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à l'acte de déchéance, et le manifeste impérial du 5 avril lancé contre le Sénat sous la forme d'un ordre du jour militaire, sont les deux pièces capitales à consulter pour le jugement historique de l'Empire. Il n'y a d'inexact dans la seconde de ces pièces que le reproche adressé par l'Empereur à ceux qui ne lui avaient pas fait connaître la vérité: on sait de quelle manière il avait traité, peu de mois auparavant, M. Laîné et le Corps législatif, quand il avait essayé de la lui dire, et de quelle liberté jouissaient les écrivains et les publicistes; Chateaubriand, madame de Staël, Benjamin Constant, le Journal des Débats pouvaient en rendre témoignage.

Ces récriminations politiques insérées dans un ordre du jour militaire parlaient peu au cœur du soldat. Le découragement et la dissolution de la puissance impériale arrivaient jusqu'à l'armée, comme, dans les derniers moments d'une agonie, la mort gagne le cœur. L'Empereur avait fait couvrir à la hâte la position d'Essonne par des troupes tirées du corps d'armée du duc de Trévise, et semblait méditer un mouvement sur la Loire; mais l'ébranlement moral imprimé à l'armée par le mouvement du sixième corps se communiquait de proche en proche. Ce n'était pas seulement une diminution considérable de l'effectif, déjà réduit, c'était un nouvel argument apporté à ceux qui regardaient la cause de l'Empereur comme perdue, et une dernière espérance enlevée aux partisans de plus en plus rares de la continuation de la lutte. L'évidence se faisait pour les esprits les plus dévoués à la cause de l'Empereur; l'Empire était fini. Tout se détraquait à Fontainebleau. Chacun songeait à soi, comme dans un naufrage où le vaisseau a péri. Les communications étaient incessantes entre Fontainebleau et Paris, et les négociations avec le gouvernement provisoire se multipliaient de moment

en moment.

VIII

ABDICATION ABSOLUE. DÉPART POUR L'ILE D'ELBE.

Telles étaient les dispositions des esprits lorsque, le 5 avril, dans la soirée, les plénipotentiaires, de retour à Fontainebleau, annoncèrent à Napoléon la détermination des puissances alliées de ne traiter avec lui qu'à la condition qu'il enverrait préalablement son abdication absolue. Le duc de Tarente lui apporta le premier l'avis officiel de cette détermination. Le prince de la Moskowa et le duc de Vicence s'étaient arrêtés au quartier général du prince de Schwarzenberg pour signer un armistice; ainsi ses envoyés eux-mêmes stipulaient sans ses ordres. Le prince de la Moskowa allait même envoyer sa soumission au gouvernement provisoire et son adhésion à la restauration de la maison de Bourbon, avant que l'Empereur eût signé sa seconde abdication'.

1. On en trouve la preuve dans la lettre suivante adressée par le maréchal Ney au prince de Bénévent, président de la commission formant le gouvernement provisoire, sous cette date: Fontainebleau, 5 avril 1814, à onze heures et demie du soir, et publiée au Moniteur :

« Monseigneur, je me suis rendu hier à Paris avec M. le maréchal duc de Tarente et M. le duc de Vicence, comme chargé de pleins pouvoirs pour défendre près de S. M. l'empereur Alexandre les intérêts de la dynastie de l'empereur Napoléon; un événement imprévu ayant tout à coup arrêté les négociations, qui semblaient promettre les plus heureux résultats, je vis dès lors que, pour éviter à notre chère patrie les maux affreux d'une guerre civile, il ne restait plus aux Français qu'à embrasser entièrement la cause de nos anciens rois, et c'est pénétré de ce sentiment que je me suis rendu ce soir près de l'empereur Napoléon pour lui manifester le vœu de la nation. L'Empereur, convaincu de la position critique où il a placé la France, et de l'impossibilité où il se trouve de la sauver, a paru se résigner et consentir à l'abdication entière et sans aucune restriction. C'est demain matin que j'espère qu'il m'en remettra lui-même l'acte formel et authentique. Aussitôt après, j'aurai l'honneur d'aller voir Votre Altesse sérénissime. »

Hist. de la Restaur. I.

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La conférence du 5 avril au soir, dans laquelle on agita cette question, ramena les orages de la première. Napoléon repoussa d'abord, avec une colère réelle ou simulée, le sacrifice qu'on lui imposait. Il fallait, disait-il, rompre une négociation devenue humiliante et dérisoire. La guerre ne pouvait soulever de chance plus déplorable que la paix qu'on lui dictait. C'était un fait clair maintenant pour tout le monde; il espérait que les chefs de l'armée étaient désormais désabusés de leurs chimères. A l'appui de sa proposition de recommencer la guerre, Napoléon énumérait les forces voisines ou lointaines qui lui restaient pour prolonger cette terrible et sanglante partie, jouée depuis vingt-deux ans contre l'Europe. Il groupait par la pensée, dans une espèce de fantasmagorie militaire, ces forces disséminées. C'était comme un écho de la dernière scène où Mithridate vaincu expose à ses fils le plan d'une dernière campagne contre les Romains. Les cinquante mille soldats du maréchal Soult, qui sont sous les murs de Toulouse, les quinze mille hommes que le maréchal Suchet ramène de Catalogne, les trente mille hommes du prince Eugène, les quinze mille hommes de l'armée d'Augereau que la perte de Lyon vient de rejeter sur les Cévennes, enfin les nombreuses garnisons des places frontières et l'armée du général Maison sont encore des points d'appui redoutables sur lesquels il peut se concentrer avec les vingt-cinq mille hommes de la garde qui lui restent à Fontainebleau. Il fallait partir et se retirer sur la Loire.

Les trois négociateurs se récrièrent contre l'impossibilité de l'exécution un pareil plan, chacun avec la nuance de son caractère: Macdonald avec une dignité calme et respectueuse, Caulaincourt avec la conviction douloureuse d'un dévouement sans illusion, Ney avec l'impatience d'une résolution prise. La chimère, c'était la possibilité de la guerre; l'évidence, c'était la nécessité de la paix. De minute en minute, elle devenait

plus indispensable. Les armées coalisées s'avançaient de toutes parts et tenaient déjà Fontainebleau enfermé comme dans un cercle de fer. Des troupes s'accumulaient sur toutes les avenues. Une armée russe était entre Essonne et Paris; une autre était portée sur la rive droite de la Seine, depuis Melun jusqu'à Montereau; d'autres corps ont marché par les routes de Chartres et d'Orléans; d'autres encore, accourus par les routes de Champagne et de Bourgogne, se sont répandus entre l'Yonne et la Loire. Après avoir tracé ce tableau vrai de la situation, les plénipotentiaires ajoutaient, en démolissant pièce à pièce le projet chimérique de Napoléon : « Où irons-nous chercher les débris d'armée sur lesquels on semble compter encore? Ces différents corps de troupes sont tellement dispersés que les généraux les plus voisins sont à plus de cent lieues l'un de l'autre. Quel ensemble pourrait-on jamais mettre dans leurs mouvements? Et nous, qui sommes ici, sommes-nous bien sûrs de pouvoir en sortir pour aller les rejoindre? » Puis venaient les dernières nouvelles de la nuit : l'apparition des coureurs ennemis sur la Loire; Pithiviers occupé par eux; les communications de Fontainebleau avec Orléans interrompues.

Napoléon ne se rendait pas encore. « Une route fermée devant des courriers, disait-il, s'ouvre bientôt devant une armée. » C'étaient là des discours, mais ils n'étaient suivis d'aucun acte. Depuis le 31 mars Napoléon discutait, il n'agissait plus, et, pendant que les coalisés employaient les minutes, il perdait les jours. L'évidence qui frappait tous les yeux devait se manifester aux siens : c'est la seule explication raisonnable de l'inaction de ce grand capitaine. Ses plans de guerre n'étaient que des machines diplomatiques. Ses plus chers confidents ont pensé que la confiance de ses paroles et ses propositions belliqueuses étaient un voile jeté sur l'hésitation de ses idées. « Il sentait trop bien, ont-ils dit, combien sa position était devenue différente; lui qui n'avait jamais commandé que

de grandes armées régulières, qui n'avait jamais manœuvré que pour rencontrer l'ennemi, qui, dans chaque bataille, avait coutume de décider du sort d'une capitale ou d'un royaume, et qui, dans chaque campagne, avait su jusqu'ici renfermer et finir une guerre, il faudrait se résoudre à courir les aventures, passant de province en province, guerroyant sans cesse et ne pouvant en finir nulle part 1. »

L'Empereur ne s'y résolvait pas, mais il cherchait à donner à ses négociateurs des arguments et la volonté de s'en servir. Peut-être aussi, alors même qu'il eût perdu tout espoir de les persuader, parla-t-il pour la postérité, devant laquelle il aimait à poser. Tout entier à cette préoccupation, il prolongeait la lutte, ne pouvant se résoudre à se séparer de la puissance qui le quittait, et demandant à son ardente imagination des plans que sa raison n'avouait pas. C'est ainsi que, comme on lui objectait les horreurs de la guerre civile, il répliqua : « Eh bien! puisqu'il faut renoncer à défendre plus longtemps la France, l'Italie ne m'offre-t-elle pas encore une retraite digne de moi? Veut-on m'y suivre encore une fois? marchons vers les Alpes! >>

Un morne silence accueillit cette proposition. On était impatient d'entendre prononcer à Napoléon la parole qu'on était venu chercher, la seule qu'on attendit de lui. Ces propos de guerre semblaient des propos oiseux, qui s'écartaient de la question à laquelle on avait hâte de le ramener. On eût dit que Napoléon ne pouvait se décider à prononcer le mot fatal. Les plénipotentiaires ne l'emportèrent pas ce soir en sortant.

Quand on sut au dehors que l'Empereur n'avait point encore signé son abdication absolue, et qu'il avait parlé de marcher sur la Loire et même sur les Alpes, il y eut comme un soulèvement dans les quartiers généraux et dans les galeries

1. Manuscrit de 1814, par le baron Fain, page 387.

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