Page images
PDF
EPUB

et M. de Lally se disputèrent l'idée : Ludovico reduci Henricus redivivus. Quelques minutes après, Louis XVIII, arrivé devant Notre-Dame, mettait pied à terre. Après avoir reçu l'eau bénite et l'encens, il fut harangué au nom du Chapitre par l'abbé de la Myre, vicaire général, et lui répondit ce peu de mots : « En entrant dans ma bonne ville de Paris, mon premier soin est de venir remercier Dieu et sa sainte Mère, la toute-puissante protectrice de la France, des merveilles qui ont terminé nos malheurs. Fils de saint Louis, j'imiterai ses vertus. >>

On remarqua que pendant tout le chant du Te Deum, la fille de Louis XVI demeurait humblement prosternée; elle répandait son cœur devant Dieu qui, après l'avoir éprouvée par des adversités si douloureuses, lui faisait enfin voir le jour souvent prédit dans les longs entretiens du Temple par Madame Élisabeth. En sortant de Notre-Dame, le cortége royal retrouva les acclamations qui l'avaient accompagné, et se rendit, en longeant la ligne des quais, au château des Tuileries. Il était un peu plus de quatre heures quand le Roi y entra. La fille de Louis XVI n'avait point vu ce palais depuis le 10 août 1792: où étaient le Roi, son père, la Reine, sa mère, son frère, le Dauphin, sa tante, madame Élisabeth, avec lesquels elle avait quitté ce palais dans cette sinistre journée? Son âme plia sous le poids de tous ses souvenirs. Quand elle se vit entourée de deux cents femmes vêtues de blanc et parées de lis qui attendaient son arrivée, et qui, s'agenouillant à sa vue, lui crièrent: « Fille de Louis XVI, bénissez-nous! » le contraste de la journée du départ avec celle du retour ajoutant à son émotion, le cœur lui manqua et elle s'évanouit.

Jusqu'à une heure avancée de la soirée, la foule stationna sous les croisées du château, en provoquant par ses acclamations réitérées la présence du Roi, qui plusieurs fois se rendit à ces vœux enthousiastes. Le soir, la ville entière s'éclaira par une de ces illuminations spontanées que la toute

Hist, de la Restaur. I.

22

puissance ordonnerait en vain et que l'enthousiasme national improvise pour fêter les événements qui lui sont sympathiques.

Ainsi s'écoula la première journée de la Restauration, tout entière à la joie, aux acclamations, au bonheur, au souvenir et à l'espérance. Le roi Louis XVIII, pour la première fois depuis vingt-quatre ans, s'endormait sous le toit de ses pères. Mais que de changements dans ce palais, où l'aigle impériale, cette nouvelle venue, avait partout construit son nid! Que de changements plus grands encore dans ce pays, dont le sol avait été labouré par les révolutions! On s'endormait sur une fête, au bruit des vivat qui duraient encore, mais, le lendemain, les affaires allaient apparaître avec leurs exigences, leurs difficultés la journée du 3 mai appartenait à la joie, le lendemain appartenait à la politique.

LIVRE TROISIÈME

CHARTE DE 1814

I

LOUIS XVIII AUX TUILERIES.

LES PRINCES DE SA FAMILLE. FORMATION DU MINISTÈRE.

La position où se trouvait Louis XVIII, le lendemain de son entrée à Paris, était hérissée de difficultés de toute nature. Il s'était engagé à faire une Constitution pour une nation qu'il ne connaissait pas, qui se connaissait très-peu elle-même, au milieu d'opinions et d'intérêts divergents qui arrivaient avec des prétentions absolues, parce que la Restauration s'effectuait à l'occasion d'un événement extérieur, la défaite militaire de Napoléon, sans avoir été précédée par une transaction; une Constitution définitive sous l'influence de circonstances transitoires. Il n'avait que des indications insuffisantes pour se guider dans le choix des hommes qui pouvaient être utilement employés à ce travail, comme dans le choix de ceux qui pouvaient l'aider à gouverner. L'Empire avait relégué tous les personnages de cette époque sur l'arrière-plan, afin de laisser le premier plan tout entier à un seul homme, et il avait éloigné les royalistes du théâtre des affaires depuis plus de vingt

ans. Il fallait donc évaluer un peu au hasard les capacités d'après des impressions déjà lointaines, des présomptions plus ou moins exactes, au risque de prendre des valeurs de souvenir ou d'opinion pour des valeurs réelles et actuelles. En outre la France, malgré l'unanimité de ses acclamations en faveur du retour des Bourbons, était loin d'être une nation unanime dans ses aspirations. Tous n'attachaient pas à ce retour les mêmes idées, les mêmes espérances.

D'abord le Roi ramenait avec lui de l'émigration une cour, et il en trouvait une habituée à occuper seule les Tuileries. La nouvelle noblesse, qui conservait ses titres, se trouvait en face de l'ancienne, qui reprenait les siens, et qui, d'après une remarque profonde' devait avoir une tendance d'autant plus marquée à faire sentir sa supériorité d'origine que, de tous ses avantages, c'était le seul qui lui restât. Les émigrés expropriés révolutionnairement se rencontraient avec les nouveaux propriétaires de leurs biens. Les chefs des armées royales qui avaient combattu sous le drapeau blanc se présentaient concurremment avec les maréchaux qui avaient combattu sous le drapeau tricolore. Il y avait deux cours, deux noblesses, deux armées, deux Frances, sous un seul gouvernement, sous un seul Roi.

Parmi les débris de l'ancienne société française, il y en avait ui aspiraient à reprendre leur force et leur influence à la faveur du retour inespéré des Bourbons; d'autres se contentaient de la satisfaction de cœur que leur avait fait éprouver le retour de la monarchie et demandaient seulement qu'elle fût reconstruite sur des bases solides. Les hommes qui avaient joué les premiers rôles politiques et administratifs dans les précédentes révolutions et même sous l'Empire acceptaient la Restauration, ceux-ci comme le gage et la sanction d'une paix devenue né

1. Elle a été faite par M. de Tocqueville.

cessaire, les autres comme un relâchement du despotisme intolérable qui pesait sur tous, mais ils n'entendaient rien sacrifier de leur situation, et très-peu de leurs idées. Il fallait tenir compte aussi de trois courants intellectucls qui allaient être favorisés par la liberté des institutions. L'un était représenté par l'école catholique et monarchique groupée autour de quelques esprits d'élite, Chateaubriand, Bonald, Frayssinous, Joseph de Maistre, qui avaient donné, au commencement du dix-neuvième siècle, le signal d'une grande réaction religieuse et politique contre les idées du dix-huitième. Le second était représenté par un groupe de jeunes esprits lettrés et affriandés de liberté qui, s'élevant à l'ombre de l'Université, autour de la chaire de Royer-Collard, se rattachait par lui Madame de Staël, Benjamin Constant, et par trois jeunes professeurs, MM. Guizot, Villemain, Cousin, qui commençaient à rallier autour d'eux une jeunesse d'élite à l'école des rationalistes spiritualistes de 1789, qui avait tenté l'accord des institutions. parlementaires avec la monarchie. Le troisième courant, issu du dix-huitième siècle, et maîtrisé un moment par la forte main de Napoléon, qui avait obligé le torrent de couler entre deux rives, reprenait son cours, avec cette impatience de tout frein religieux et politique qui avait caractérisé ce mouvement dès son origine'. Enfin, en dehors des partis, il y avait le gros de la nation, qui, désintéressé des crimes de la révolution, auxquels l'immense majorité du pays n'avait pas pris part, des fautes de l'Empire, dont elle avait souffert, demandait du repos, et tenait instinctivement à la paix, au règne de lois équitables et modérées, à des garanties d'une liberté réglée, aux progrès réalisés au profit de l'égalité civile, de la libre en

1. Dans l'Histoire de la littérature sous la Restauration, j'ai tracé le tableau complet de ces trois mouvements. (Voir le chapitre intitulé Tableau du monde intellectuel au début de la Restauration, tome 1er, de la page 173 à la page 253.)

« PreviousContinue »