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La Révolution de 89 porte le nom de Révolution française. Est-ce à dire que cet immense mouvement ne regarde que la France? Les historiens paraissent le croire. Comme il y a des causes spéciales qui ont fait éclater la Révolution en France, il est naturel de supposer que la France avant tout est en cause, que c'est de sa destinée qu'il s'agit. A notre avis, cette appréciation est erronée et l'erreur nous paraît considérable. La Révolution, dit-on, depuis 1848, a échoué en France, et l'on se hâte d'en conclure que le magnifique élan de 89 était une illusion, que la France a fait fausse route, et que ce qu'elle a longtemps considéré comme le commencement d'une ère nouvelle, est une triste aberration de ses philosophes, à laquelle elle doit renoncer pour entrer dans une autre voie. Les ennemis de la liberté applaudissent à cette censure. C'est une raison pour que ceux auxquels la liberté est chère, examinent les choses de près avant de l'accepter.

Chose singulière! ce sont des historiens français qui ont sinon méconnu, du moins négligé le caractère le plus essentiel, le plus glorieux de la Révolution dont ils racontent les vicissitudes. M. Mignet se borne à dire que la Révolution commence en Europe l'ère des sociétés nouvelles, comme l'Angleterre a commencé l'ère des gouvernements nouveaux (1); mais il ne dit point ce que sera cette société nouvelle, il ne dit point quels sont les principes proclamés en 89 qui doivent régénérer le monde. La déclaration des droits de l'homme était le drapeau de la France révolutionnaire; le titre seul indique que le manifeste s'adressait à tous les peuples. Tel n'est point le sentiment de M. Thiers; il ne trouve aucune utilité à une déclaration pareille; il n'y voit « qu'un mal, celui d'avoir perdu quelques séances à un lieu commun philosophique (2). » Madame de Staël va plus loin; elle condamne décidément le cosmopolitisme de la Révolution, comme une espèce de donquichotisme politique; à son avis, « les bienfaits d'une constitution libre sont nécessairement bornés au pays même qu'elle régit (3). » Quant aux formes particulières du gouvernement, cela est vrai. Faut-il dire, pour cela, que la liberté est anglaise ou française, par son essence, qu'il n'y a que des droits ou priviléges des citoyens, et que l'Assemblée constituante a eu tort de croire qu'il y avait des droits naturels, appartenant à tout homme, dans tout pays? Et faut-il dire que les Français ont versé leur sang pour un rêve ou pour un lieu commun philosophique, en combattant pour les droits de l'homme?

Écoutons les écrivains étrangers; ils sont mieux placés que les historiens français pour apprécier le caractère universel de la Révolution, car ils vivent dans le milieu où son influence s'est fait sentir. Témoins du drame, ils ont senti leur cœur battre aux cris de liberté et d'égalité qui partaient de Paris. Parmi les prophètes et les témoins de la Révolution se trouvait un homme de lettres, enthousiaste comme un poète allemand, et clairvoyant comme un politique. Förster avait prédit l'explosion de 89; en 1782, il écrit à son père : « L'Europe est sur le point d'éprouver

(1) Mignet, Histoire de la Révolution française, introduction. (2) Thiers, Histoire de la Révolution française, t. I, chap. u.

(3) Stael (madame de), Considérations sur la Révolution française, 6° partie, chap. vii.

une terrible révolution; en vérité, la masse est tellement corrompue qu'une abondante saignée sera le seul remède efficace (1). » Quand la Révolution éclata, il abandonna sa patrie et sa famille pour venir en France assister à la terrible convulsion qui devait enfanter un nouveau monde. Il y éprouva bien des déceptions; les hommes de sang lui faisaient horreur. Néanmoins, au milieu de la misère et des désenchantements de tout genre, il resta fidèle à sa passion pour la liberté (2). « Il ne faut pas, dit-il, considérer la Révolution sous le rapport du bien et du mal qui en résulte pour les individus, mais comme un de ces grands moyens mis en usage par la Providence pour transformer l'humanité. Je suis aussi peu édifié du caractère des Français que leurs ennemis eux-mêmes; mais à côté de leurs défauts, je sais reconnaître leurs bonnes qualités. Je ne puis d'ailleurs regarder aucune nation comme un idéal de perfection. Toutes réunies forment l'espèce; et les Français semblent destinés à être les martyrs du bien que la Révolution promet à l'avenir, à peu près comme les Allemands du temps de Luther ont été les martyrs du bien général, en acceptant les premiers la réforme et en la défendant au prix de leur sang (3). »

Förster est un démocrate; on pourrait donc écarter son témoignage comme suspect de partialité. Nous allons produire d'autres témoins, qu'on ne recusera pas. D'abord un historien, dont l'humeur n'était rien moins que révolutionnaire. Schloezer avoue naïvement que l'Allemagne, éclairée depuis longtemps par ellemême le fut bien plus encore par la Révolution française. Le paisible érudit ne désire point une révolution violente, comme celle qui désolait la France, mais il espère que l'Allemagne atteindra le même résultat par d'autres voies. Quel est ce résultat? Schloezer applaudit à la déclaration des droits, tout en la trouvant incomplète : « Elle deviendra, dit-il, le code de l'humanité européenne. Partout, sans qu'il soit besoin de lanternes, l'insolence monarchique et aristocratique, les droits de chasse, de mainmorte, la noblesse héréditaire qui s'engraisse de sinécures, fini

(1) Færster, Lettre du 30 mars 1782 à son père, dans ses OEuvres, t. VII, pag. 159. (2) Idem. Lettre du 5 avril 1793 à sa femme, datée de Paris. (OEuvres, t. IX, pag. 5.) (3) Voyez ces passages et beaucoup d'autres, dans la Revue indépendante, 1 série, t. VI, pag. 389 et suivantes. (Article de Carnot.)

ront par être aussi inconnues qu'ils le sont depuis bientôt deux ans en France (1). »

Voici un ennemi décidé de la France qui constate l'influence irrésistible que la Révolution exerçait sur toute l'Europe, c'est Maurice Arndt. On lit dans les Souvenirs de sa Vie (2) : « J'étais dans les plus beaux jours de l'adolescence, lorsque éclata la grande Révolution française, qui fut aussi une grande révolution pour les cœurs de la moitié de l'Europe. Une nouvelle vie philosophique et politique se fit jour, et les ébranlements qu'elle apporta se communiquèrent avec une incroyable rapidité de la chaumière au palais, jusque dans le cercle étroit de notre maison, malgré la fermeté et la constance de mes parents, cette nouvelle période du développement européen agit visiblement, sinon instantanément. » Il y avait partout lutte entre le passé et l'avenir; Jean-Paul l'appelle une guerre civile des âmes, allumée dans l'Europe entière par la Révolution (3). » Dans cette lutte, c'est toujours l'avenir qui l'emporte.

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La philosophie allemande accepta la victoire et l'expliqua. Dans des leçons données à Berlin, Gans, l'ingénieux disciple de Hegel, dit qu'on appelle la Révolution, française, à raison de son origine, mais qu'on peut aussi l'appeler Révolution, d'un manière absolue, à raison de l'universalité de ses effets. Le philosophe cherche dans l'histoire un événement qui puisse être comparé au mouvement de 89, par l'immensité de ses résultats : il ne trouve que le christianisme. Il y a un rapport, selon lui, entre ces deux faits dont l'un domine dans le passé, dont l'autre dominera dans l'avenir. Gans avoue que bien des hommes, lésés dans leurs intérêts et leurs priviléges, ne veulent point reconnaître une aussi haute portée à la Révolution. Mais qu'ils jettent un regard sur le monde après quarante ans et qu'ils voient ce qu'il est devenu. « Qu'on nous montre, s'écrie le professeur de Berlin,

(1) Carnot, l'Allemagne pendant la guerre de la délivrance. (Revue indépendante, t. VI, pag. 401.)

(2) Moritz Arndt, Erinnerungen aus dem æusserem Leben. (Revue indépendante, t. VI, pag. 400.)

(3) Jean-Paul Richter, Doktor Katzenberger's Badereise, Anhang; über Charlotte Corday.

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