé. » L'empereur répond : « Ces sentiments seront la règle de mon gouvernement. » Une année se passe, et dans le discours qu'il tient à l'ouverture du Corps législatif il est question d'un système fédératif de l'empire: « La France, dit-il, est unie aux peuples de l'Allemagne par les lois de la confédération du Rhin; à ceux des Espagnes, de la Hollande, de la Suisse et des Italies par les lois de notre système fédératif (1). » Qu'est-ce que ce système fédératif? Pourquoi l'empereur ne parle-t-il pas simplement

(1) Discours du 16 août 1807. (Correspondance de Napoléon, t. XV, pag. 624.)

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