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Lichtenstein, le comte de Nesselrode, le comte Pozzo di Borgo, le prince de Talleyrand et le duc de Dalberg.

L'empereur Alexandre ouvrit la délibération en rappelant que Napoléon était venu porter la guerre au fond de ses États. Ce n'était point, ajouta-t-il, pour exercer des représailles qu'il arrivait lui-même avec ses alliés. Puis, continuant à développer les paroles qu'il avait adressées la veille aux députés chargés de traiter de la capitulation: « Nous ne faisons pas la guerre à la France, dit-il, nous n'avons que deux adversaires à combattre : Napoléon et tout ennemi de la liberté des Français. » Ici il prit à témoin le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg, représentant de l'Autriche, de la communauté de leurs vues avec les siennes : « Guillaume et vous, prince, leur dit-il, les sentiments que je viens d'exprimer ne sont-ils pas les vôtres? » Le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg firent de la tête un signe d'assentiment. L'empereur de Russie ajouta quelques mots, et, sans discussion, l'on convint tout d'une voix que la paix avec Napoléon était impossible. La seconde question se présentait naturellement : Était-il possible d'obtenir d'une régence napoléonienne les sûretés nécessaires? Le duc de Dalberg, remplissant sans doute un rôle convenu, plaida la cause de Marie-Louise et du roi de Rome. L'empereur de Russie, immobile, froid et contraint, l'écoutait,sans faveur. Le prince de Talleyrand attachait des regards distraits au tapis. Le comte Pozzo di Borgo combattit vivement l'opinion du duc de Dalberg. Les regards de ceux qui n'étaient pas dans le secret épiaient la pensée de l'empereur Alexandre; elle était évidemment contraire à la régence. Cette combinaison fut écartée.

Le prince de Talleyrand prit alors la parole. La question se trouvait résolue par le rejet des deux premières combinaisons. L'Empereur et la régence écartés, il n'y avait de possible que les Bourbons. Le prince de Talleyrand proposa leur retour, en

disant que c'était la seule solution réalisable, la seule désirée. Le prince de Lichtenstein contesta la seconde assertion. Il affirma que les coalisés n'avaient nulle part entendu exprimer un vœu de cette nature dans la partie du territoire qu'ils avaient traversée. Dans l'armée, les soldats avaient montré pour la cause de l'empereur Napoléon le plus grand dévouement. Alexandre rappela, à l'appui de cette observation, que, peu de jours auparavant, au combat de la Fère-Champenoise, des conscrits, arrachés la veille à leurs foyers, s'étaient fait tuer aux cris de Vive l'Empereur! M. de Talleyrand proposa alors de consulter deux des hommes qui, selon lui, connaissaient le mieux l'état de l'opinion en France, MM. de Pradt et Louis. Ils se tenaient dans une pièce voisine. M. de Talleyrand, dont la proposition fut agréée, les fit entrer dans la chambre du conseil. A leur entrée, tous les assistants étaient ainsi rangés : du côté droit, le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg étaient les plus rapprochés du guéridon placé au milieu de l'appartement. Le duc de Dalberg était à la droite du prince de Schwarzenberg; les comtes de Nesselrode et Pozzo di Borgo et le prince de Lichtenstein venaient ensuite. Le prince de Talleyrand était à la gauche du roi de Prusse, MM. de Pradt et Louis prirent place auprès de lui. L'empereur Alexandre, qui faisait face à la réunion, se promenait de long en large. Il interrogea les deux nouveaux venus. « Nous sommes tous royalistes, toute la France est royaliste, » s'écria le fougueux archevêque de Malines. Le baron Louis répéta et confirma vivement ces paroles; puis il ajouta brutalement : « La France repousse Bonaparte, elle n'en veut plus; cet homme n'est plus qu'un cadavre; seulement il ne pue pas encore. »

Aucune objection ne s'éleva. L'empereur Alexandre seul, pour acquitter la promesse faite deux ans auparavant au prince royal de Suède, dans la conférence d'Abo, fit observer que toutes les combinaisons n'étaient pas épuisées, et murmura

le nom de Bernadotte, mais d'une voix si basse qu'il semblait craindre lui-même de s'entendre et d'être entendu. M. de Talleyrand qui, avec son esprit net et sans passion, voyait d'une manière plus claire, à mesure que la discussion marchait, les Bourbons sortir des entrailles de la situation par l'invincible ascendant de la force des choses, ferma la délibération par quelques-unes de ces phrases fatidiques qu'il trouvait dans les grandes circonstances, et que, dans celle-ci, il avait eu le temps de préparer : « Sire, dit-il à l'empereur de Russie, il n'y a que deux choses possibles: Napoléon ou Louis XVIII. Qui prétendrait-on nous donner à la place de l'Empereur? Un soldat? Nous n'en voulons plus. Si nous en désirions un, nous garderions celui que nous avons : c'est le premier soldat du monde; après lui, il n'en est pas un autre qui puisse réunir dix hommes à sa suite. Napoléon écarté, il n'y a que Louis XVIII possible, parce que Louis XVIII est un principe, et qu'il faut un principe pour base au nouveau gouvernement. >>

Le propre de l'évidence est de frapper tous les yeux et de ne pas laisser place aux objections. De même qu'elle était apparue au Czar avant la conférence, elle apparaissait successivement à tous les hommes qui en faisaient partie. Alexandre, qui prenait toujours l'initiative, déclara qu'il était décidé à ne pas traiter avec Napoléon, mais il ajouta que ce n'était pas aux étrangers à l'exclure du trône. « Nous pouvons encore moins, ajouta-t-il, y appeler les Bourbons. Qui se chargera de prendre l'initiative de ces deux mesures? - Les autorités constituées, reprit M. de Talleyrand après un moment de silence; je me fais fort d'obtenir le concours du Sénat. »>

Ces paroles fermaient naturellement la conférence. Cependant, avant que les assistants se séparassent, M. de Talleyrand demanda qu'un procès-verbal des décisions prises fût dressé sous forme de déclaration, afin de fixer les principes sur lesquels on était tombé d'accord, et qui devaient désormais servir

de règle à la conduite des puissances coalisées. Ce fut pour lui une occasion de produire la déclaration écrite dès le matin, et qu'il présenta comme le résumé de la discussion :

DÉCLARATION.

« Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France. Les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française; ils déclarent :

« Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Lonaparte, elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du repos. Les souverains proclament en conséquence :

« Qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni aucun membre de sa famille ;

"

Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France, telle qu'elle a existé sous ses rois légitimes; ils peuvent même faire plus, car ils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de l'Europe, il faut que la France soit grande et forte. Ils reconnaitront et garantiront la constitution que la nation française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le Sénat à désigner, sur-le-champ, un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple français.

« Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.

« ALEXANDRE. »

Quand cette déclaration eut été lue et adoptée, le prince de Talleyrand en demanda la publication immédiate. L'empereur Alexandre, après avoir consulté d'un regard le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg, accéda aussitôt à ce vœu. Dans ce moment même, il était six heures, l'imprimeur Michaud entrait avec un paquet d'affiches. « Le prince de Talleyrand le saisit brusquement, continue celui-ci, il le porta dans le cabinet où Alexandre s'était de nouveau retiré avec son ministre,

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M. de Nesselrode. Peu d'instants après, on vint les avertir que M. de Caulaincourt se présentait de nouveau. Cette fois, il n'était plus possible de l'éconduire. Il venait sur une invitation de l'empereur Alexandre donnée la veille à Bondy, et il attendait depuis cinq heures. L'empereur Alexandre avait reçu les exemplaires de la déclaration. On n'avait pas manqué de lui dire qu'elle était affichée dans tout Paris. Il était donc engagé, et l'envoyé de Napoléon pouvait entrer. « J'ai plein pouvoir « pour consentir à tout; » ce furent ses premiers mots; « Votre Majesté peut elle-même faire les conditions.-Il est trop tard, répondit Alexandre en montrant la déclaration; voilà un en«gagement pris. Un grand nombre de Français se sont com<«< promis sur ma parole. Du reste, votre maître sera traité avec « beaucoup d'égards. » En vain M. de Caulaincourt revint à la charge, en disant qu'il avait traversé tout Paris sans avoir vu afficher ou distribuer un seul exemplaire de la déclaration. Le Czar ne voulut rien ajouter, et son silence força M. de Caulaincourt à sortir. Aussitôt après son départ, le prince de Talleyrand rentra dans le cabinet, d'où il revint bientôt dans le salon. Il dit alors avec une expansion de joie qu'on ne lui avait jamais vue: «M. de Caulaincourt est définitivement éconduit. » Puis, s'adressant à moi : « Il faut que tout Paris sache cela sur« le-champ. Allez répandre et publier partout vos affiches; vous <«< avez rendu un grand service au roi que vous aimez tant1! »

Jamais l'impuissance des hommes devant la toute-puissance providentielle des situations ne parut d'une manière plus manifeste que dans cette circonstance. La Restauration allait sortir d'une réunion où personne ne la désirait, où personne ne la croyait possible peu de jours auparavant, ni l'empereur Alexandre et le roi de Prusse qui, à Châtillon, trouvaient les Bourbons impossibles, et n'éprouvaient pour eux aucune sym

1. Biographie universelle, article Talleyrand, par M. Michaud.

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